Corpus Le Prince philosophe

1-11 Almoladin et les adorateurs d’Uranie

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Almoladin est curieux, il profite du temps que l’on emploie à mettre dans le vaisseau de nouvelles provisions, pour visiter les choses les plus remarquables de l’endroit où ils firent cette première station. C’est un port très fameux, appelé …Les points de suspension remplacent un nom propre, comme s'il fallait préserver l'anonymat de cette ville. Ce procédé d'écriture est courant au 18ᵉ siècle. à cent lieues de mer de Pékin. C’est là que se retirent tous les savants de la capitale. Il descendit dans une chaloupe avec le capitaine et son mandarin ; il aperçut, en mettant pied à terre, un grand homme sec, les bas mal tirés, un habit à la mode du pays, mais plus ample du dos que tous les autres, parce que cet homme avait le dos voûté ; son costume était plus crasseux que vieux, il était pâle, défiguré ; il avait de petits yeux, et la physionomie allongée ; il tenait à la main un manuscrit qu’il regardait souvent, en jetant les yeux au ciel ; il faisait de grands bras : à ses gestes, son costume, tout annonçait au prince que c’était un poèteLa description faite du poète est stéréotypée. Gouges dresse le portrait d'un écrivain obsédé par son art et négligeant tout le reste., il l’aborda en lui demandant si ce port était bien éloigné de Pékin. Le poète, moins empressé de l’instruire, que de lui communiquer les vers qu’il vient de faire à la louange de son UranieUranie : muse de l'astrologie. Voltaire lui dédie quelques épitres. Elle sert aussi de muse dans les livres 7 et 9 du Paradis perdu de John Milton. Uranie est aussi une épithète donnée à Aphrodite., lui dit : Sans doute, monsieur, vous comptez rester quelques jours dans ce pays pour y remarquer ce qu’il y a de plus beau ; après Uranie, tout le reste est médiocre : jugez-en par ces vers…Contrairement aux deux romances chantées dans d'autres passsages, ce mauvais poème n'est inséré dans le récit. Ces vers exprimaient la jalousie d’un poète, contre un rival qui lui disputait le cœur d’Uranie.

Le prince ne put s’empêcher de rire de bon cœur à cette lecture, et fut curieux de connaître l’adorable muse, qui échauffait la verve de tous ces favoris d’ApollonCes favoris d'Apollon : ces poètes.. Le poète ne manqua pas de proposer à l’étranger de le présenter chez la muse en réputation dans ce pays. Uranie était un bel esprit, et tenait bureau chez elle ; on s’y assemblait deux fois par semaine : régulièrement les plus illustres savants de l’Europe y étaient présentés, ainsi que les ambassadeurs, princes et bourgeois ; il n’y avait point de préférence dans cette cour : pourvu que l’on sût faire des vers en l’honneur d’Uranie, on vous dispensait de titres, de fortune, de probité même. Cette société formait une république d’hommes de tous les ordres. Le prince fut amené devant Uranie ; mais, comme il ne lui avait pas présenté de vers, elle lui tourna le dos. Le poète se trouva choqué du peu d’accueil qu’Uranie faisait à son présenté, il crut que c’était son rival qui en était la cause, et, par une apostrophe en vers, il fit connaître au prince celui qui lui disputait les bonnes grâces de sa maîtresse. Uranie, qui annonçait dans son maintien, la douceur, et la prétention à la célébrité, apaisa cette dispute, quoiqu’au fond elle lui fît grand plaisir. Le poète enflammé cria au prince : Ô mortel, qui que vous soyez, avez-vous jamais rien vu sur la terre de plus touchant, de plus ravissant que cette divinité qui nous donne à tous des lois ? Le prince avait beau la considérer, il la trouvait antique, sèche et ridée ; malgré tous les efforts de l’art, les débris mêmes de son ancienne beauté n’auraient pas piqué l’incomparable dom QuichotteDon Quichotte, le héros du roman de Cervantès (1605), a lu trop de livres : c'est pourquoi il s’imagine que Dulcinée est la plus belle des femmes alors que, comme Uranie, elle est une femme âgée et laide. . Une jeune paysanne, avec toute sa grossière laideur, lui aurait paru plus fraîche et plus ragoûtante que cette momie chinoise. Uranie s’approcha du chevalierChevalier : désigne les poètes qui s'inscrivent, par leur adoration d'Uranie, dans la tradition de la poésie courtoise. présentantPrésentant : personne qui en introduit une autre au sein d'un groupe. Ici le poète est le présentant, tandis qu'Almoladin est le présenté., et lui donna sa main à baiser. Oh ! s’écria-t-il, en la dévorant de caresses, qui ne serait pas jaloux de cette faveur, après l’imprudence que je viens de commettre ? Soyez témoin, étranger en ces lieux, qu’il n’y a pas de femme plus belle et plus parfaite sur la terre. Voyez la perfection de ses traits. Il y a autant de beautés dans son âme que sur son visage. Le prince se retourna pour rire. Il vit, dans cet éloge, la plus rude épigrammeÉpigramme : poème satirique. ; et il ne savait pas si cet homme était assez fou ou assez borné pour ne pas penser à ce qu’il disait. Il allait sortir de cette société qui l’avait amusé un instant, sans y être connu, quand un homme d’un vrai mérite s’approcha de lui. Ils descendirent ensemble sans être aperçus. Monsieur, lui dit le sage, vous êtes étranger, à ce qu’il me paraît ? Puis-je vous être de quelque utilité dans ce pays ? N’êtes-vous pas curieux de le visiter ? Le prince lui témoigna toute sa reconnaissance, et lui dit qu’il n’avait que deux heures de temps à sa disposition. Le sage l’assura que c’était assez pour voir ce qu’il y avait de plus curieux. C’est ici qu’on voit les vraies manufactures de ces magots en porcelaine de la Chine, que l’on envoie dans toutes les parties du monde. Il fut curieux d’en acheter. Il se transporta au plus fameux magasin. Quelle fut sa surprise de voir dans toutes les pagodes la ressemblance d’Uranie, sous tous les costumes possibles ! Ensuite on le fit passer dans une salle de peintures. Ce n’était encore qu’Uranie par-ci, Uranie par là. Tantôt en estampe, tantôt en portrait, et toujours des vers au bas et aussi fades que plats. Quoi, dit le prince au sage ne pouvant plus se contenir, est-ce tout ce que vous avez de sublime et de beautés en femme, puisque partout vous répétez son portrait ? C’est la folie de nos poètes, répondit le sage… Je vois bien que c’est une folie ; mais pourquoi cette femme n’a-t-elle pas d’amis sincères ? Ils lui éviteraient des ridicules affreux pour elle. Une femme, qui n’a vécu toute sa vie que parmi les flagorneursFlagorneur : personne qui flatte bassement, servilement., a de la peine à s’habituer à des aveux sincères, lui répondit le sage. Un ami qui prendrait sur lui de l’avertir de ses travers, deviendrait son ennemi juré. J’ai pour principe de respecter mes amis avec leurs défauts ; Uranie veut être jeune, quoiqu’elle ait passé cinquante ansLa cinquantaine était considérée comme un âge critique pour une femme alors ménopausée. Voir : Annick Tillier, « Un âge critique. La ménopause sous le regard des médecins des XVIIIe et XIXe siècles », Clio, 21, 2005, p. 269-280. ; elle veut être belle, quoique ses traits soient effacés et sa fraîcheur flétrie. Je conviens qu’elle serait intéressante encore, si elle n’avait point enchaîné à son char une foule de mauvais poètes, qui ont gâté ce que les bons avaient fait pour elle. Ce sont deux horribles maladies pour une femme que de courir après la beauté et l’esprit. Il est impossible de rattraper l’une, quand une fois elle s’est éclipsée. Les chevaliers galants peuvent bien vous procurer l’autre, mais à quel funeste prix ! Une femme devient le jouet des railleurs et le sujet des satires publiques. Il vaudrait mieux qu’elle fût toujours en guerre avec les chanteurs des muses ; qu’elle s’exposât aux traits impuissants que leur petite malignité lance sur les femmes qui dédaignent leurs adulations, leurs compliments, leurs épîtresÉpîtres : lettres écrites en vers sur un sujet moral ou philosophique. en vers, et tout ce fatras de rimes qui est si assommant pour une femme d’un vrai mérite.

Uranie, sans doute, était née pour faire une femme aimable, si son esprit n’avait point été empoisonné par des chevaliers de la tournure de celui qui vous a présenté chez elle. Il n’a la bouche ouverte que pour lui dire un mensonge ou une fadeur. Elle en est fatiguée, mais elle est habituée à ce régime, et préférerait de mourir d’indigestion que de cesser d’être alimentée de toutes ces sottes louanges. Je vois, lui dit le prince, que vous êtes, monsieur, un homme très sage et très aimable à la fois. Je suis fâché que le temps ne me permette pas de m’arrêter ici quelques jours ; et si les circonstances voulaient que j’y revinsse, je me ferais un plaisir de votre société. Je ne m’en vais pas moins acheter plusieurs de ces pagodesPagode : désigne ici un bibelot figurant un personnage plus ou moins grotesque, sculpté ou modelé.. Je les donnerai pour exemple aux femmes qui n’auront pas l’esprit de connaître que tous les âges ont leurs plaisirs, et qu’en ne s’écartant pas du but de la natureOlympe de Gouges dénonce la réduction des femmes à la séduction. , on trouve toujours moyen d’être heureux. L’observateur chinois fut étonné de trouver dans un étranger autant de sagesse. Il l’accompagna jusqu’à son vaisseau, et tous deux se quittèrent en se disant mutuellement les choses les plus honnêtes.

Enfin le roi, ainsi que le prince, continuèrent leur route. Ils se communiquaient les réflexions qu’ils faisaient sur les événements qui les avaient réunis. Le prince n’oublia pas de raconter à son père l’histoire des îles Maldives, et l’événement qui l’avait rendu juge du roi de ce pays. Il le divertit aussi avec le récit de la rencontre du poète, du ridicule de la muse Uranie, il lui fit voir son portrait dans les pagodes qu’il avait achetées ; ce qui les entraîna dans des réflexions philosophiques sur le compte des femmes. Le roi de Siam en avait été trop maltraité, ainsi que l’auteurLe mot auteur semble désigner le sage qui a fait la critique de la vanité féminine dans les paragraphes précédents., pour leur faire grâce. Le prince ne les connaissait point assez, mais il apprit à les connaître.


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