Corpus Le Prince philosophe

2-14 Le retour d’Almoladin

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Almoladin, instruit du revers de son fils Palémon, et qu’il touchait au moment de sa perte, vole à son secours. Il arrive à la cour de Siam ; son costume, ses cheveux blanchis, le changement que l’âge avait produit dans ses traits, ne permirent pas qu’il fût reconnu dans sa cour. Un seul de ses anciens serviteurs, homme subalterne, mais vivement attaché à ses rois, reconnut Almoladin. Il le suit et se jette à ses pieds : Ô mon roi, ô mon maître, vos précautions pour vous dérober à nos regards sont vaines. Mes yeux vous ont reconnu ; mon cœur vous suit malgré vous. Eh bien, reprit Almoladin, je me confie à ta fidélité, à ton zèle ; mais instruis-moi de tout, sans jamais me découvrir. Ton roi n’est plus qu’un simple laboureur… Heureux si je peux encore aller reprendre ma charrue et ma tranquillité ; mais malheur à ceux qui me forceront à reprendre le pouvoir suprême ! Quel est le crime de Palémon ? Je m’intéresse vivement à son sort. Ô mon roi ! reprit ce serviteur fidèle, votre cour n’est plus la même : la mollesse et le luxe ont corrompu les bonnes mœurs qui dirigeaient tous vos sujets sous votre règne. Ce palais est devenu l’asile de l’imposture. Les ministres sont faux et méchants : tout ne s’y conduit que par l’intrigue des femmes. Votre fils est bon, simple, roi trop facile ; et on a noirci à ses yeux le jeune Palémon, ce héros intrépide. On lui prête une trahison affreuse, dont tous les gens sensés doutent, et on assure que dans vingt-quatre heures ce guerrier, si cher au peuple de Siam, sera conduit sur un échafaud.

Almoladin, à ses paroles, ne put retenir ses larmes : elles coulèrent abondamment. Le fidèle serviteur en devinait la cause. La ressemblance frappante que Palémon avait avec le roi de Siam et avec Almoladin, lui fit soupçonner qu’il était son fils et frère du roi. Il ne témoigna cependant rien à Almoladin de ses soupçons à ce sujet, il lui offrit de s’informer plus exactement et plus fidèlement de la situation de Palémon. Non, lui dit Almoladin, je n’exige de toi qu’une chose. C’est d’user du pouvoir que ta place te donne pour m’introduire dans la prison de Palémon. J’apprendrai de lui la vérité ; je lirai mieux dans son cœur que dans celui de mon fils ; la couronne rend l’homme dissimuléLa couronne rend l'homme dissimulé : le pouvoir royal favorise le mensonge. Ces paroles d'Almoladin résument l'une des principales leçons du Prince philosophe. ; les soupçons et la crainte, dans ce poste élevé, l’environnent, et souvent même le rendent injuste. L’imposture est à la cour des rois comme un buisson d’épine qui entoure le trône et empêche la vérité d’en approcher. C’est du coupable que je l’apprendrai, et non de ses accusateurs. Si ton roi te fut cher, mène-moi sur-le-champ dans le cachot de Palémon. J’ai des droits pour l’interroger plus que tu ne peux t’imaginer. Ah ! mon maître, répondit le fidèle serviteur, je vous ai deviné… Vous seul pouvez arrêter l’horrible supplice qui se prépare… Vous m’ordonnez de me taire… Je vous obéirai… Vous êtes ici, il n’y a plus de danger pour Palémon. Comme gouverneur du fort où ce héros est renfermé, je vais vous en ouvrir l’entrée. À ces mots, Almoladin lui tendit les bras, et traversa sous sa conduite tout le palais sans être reconnu. Comme ils sortaient de la dernière galerie, ils entendirent des cris perçants ; quelle fut la surprise d’Almoladin, lorsque son nom frappa son oreille ! C’était la voix de la princesse, fille du roi son fils. Ô mon aïeul, disait-elle ! ô sage Almoladin, que ne revenez-vous dans vos états pour arrêter l’exécution de cet arrêt sanguinaireEn abandonnant le pouvoir à son fils, Almoladin lui a fait promettre de ne permettre aucune condamnation à mort sans son autorisation. La fille de Noradin connaît cette condition. ; en vain j’ai demandé la grâce de ce héros recommandable à l’auteur de mes jours, à la nation ; et je n’ai plus qu’à mourir. Cette princesse éplorée tombe dans les bras d’Almoladin sans l’apercevoir. Ce roi philosophe, mais encore plus sensible et plus humain, ne put s’empêcher d’interroger la princesse, et de chercher à la calmer ; mais à l’instant que la princesse le considérait, et qu’elle lui témoignait la plus grande confiance, quoiqu’elle ne l’eût jamais vu, Almoladin se serait peut-être découvert, si l’on n’était venu arracher la princesse de ses bras de la part même du roi, avec ordre de lui faire garder l’appartement jusqu’à ce qu’il l’envoyât chercher. Almoladin sentit avec douleur, par ces paroles, que le roi craignait l’humanité et la sensibilité de sa fille, et qu’on préparait le supplice de son fils Palémon. Il vole à sa prison, il aperçoit son fils, pâle, défait ; mais sa candeur était toujours empreinte sur son visage. Almoladin lui crie à l’entrée de son cachot : Puis-je, mon fils, vous interroger ? Votre père peut-il vous serrer dans ses bras ? Peut-il vous plaindre, au lieu de vous condamner ? … Ô mon père, lui dit-il, je suis encore digne de vous : le forfait dont on m’accuse ne peut flétrir mes sentiments. Qu’il est doux pour mon cœur de pouvoir vous embrasser sans rougir à ma dernière heure ! Oui, lui dit Almoladin, je te crois innocent à ces paroles. L’échafaud t’attend, à ce que l’on assure, mais tu n’y es pas encore monté. Fais-moi ici l’aveu du crime dont tu es accusé. — L’on va m’interroger, dit Palémon, paraissez à ce tribunal auguste, mais dont un arrêt indigne vient de sortir contre moi. On peut me condamner en coupable, mais je mourrai innocent, et vous allez être convaincu si j’étais digne d’être votre fils. Almoladin insistait toujours pour apprendre de Palémon toute cette intrigue ; mais à peine étaient-ils ensemble, qu’on vient chercher le jeune héros pour le faire paraître devant le tribunal du roi qui l’avait condamné, et devant le peuple qui demandait sa grâce.

Dès qu’on apprit que le vieillard inconnu était son père, on ne manqua pas de les enchaîner ensemble, pour découvrir plus facilement la vérité. Almoladin se laissa enchaîner avec plaisir, il dit même que si son fils était coupable, il ne l’était pas moins, qu’il était en tout son complice. Il fallait que le roi Almoladin fût bien sûr des principes de son fils pour parler ainsi, ou que la nature le rendît à la fois faible et imprudent ; mais ce roi sans États fut, dans les circonstances les plus périlleuses, sage, grand, intrépide. Quelle épreuve pour lui de paraître en criminel aux pieds de son fils régnant ! C’était une expérience d’un nouveau genre qu’il lui fallait faire sur le caractère de l’homme. Il remarquait tout en sage observateur. Pour ne pas être à même d’être reconnu, il avance, ses cheveux blancs couvrent son front serein, et il a grand soin de tenir son mouchoir sur sa bouche, ce qui le fait considérer par le peuple comme un criminel honteux et repentant ; il se l’entendait dire tout haut ; Palémon marchait la tête levée, l’air fier et imposant ; Almoladin, au contraire, avait la tête baissée. Il inspirait la pitié, quoiqu’on disait que tout annonçait en lui le crime. Enfin, on les conduisit au pied du trône, qui était entouré des ministres, des grands. Le peuple suivait en foule les prétendus criminels. L’ambassadeur fut aussi amené au même tribunal. On l’interrogea le premier ; mais l’adroit ambassadeur connaissait mieux la politique que la loi de sa religion. Il nia la lettre : cela lui fut fort aisé, ayant contrefait son écriture à ne pouvoir pas être reconnue. Il fit plus, en se justifiant lui-même, il justifia Palémon, et persuada au roi de Siam que c’était un piège qu’on avait tendu à ce héros, soutien de son royaume. Les méchants restèrent confondus ; et le roi, ainsi que les bons courtisans, furent consternés, et Palémon allait être absous s’il n’avait pas démenti l’ambassadeur. Son ton était si fier et si imposant qu’on était dans l’admiration de le voir et de l’entendre.

« Ambassadeur du monarque le plus vicieux, lui dit-il, tu m’offenses en déguisant la vérité, et ma justification dans ta bouche me rend criminel. » Tout le monde prêtait l’oreille ; et quoique l’assemblée fût des plus nombreuses, on n’osait respirer, de crainte de perdre une parole. Palémon continua ainsi : « J’ai refusé la fille de ton empereur et la moitié de son trône que tu m’as offert de sa part. Tu as osé me l’écrire après mes refus. Je voulais laver dans ton sang tant d’audace ; on a arrêté mon dessein, et tu respires encore ; mais si j’ai osé refuser la fille d’une tête couronnée, apprends que j’osais brûler pour la fille de mon roi ; ainsi, en renonçant à ta générosité qui voulait me sauver, je me perds moi-même. » Ensuite il s’adressa à Noradin. « Tu vois, grand roi, quelle fut mon audace ; j’ai défendu ton royaume, et je t’ai conservé ta couronne. Je n’aime point ta fille, parce qu’elle est fille des rois, je l’aime pour sa personne. Ton trône ne serait rien à mes yeux ; l’asile de mon père me serait plus cher avec la princesse, que l’empire de l’univers entier qu’il faudrait partager avec une autre épouse. Punis mon audace si tu le juges à propos, mais tes lois ne pourront flétrir mon honneur et ma gloire. Si ta fille m’aime, condamne un vain préjugé, et respecte les droits de la nature. » Le roi garda le silence pendant quelques moments. Déjà les gardes, interprétant ce silence comme l’annonce d’un ordre cruel, s’étaient emparés de Palémon pour le livrer aux mains des bourreaux. — Arrêtez, s’écrie Almoladin ; et relevant ses cheveux, il montra à tout son peuple sa figure auguste. Tous les yeux se tournèrent sur lui ; les esprits fermentaient, et les cœurs étaient émus. Almoladin se retourna du côté de son fils le roi de Siam. Noradin, lui dit-il, quelle est ta promesse envers ton père ? Almoladin t’a-t-il permis de traîner au supplice l’homme qui t’a conservé ta couronne ? Tu abuses du pouvoir que ton père t’a confié ; je suis envoyé de sa part pour te signifier de ne point prononcer d’arrêt de mort jusqu’à l’époque qu’il lui plaira de te faire tenir ses dernières volontés. Réfléchis sur le crime de Palémon, et tu feras à l’avenir un juge plus sage, un roi plus grand et plus modéré. À ces paroles, tout le peuple s’écria : c’est le roi lui-même, c’est Almoladin, ce bon père, ce roi chéri de tous ses sujets. Noradin descend de son trône, se jette à ses pieds, tout le peuple l’imite. Ô mon père, lui dit Noradin, en vain vous voulez vous dissimuler. Vos vêtements, vos années, ne peuvent vous rendre méconnaissable aux yeux de votre fils. Tendez-moi vos bras paternels ; ne me croyez pas coupable de cruauté, j’allais prononcer la grâce de ce héros que vous adoptez pour votre fils. Palémon ne pouvait sortir de l’embarras où il se trouvait. Quoi, se disait-il, mon père serait ce roi que l’on regrette encore à Siam, et Noradin serait mon frère ! ou ne suis-je qu’un enfant adopté ainsi que Noradin l’exprime ? Ô mon père, dit-il en l’embrassant, vous fermez l’oreille aux cris d’allégresses de votre peuple, et vous évitez les regards du roi. Suis-je en effet de votre sang, ou suis-je un malheureux de qui vous avez pris soin dans son enfance ?

Almoladin ne put contenir ses larmes, il prit ses deux fils dans ses bras ; venez, mes enfants, leur dit-il, la nature est plus forte que ma philosophie, que je vous réunisse. Vivez heureux, et laissez-moi vivre auprès de mon adorable Palmire, la mère de ce jeune Palémon, à qui je me suis uni dès que j’ai eu ma liberté : et vous, mon peuple, regardez ce trait de la Providence qui nous a tous rassemblés, comme un trait de sagesse divine. Ne vous rapportez jamais aux apparences. Ne prêtez jamais de crime aux hommes sans en être plus que convaincus. Et toi, mon fils Noradin, je te laisse sur le trône, persuadé que tu n’abuseras plus du pouvoir que je t’ai confié. Je veux, avant mon départ, voir le mariage de Palémon avec la jeune princesse ; je suis convaincu que leurs cœurs sont d’intelligence ; ainsi, j’ordonne tous les préparatifs pour cet heureux hyménée. Le peuple applaudit aux ordres d’Almoladin ; mais il demandait à grands cris le supplice de l’ambassadeur. Almoladin leur représenta avec tant de sagesse que ce serait abuser des droits de l’hospitalité, que d’étendre son pouvoir sur un sujet étranger qui représentait une tête couronnée ; que quelque coupable que pût être cet ambassadeur, il fallait le renvoyer à son souverain, le charger de sa punition ; et que s’il ne lavait pas sa faute par une prompte justice, il fallait en demander vengeance par des moyens dignes des rois de Siam, continuer la guerre avec l’empereur, et ne lui accorder la paix qu’après l’avoir puni de sa faute.

Almoladin fut écouté comme un oracle : on suivit son avis, on envoya l’ambassadeur à son souverain. Palémon fut uni à la princesse ; et Almoladin, après quelques jours de fête, abandonna la cour, et dirigea ses pas incognito, vers son délicieux hameau, où son aimable Palmire l’attendait avec impatience, et où ils respirent encore paisiblement tous deux, à ce qu’on assure.

Fin de la seconde et dernière Partie.


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