Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 1 - Chapitre 5

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


V Où le docteur trouve enfin ce qu’il cherchait[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 31 décembre 1869 et du 1er janvier 1870.

Le docteur attendit un instant, espérant que le braconnier achèverait sa phrase suspendue.

Mais comme il continuait de garder le silence[Par GaelleGuilissen] [comme il continuait de garder le silence] "comme il continuait à garder le silence" :

La providence qui m’a conduit ici, dit-il, la voilà.

Et il montra Scipion.

Il est bien vrai que ce brave animal a toujours été l’âme, le défenseur, le bon génie, et je dirai même quelquefois le pourvoyeur de notre cabane. Et puis...

Il s’arrêta de nouveau.

Et puis ? insista le docteur.

Et puis, dit le braconnier, c’est stupide à dire, je le sais bien, mais il l’aime tant, elle !

Qui, elle ? demanda le docteur, ne pouvant croire qu’il fût question de la petite idiote et de Scipion.

Eh ! mon Dieu, oui, elle, dit le braconnier, dont les traits s’adoucirent ; la pauvre créature qui est là !

Et, tout en haussant les épaules, il désignait de la main le rideau derrière lequel s’agitait cette forme humaine inachevée.

Mais quelle est donc cette créature ? demanda le docteur.

Une pauvre innocente.

On sait que les paysans, par innocents, désignent les pauvres d’esprit, les idiots et les fous.

Comment ! fit le docteur ; vous avez chez vous un pauvre enfant dans cet état-là, et vous n’avez pas consulté les médecins ?

Bon ! dit le braconnier ; avant qu’elle fût ici, elle en a eu, des médecins, et des premiers encore, on l’a conduite à Paris, mais ils ont tous dit qu’il n’y avait rien à faire.

Il ne fallait pas vous contenter de cela, vous ; et lorsque l’enfant vous a été rendue ou donnée, – je ne cherche pas à savoir vos secrets, – il fallait vous enquérir de votre côté ; il y a autre part qu’à Paris des médecins habiles et amoureux de la science, qui guérissent pour guérir.

Où voulez-vous qu’un pauvre diable comme moi aille chercher ces gens-là ? Je ne sais pas seulement où ça demeure, la médecine. Tel que vous me voyez, tenez, je n’ai jamais pu vivre dans les villes ; vos maisons alignées et pressées les unes contre les autres m’étouffent. On ne respire pas là-dedans. Il me faut, à moi, le grand air, le mouvement, le plafond des forêts, la maison du Bon Dieu, enfin. Braconnier, oui, c’est une vie qui me va, celle-là ; vivre de mon fusil, respirer l’odeur de la poudre, sentir le vent, la rosée, la neige dans les cheveux ; la lutte, la liberté, avec cela on est heureux comme un roi.

Eh bien, maintenant que vous m’avez trouvé sans me chercher, et qu’à trois ou quatre mots qui vous sont échappés vous m’avez laissé croire que la Providence n’est pas étrangère à notre rencontre, me laisserez-vous voir le pauvre enfant ?

Oh ! mon Dieu ! oui, dit le braconnier.

C’est une fille, avez-vous dit ?

Ai-je dit que c’était une fille, monsieur ? Alors, je me suis trompé ; ce n’est, sauf votre respect, qu’un animal immonde que nous avons toutes les peines du monde à tenir propre ; mais au fait, libre à vous de regarder. Tenez, la voilà.

Et, soulevant tout à fait le rideau de serge, il indiqua du doigt une créature inerte, ramassée sur elle-même, et se roulant sur une mauvaise paillasse.

Jacques Mérey contempla tristement cette chose humaine.

Alors, les entrailles du docteur frémirent.

C’était une de ces natures d’élite qui tressaillent de pitié devant toutes les infortunes et devant toutes les dégradations ; plus un être était abaissé, plus il se sentait attiré vers lui par le magnétisme du cœur.[Par LucienMauri] Le « magnétisme du cœur » est évoqué comme un outil incarné dans la sensibilité qui fait le lien entre l’intériorité instinctive du personnage et une volonté extérieure globale. En somme, le lecteur peut comprendre qu’il s’agit ici de rationnaliser le principe de destinée en le désignant simplement comme un autre attribut de la nature humaine, un autre outil au service de son potentiel. Cette redéfinition prométhéenne de la destinée met en exergue les possibilités transcendantales de l’homme et considère la nature humaine comme naturellement supérieure aux autres formes de vie, comme l’indique Jacques Mérey lorsqu’il réalise que « tout aspire à la vie, c’est-à-dire l’intelligence ». On trouve la même idée précédemment, au chapitre 4 page 46, où l’environnement dans lequel l’homme évolue, constitué par « les animaux, les plantes, les objets inanimés », a pour fonction de donner des « avertissements salutaires », ce qui signifie que son rôle fondamentale est de témoigner de l’ascension humaine et de l’assister.

La pauvre idiote ne s’aperçut nullement de la présence d’un étranger ; sa main, nonchalante et molle, que l’on eût cru privée d’articulations, caressait le chien. Il semblait que ces deux êtres inférieurs fussent en communication, sinon de pensée, du moins d’instinct, et qu’ils se portassent l’un vers l’autre en vertu de la grande loi des affinités. Seulement, le chien était dans sa nature, la petite fille n’y était pas.

Le docteur réfléchit longtemps ; il se sentait attiré vers ce néant de toutes les forces de sa charité.

L’enfant poussa une plainte.

Elle souffre, murmura-t-il. L’absence de la pensée serait-elle une douleur ? Oui, car tout aspire à la vie, c’est-à-dire à l’intelligence.

Le braconnier alors, lui montrant l’idiote, dont rien ne pouvait attirer l’attention, secoua douloureusement la tête.

Vous voyez[Par GaelleGuilissen] [Vous voyez] "Vous croyez", monsieur le médecin, dit-il. Il y a peu de chose à espérer avec une fille qui ne peut s’occuper à rien ; ma mère et moi ne sommes jamais arrivés à lui faire tenir une quenouille, quoiqu’elle ait déjà sept ans.

Mais le docteur, se parlant à lui-même :

Elle s’occupe du chien, dit-il.

Et, sur ce mouvement de sympathie que l’enfant avait montré à l’animal, Jacques Mérey bâtit à l’instant même tout un système de traitement moral.[Par ClaireCheymol] Expression consacrée par l’aliéniste Charles Pinel (1802-1871) dans son Traité médico-philosophique : L’aliénation mentale ou la manie (1801) et employée dans tous les traités médicaux du XIXe siècle. Le traitement moral consiste à établir une relation thérapeutique avec l’individu de manière à agir sur ses facultés morales et intellectuelles.

Ça, c’est vrai, répéta le braconnier ; elle s’occupe du chien, mais c’est tout.

Cela suffit, dit Jacques Mérey rêveur, nous avons trouvé le levier d’Archimède.

Je ne connais pas le levier d’Archimède, murmura le braconnier, et j’aime mieux, pour mon compte, manier mon fusil que le levier de qui que ce soit. Mais, si vous pouviez, continua-t- il en élevant la voix et frappant sur sa cuisse, si vous pouviez donner une idée à cette fille-là, ma mère et moi, nous vous aurions de la reconnaissance, car nous l’aimons, quoiqu’elle ne nous soit rien. Vous savez, l’habitude ; à force de la voir, nous avons fini par nous y attacher, si repoussante qu’elle soit. – N’est-ce pas, petite ?

Tenez, continua-t-il, elle ne m’entend même pas, elle ne reconnaît même pas ma voix.

Non, reprit le docteur en secouant la tête de haut en bas, non, mais elle a entendu et reconnu le chien ; c’est tout ce qu’il me faut, à moi.[Par GaelleGuilissen] [c'est tout ce qu'il me faut, à moi ] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 31 décembre.

Jacques Mérey promit de revenir, et appela le chien, se déclarant incapable de retrouver la maison s’il n’avait pas ce guide fidèle.

Mais le chien le suivit jusqu’à la porte seulement, et, quand Jacques Mérey en eut dépassé le seuil, le chien secoua la tête en signe de dénégation, et revint vers l’enfant, plus fidèle à son ancienne amitié qu’à sa nouvelle reconnaissance.

Le docteur s’arrêta tout pensif.

Il y avait plus d’un renseignement pour lui dans cette persistance du chien à rester près de la petite idiote.

Et, en effet, il réfléchit que, s’il voulait sérieusement traiter cette enfant, c’étaient des soins de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les minutes ; c’étaient des inventions et des imaginations toujours nouvelles qu’il lui fallait. D’ailleurs, il se sentait déjà par la pitié attaché à ce petit être isolé, qui ne correspondait à rien dans la nature, et qui représentait le néant de l’intelligence et de la matière au milieu des êtres animés qui se mouvaient et qui pensaient, deux choses qu’il était incapable de faire.

Les anciens cabalistes, voulant donner à Dieu un motif d’impulsion pour le faire sortir de son repos, disent que Dieu créa le monde par amour.

Jacques Mérey, malgré toutes ses tentatives, n’avait encore rien créé ; mais, nous l’avons dit, il aspirait à faire un être semblable à lui. La vue de cette jeune fille idiote, chez laquelle, de l’existence humaine, il n’existait que la matière, renouvela l’ardeur de son rêve. Comme Pygmalion, il devint amoureux d’une statue, non pas de marbre, mais de chair, et, comme le statuaire antique, il conçut l’espérance de l’animer.

Les circonstances au milieu desquelles le docteur s’était trouvé lui avaient permis d’étudier non seulement les mœurs des hommes, mais encore les instincts et les inclinations des animaux.

Il avait abandonné volontairement la société des villes pour se rapprocher de la nature et des êtres inférieurs qui la peuplent, persuadé que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossière, ont une étincelle du fluide divin[Par GaelleGuilissen] [persuadé que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossière, ont une étincelle du fluide divin] "persuadé que les animaux ont une âme comme nous, c’est-à-dire enferment dans une enveloppe plus ou moins grossière une étincelle du fluide divin", mais que cette âme est seulement relative à des fonctions différentes des nôtres. Il considérait la Création comme une grande famille, dont l’homme était non pas le roi, mais le père ; famille dans laquelle il y avait des aînés et des cadets, ceux-ci tenus en tutelle par ceux-là.[Par LucienMauri] Jacques Mérey est comparé par Dumas à un dieu créateur, avec la seule différence Dieu est acteur alors que Mérey aspire à agir. La frontière est fine cependant, et cette comparaison fait accéder l’humain à un nouveau palier de supériorité : si nous avons pu voir précédemment que la nature humaine était légitimement supérieure à toute autre forme de vie, il s’avère à présent que l’homme peut être aussi valorisé par rapport à ses semblables. La communauté humaine est compartimentée en « aînés » et « cadets » par la morale prométhéenne, ce qui est une manière de hiérarchiser les potentiels transcendantaux : la vieille Marthe qui assiste le docteur n’est clairement pas son égale, bien que les deux personnages partagent la même nature.

Il avait souvent observé, avec cet intérêt qui naît dans les esprits profonds, tout incident, si léger qu’il soit, qui dénote un fait en réserve pour l’avenir. Il avait souvent regardé un jeune chien et un jeune enfant jouant ensemble.

En écoutant les sons inarticulés qu’ils échangeaient au milieu de leurs jeux et de leurs caresses, il avait souvent tenté de croire[Par GaelleGuilissen] [il avait souvent tenté de croire] "il avait souvent été tenté de croire" que l’animal essayait de parler la langue de l’enfant et l’enfant celle du chien.

À coup sûr, quelle que fût la langue qu’ils parlaient[Par GaelleGuilissen] [quelle que fût la langue qu’ils parlaient] "quelle que fût la langue qu’ils parlassent", ils s’entendaient, se comprenaient, et peut-être échangeaient-ils ces idées primitives qui disent plus de vérités sur Dieu que n’en ont jamais dit Platon et Bossuet.

En regardant les animaux, c’est-à-dire les humbles de la Création, en voyant l’air intelligent des uns, l’air doux et rêveur des autres, le docteur avait compris qu’il y avait un profond mystère entre eux et le grand tout. N’est-ce point pour établir ce mystère et pour les envelopper dans la bénédiction universelle qui descend sur nous et sur eux pendant cette sainte nuit de Noël, que le Seigneur, type de toute humilité, voulut naître dans une crèche, entre un âne et un bœuf ? L’Orient, que Jésus touchait de la main, n’a-t-il pas adopté cette croyance, que l’animal n’est qu’une âme endormie qui plus tard se réveillera homme, pour plus tard peut-être se réveiller dieu ?[Par LucienMauri] Dumas interprète le message des Saintes écritures comme étant un message prométhéen : la symbolique chrétienne devient une description imagée de l’évolution logique de l’humanité. Le message religieux crypté se révèle donc être une prédiction scientifique rationnelle concernant l’évolution naturelle de l’espèce humaine. L’entreprise prométhéenne s’approprie le mystère religieux en lui donnant une matérialité.

En un instant, ce monde de pensées, résumé de l’histoire et des travaux de toute sa vie, se présentèrent à l’esprit de Jacques Mérey ; il comprit que, puisque le chien ne voulait pas quitter l’enfant, c’est que l’enfant et le chien ne devaient pas être séparés ; que d’ailleurs, quelque régularité qu’il mît dans ses visites, il ne pouvait les faire que de deux jours en deux jours[Par GaelleGuilissen] [que de deux jours en deux jours] "que de deux en deux jours" tout au plus ; or, à son avis, un traitement continu, une surveillance de toutes les heures, étaient nécessaires pour tirer cette âme des ténèbres dans lesquelles un oubli du Seigneur l’avait plongée.

Il rentra donc dans la cabane, et, s’adressant au braconnier et à la femme qui paraissait être sa mère :

Braves gens, leur dit-il, encore une fois, je ne vous demande pas votre secret sur cette enfant ; vous avez évidemment fait pour elle tout ce que vous pouviez faire, et, de quelque main que vous l’ayez reçue, vous n’avez point trompé la main qui vous l’a confiée. C’est à moi de faire le reste. Donnez-moi, ou plutôt prêtez-moi cette petite fille, qui vous est un fardeau inutile ; j’essayerai de la guérir et de vous rendre à la place de cette matière inerte et muette une créature intelligente qui vous aidera dans vos travaux et qui, en prenant place dans la famille, y apportera sa part de forces et de capacités.

La mère et le fils se regardèrent alors, puis tous deux se retirèrent dans le fond de la cabane, discutèrent quelques instants, parurent se ranger au même avis, et le fils, revenant vers le docteur, lui dit :

Il est évident, monsieur, que vous êtes ici par l’intervention visible du Seigneur, puisque c’est ce chien que nous avions cru perdu et dont nous avions déjà fait notre deuil qui vous y a conduit. Prenez l’enfant et emportez-le. Si le chien veut vous suivre, qu’il vous suive et s’en aille avec l’enfant ; la main de Dieu est dans tout cela, et ce serait une impiété de notre part de nous opposer à sa volonté sainte.

Le docteur déposa sur une table sa bourse et tout ce qu’elle contenait ; il enveloppa l’enfant dans son manteau, et sortit accompagné du chien, qui, cette fois, ne fit aucune difficulté pour le suivre, et qui, plus joyeux qu’il ne l’avait jamais été, allait et revenait devant lui, flairant de son nez et donnant de petits coups de tête à l’enfant, qu’il ne pouvait voir, mais qu’il devinait dans son enveloppe ; puis il repartait, aboyant avec la même fierté qu’un héraut d’armes qui proclame la victoire de son général.


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte