Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 1 - Chapitre 7

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VII Une âme à sa genèse[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 5 janvier 1870.

Huit jours après, la besogne était terminée ; le gazon, semé dès le premier jour, commençait à sortir de terre. Le bassin, foncé de gravier pris à la rivière, entouré d’une grille qui empêchait l’enfant d’y rouler, disposé de manière à ce qu’elle y pût prendre, sous la surveillance de Marthe, un bain complet dans lequel rien ne gênerait le caprice de ses mouvements, s’étendait sur un diamètre d’une dizaine de pas ; enfin des fleurs avaient été transportées dans leurs pots, pour qu’elles n’eussent point à souffrir du déplacement, et formaient de leurs différentes nuances trois tapis bariolés.

Le petit Éden était prêt à recevoir sa petite Ève.

L’enfant n’avait pas de nom ; on n’avait jamais pensé à lui en donner un. Qu’avait-on besoin de l’appeler, puisqu’elle ne répondait pas ? Elle avait bien reçu autrefois, sans doute, au moment de sa naissance, le nom de quelque saint ou de quelque sainte porté au calendrier, mais ces élus du Seigneur avaient si mal veillé sur leur filleule, que ce n’était véritablement pas la peine de rechercher ce nom impuissant, et qui, d’ailleurs, était probablement perdu volontairement au fond de la mémoire de ses nourriciers.

Mais Marthe la Bossue, qui non seulement avait un nom, mais aussi un surnom[Par GaelleGuilissen] [non seulement avait un nom, mais aussi un surnom] "non seulement avait un nom mais un surnom", ne pouvait pas se contenter d’un pareil incognito ; elle tourmenta donc tant son maître pour savoir le nom de l’enfant, que celui-ci, qui, au bout du compte, voulait l’habituer dans l’avenir à répondre à une appellation, lui répondit qu’elle se nommait Éva. Et ce n’était pas sans raison et sans y avoir réfléchi que Jacques Mérey donnait ce nom à la petite orpheline ; n’avait-il pas essayé de faire sur elle la même œuvre que Dieu avait faite sur la première femme ? Cette création toute matérielle qui lui était tombée entre les mains, n’allait-il pas, lui, si son projet réussissait, en faire une créature que Dieu pourrait reconnaître parmi les femmes, comme il reconnaît une fleur parmi les fleurs ? Quel nom plus significatif[Par GaelleGuilissen] [Quel nom plus significatif] "Quel nom plus charmant et plus significatif" eût-il pu lui donner que celui d’Éva ?

Nous disons Éva, parce que lui seul persista à lui donner ce nom. Marthe la Bossue trouvait le nom de Rosalie bien plus joli, et elle demanda la permission de substituer ce nom à celui que le docteur lui désignait, et qui d’ailleurs n’était pas dans le calendrier.

Jacques Mérey, qui commençait à éprouver un sentiment étrange pour la petite fille, ne fut point fâché que tout le monde l’appelât d’un nom tandis que lui seul l’appellerait d’un autre, et tandis qu’à lui seul elle répondrait lorsqu’il l’appellerait de ce nom-là.

L’enfant, appelée Rosalie par tout le monde, fut donc par le docteur seul appelée Éva.

Le jour où Éva fit son entrée dans le jardin était une chaude journée d’été ; il fit étendre un tapis sous le berceau de tilleuls, et Scipion, bien lavé, bien frotté à son tour, fut admis à partager l’ombre avec l’enfant.

Le docteur avait beaucoup compté sur le chien pour l’aider dans son œuvre de création. Le chien porterait un jour Éva sur son dos ; le chien traînerait un jour la voiture d’Éva ; en attendant, le chien, avec une adresse admirable, jouait avec l’enfant, lui imprimait malgré elle ce mouvement qui lui paraissait antipathique, mais qu’elle acceptait de la part du chien.

Pendant toute cette première journée, le docteur se tint en tiers avec les deux pauvres êtres qu’il ne quittait pas des yeux.

L’enfant était nue, la chaleur le permettait, et le docteur ne voulait, par aucun obstacle, gêner ses premiers mouvements ; plusieurs fois, il essaya de la faire tenir debout ; mais ses jambes plièrent, même en donnant un banc pour appui à ses mains.

Le docteur vit donc qu’il fallait, momentanément du moins, ne s’occuper que de l’organisme, pour le mettre en état d’accepter ultérieurement les bénéfices d’un traitement moral.

Les premiers jours et même les premiers mois se passèrent en soins médicaux destinés à combattre le lymphatisme[Par ClaireCheymol] Trouble lié à l’augmentation du volume des organes et à la mauvaise circulation de la lymphe : « humeur transparente qui circule dans des vaisseaux qui lui sont propres, et à laquelle on a longtemps attribué la cause de plusieurs maladies » (Dictionnaire de l’Académie Française, 6e édition, 1835). On parle de « tempérament lymphatique » pour désigner un état dans lequel le système lymphatique domine, causant la mollesse des chairs et l’asthénie. de ce corps.

Ce furent d’abord des bains froids[Par ClaireCheymol] L’hydrothérapie, très en vogue au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, consiste à soigner tout type de pathologies par l’usage curatif de l’eau. Son application repose sur la faculté de l’eau à agir sur les fibres du corps. Elle est également très employée dans le traitement de l’aliénation mentale pour agir tant sur le corps que sur l’esprit du malade. L’eau peut avoir une action révulsive, tonique, ou bien sédative. En suscitant la douleur , la froideur du bain combat ainsi le lymphatisme du corps chétif de la jeune idiote. dans le bassin de la source ; ces bains commencèrent d’abord à faire jeter des cris de douleur à l’enfant : il en est toujours ainsi, et dans notre pauvre nature humaine, le cri de douleur précède le cri de joie ; puis, aux bains froids, auxquels la petite Éva s’habitua peu à peu, qu’elle supporta bientôt sans angoisse, et qu’elle finit même par prendre avec plaisir, succédèrent, quand les jours de chaleur furent passés, les bains salins et alcalins[Par ClaireCheymol] Les propriétés curatives du sel et du sodium sont découvertes à l’occasion de l’essor des stations balnéaires et des voyages thérapeutiques. L’usage des eaux minéralisées est répandu pour traiter de nombreuses affections et particulièrement le tempérament lymphatique., auxquels vint en aide une bonne et succulente nourriture.

Chez le braconnier, l’enfant n’avait jamais mangé que des soupes au lait ou des panades ; la soupe au bœuf y était rare, et à peine l’enfant avait-elle eu l’occasion d’en goûter deux ou trois fois dans sa vie.

D’ailleurs, sous le rapport de la nourriture, elle ne manifestait aucune préférence ; elle avalait ce qu’on lui donnait, et le mouvement de ses mâchoires, comme tous les autres mouvements de son corps, était purement instinctif.

Le docteur commença par substituer d’excellents consommés aux panades et aux soupes au lait ; puis peu à peu, quand il se fut assuré que l’estomac pouvait supporter quelque chose de plus substantiel, il en arriva aux gelées de viandes blanches d’abord, puis de viande noire et particulièrement de gibier, cette dernière viande contenant le double de partie nutritive des autres.

L’hiver se passa tout entier dans ces soins de tous les jours, et sans que l’on pût constater le moindre progrès dans l’intelligence ou dans l’organisme physique de l’enfant. Mais la patience du docteur semblait plus obstinée que la faiblesse qu’elle avait entrepris de combattre.

Souvent il était près de désespérer.

Un fait qu’il provoqua, et qui réussit selon ses désirs, lui rendit toutes ses espérances.

Un jour, il ordonna à Marthe d’emmener le chien et de l’enfermer dans une niche bâtie au fond du jardin, où l’on ne pouvait entendre ses cris.

Mais le chien ne voulut pas suivre Marthe ; il fallut que ce fût le docteur lui-même qui le conduisît à la niche et qui lui ordonnât d’y entrer.

L’intelligent animal comprenait à quelle séparation on le condamnait ; contre tout autre que le docteur, à coup sûr, il se fût défendu ; mais par le docteur il se laissa enchaîner et enfermer, se contentant de se plaindre douloureusement d’une pareille injustice.

Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter la nourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa une gamelle pleine d’une soupe qu’il avait tout particulièrement recommandée à la vieille Marthe. Puis il revint près d’Éva.

C’était la première fois depuis près d’un an que la petite fille était privée de son compagnon ; elle l’avait vu sortir avec le docteur, et l’avait suivi des yeux jusqu’à la porte ; en ne le voyant pas rentrer avec lui, ses yeux demeurèrent fixes et marquèrent une nuance d’étonnement.

Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu’elle était[Par GaelleGuilissen] [tout imperceptible qu'elle était] "si imperceptible qu'elle fût".

Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journée se passa. L’enfant, inquiète, regardait à droite et à gauche, faisant même de certains mouvements qu’elle n’avait jamais faits pour regarder derrière elle ; puis des plaintes, vers le soir, commencèrent à s’échapper de ses lèvres.

Mais ce n’étaient pas des plaintes que voulait Jacques Mérey ; souvent déjà, il l’avait entendue se plaindre ; c’était un sourire, car il ne l’avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu, incontestablement, les traits de son visage s’étaient accentués ; l’œil s’était agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague ; le nez s’était formé, les lèvres s’étaient dessinées et avaient pris une teinte rosée ; enfin sa tête s’était couverte de cheveux du plus beau blond.

Le docteur veilla près d’elle ; les plaintes de la journée se continuèrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l’enfant fit des mouvements plus brusques qu’elle n’en faisait étant éveillée, et elle agita son bras avec moins de mollesse que de coutume.

Rêvait-elle ? y avait-il une pensée dans ce cerveau ? ou n’était-ce que de simples tressaillements nerveux qui la secouaient ?

Il saurait cela le lendemain.

Le lendemain, en s’éveillant, Éva trouva près d’elle le chat, pour lequel elle n’avait jamais manifesté ni sympathie ni antipathie ; c’était Jacques Mérey qui avait placé là l’animal afin de voir comment l’accueillerait Éva.

Éva, à moitié éveillée, sentant un poil doux à la portée de sa main, commença par caresser l’animal ; mais, peu à peu, ses yeux s’ouvrirent et, avec la fatigue visible d’un effort accompli, se fixèrent sur le Président, qu’elle commençait à ne plus confondre avec Scipion ; enfin, reconnaissant l’identité du matou, elle le repoussa avec un dépit assez visible pour que l’irascible matou se crût insulté et sautât à bas du lit de l’enfant.

Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaînes et comme le galop d’un cheval qui aurait gravi l’escalier du laboratoire, puis la porte mal fermée s’ouvrit sous une violente secousse, et Scipion parut, délivré de sa captivité.

Il avait brisé sa chaîne et mangé sa porte.[Par GaelleGuilissen] [mangé sa porte] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. Il vint se jeter sur le lit d’Éva.

Éva jeta un cri de joie[Par GaelleGuilissen] [Éva jeta un cri de joie] "Éva jeta un petit cri de joie", et, pour la première fois, sourit.

C’était le dénouement qu’attendait le docteur, quoiqu’il l’eût préparé d’une autre façon, et qu’il eût compté sans la vigueur et sans l’impatience de Scipion.

Il s’empressa de détacher du cou du chien le collier et la chaîne qu’il traînait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres délicats de l’enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestant dans une mutuelle caresse.

Ainsi, la veille, l’enfant avait bien véritablement regretté le chien.

Ainsi, la nuit, l’enfant avait bien véritablement rêvé.

Ainsi, malgré les vingt-quatre heures écoulées, Éva n’avait point oublié Scipion.[Par GaelleGuilissen] [Éva n’avait point oublié Scipion] Les trois phrases précédentes, commençant par "Ainsi", forment un seul paragraphe.

Il y avait dans le cerveau de l’enfant, sinon la mémoire encore, du moins le germe de la mémoire.

Jacques Mérey murmura tout bas la devise de Descartes : Cogito, ergo sum (Je pense, donc je suis).

L’enfant pensait, donc elle était.

Puis, aux premiers jours du printemps, quand l’eau eut repris son cours et son murmure ; quand avril eut fait éclater les bourgeons laineux des hêtres et des tilleuls ; quand l’herbe eut de nouveau de sa tête verte percé la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une belle matinée, l’enfant, suivie du chien, fit sa rentrée dans son paradis.

Le tapis l’attendait sous les tilleuls ; mais cette fois, une surprise attendait Jacques, qui fut la récompense de ses soins. En se cramponnant à l’angle du banc, l’enfant se souleva d’elle-même, et aidée du docteur, qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tint debout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour le docteur fut une exclamation de triomphe.

Ainsi venait de se révéler presque en même temps le double progrès de la pensée dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, comme chez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept années, se développaient ensemble ces deux jumeaux, l’un terrestre, l’autre divin, qu’on appelle le corps et l’âme.


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