Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 1 - Chapitre 8

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


VIII Prima che spunti l’aura[Par CharisseBabouche] "Prima che spunti l'aura". Cet air, aussi appelé "Pria che spunti in ciel l'aurora", fait partie de l'opéra bouffe Il Matrimonio Segreto de Domenico Cimarosa (1748-1801), compositeur italien.[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 5 et du 6 janvier 1870.

C’était un progrès à ravir le docteur de joie, mais un progrès relatif.

Éva commençait à distinguer[Par GaelleGuilissen] [commençait à distinguer] "commençait de distinguer" ce qui se trouvait dans le cercle de son rayon visuel ; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelque bruit qui se fît autour d’elle, elle ne se retournait point.

Le docteur s’arrêta à une idée qui lui était déjà venue plusieurs fois, mais que, dans la crainte d’avoir deviné vrai, il n’avait pas voulu approfondir : c’est que la pauvre enfant était sourde.[Par ClaireCheymol] L’institut des Sourds est créé à l’initiative de la Constituante afin de poursuivre le projet philanthropique de l’abbé Charles-Michel de l'Épée (1712-1789). Le premier à dispenser un enseignement spécialisé aux sourds, sa méthode met en place la langue des signes calquée sur la structure syntaxique du français. L’abbé Sicard (1742-1822), qui lui succède, et Jean Itard (1774-1838), médecin à l’institut, poursuivent son œuvre.

Un jour qu’elle jouait avec Scipion sur la pelouse, et que, trop faible encore pour se tenir sur ses jambes, elle se traînait sur ses pieds et sur ses mains, le docteur, qui avait abandonné pour elle creusets et cornues[Par AnneBolomier] [creusets et cornues] : récipient permettant d'obtenir la fusion des corps très réfractaires, le creuset est, comme la cornue (voir note chapitre II), un attribut du chimiste., monta à son laboratoire, prit un pistolet, le chargea, et vint le tirer derrière Éva et à son oreille[Par ClaireCheymol] Le médecin Jean Itard (1774-1838), s’intéressant à la surdité , retrace la même la même expérience dans le premier mémoire qu’il consacre à Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, en 1801. « L’oreille était, de tous les sens, celui qui paraissait le plus insensible. On a su cependant que le bruit d’une noix ou de tout autre corps comestible de son goût ne manquait jamais de le faire retourner. Cette observation est des plus vraies et cependant le même organe se montrait insensible au bruit plus forts et aux explosions des armes à feu. Je tirai près de lui, un jour, deux coups de pistolet ; le premier parut un peu l’émouvoir, le second ne lui fit pas seulement tourner la tête ». p.21, Jean Itard, Victor de l’Aveyron, Paris, éditions Allia, 1994. .

Scipion bondit, aboya, se précipita dans les massifs, les fouilla pour savoir sur quel gibier le docteur avait tiré.

Mais l’enfant ne tressaillit même pas.

Elle suivait des yeux le chien, elle paraissait s’amuser de sa folie, elle lui faisait de la main, et pour le rappeler auprès d’elle, des gestes tout à fait inintelligibles d’un autre que lui[Par GaelleGuilissen] [d'un autre que lui] "d'un autre que de lui". Mais, tout en s’occupant de l’effet, elle était restée complètement étrangère à la cause.

Alors, le docteur résolut d’employer l’électricité comme adjuvant au traitement que subissait la jeune fille : toutes les fois qu’elle retombait dans ses phases de torpeur, et ces phases, à peu près périodiques, se renouvelaient pendant vingt-quatre, trente-six ou même quarante-huit heures, deux ou trois fois par mois, Jacques Mérey la frictionnait avec une brosse électrique[Par ClaireCheymol] La brosse volta-électrique, créé par le docteur Hoffmann, est l’objet d’un succès commercial relayé par la presse (voir en particulier Le Constitutionnel, numéro du 7 novembre 1863). Adoptée par de nombreuses familles, elle est utilisée pour prévenir ou traiter des maladies essentiellement nerveuses ou incurables. On applique 4000 fils métalliques qui conduisent l’électricité sans danger et sans secousse sur la partie du corps choisie. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k673360q/f4.item, lui faisait prendre des bains d’eau électrisée[Par ClaireCheymol] Au XVIIIe siècle, la médecine s’empare de la vogue du fluide électrique pour traiter les paralysies ainsi que les maladies mentales et convulsives. Les vertus de l’électricité se mêlent ainsi à celles de l’hydrothérapie, toutes aussi prisées., et dirigeait sur le conduit auditif un courant électrique continu pendant quelques minutes d’abord, puis pendant un quart d’heure, une demi-heure et même une heure.[Par ClaireCheymol] Alessandro Volta (1745-1827), physicien italien et inventeur de la pile électrique, reproduit une sensation auditive à partir d’une stimulation électrique. Il relie deux fils métalliques qu’il applique dans ses conduits auditifs. L’expérience est positive puisqu’il entend un « grondement ». L’expérience est positive, puisqu’à son issue, il entend un grondement. En 1804, Aldini Giovanni pratique le premier électrochoc.

Au bout de trois mois de traitement, le docteur renouvela l’expérience du pistolet.

L’enfant tressaillit et se retourna au bruit.

Il était évident pour le docteur que, jusque là, Éva avait été muette parce qu’elle avait été sourde ; quand elle entendrait le bruit de la parole, qui ne parvenait pas encore jusqu’à elle et qui frappait son oreille sans y pénétrer, elle parlerait.

Mais le docteur était encore loin d’avoir atteint ce résultat.

Aussi continua-t-il avec énergie le même traitement électrique. L’enfant paraissait physiquement s’en trouver à merveille, et elle y recueillait un remarquable accroissement de forces physiques. Aussi le docteur résolut-il de faire une autre tentative.

Le pauvre voiturier qui avait eu la cuisse brisée, et à qui le docteur avait si heureusement fait l’opération que nous avons décrite, outre les trois cents francs que lui avait fait obtenir son protecteur inconnu, avait obtenu de la mairie d’annoncer à son de trompe dans les rues d’Argenton les nouvelles municipales, les ventes publiques, les objets perdus, les récompenses promises.

Le bruit de sa trompette était populaire à Argenton, et, dès que l’on entendait sa fanfare accoutumée, la seule qu’il sût, chacun, mis en mouvement par ce désir de nouvelles si impérieux dans les petites villes, où elles sont si rares que l’on en fait quand il n’en vient point, accourait au carrefour où elle se faisait entendre.

Un jour qu’il venait de remplir son office et qu’il passait devant la porte de Jacques Mérey, celui-ci l’appela.

Basile se hâta de se rendre à l’invitation du docteur, aussi vite que le lui permettait sa jambe de bois.

Le docteur, inutile de le dire, était resté un dieu pour le brave Basile, qui, voyant de quelle pluie de bénédictions la Providence l’avait gratifié[Par GaelleGuilissen] [la Providence l'avait gratifié] "la Providence l'avait accablé" depuis son accident, en était arrivé à ne pas regretter sa jambe, qui ne lui eût jamais, présente, rapporté ce que, absente, elle lui rapportait.

Jacques Mérey expliqua à Basile ce qu’il désirait de lui : c’était sa fanfare la plus aiguë.

Basile avoua naïvement au docteur qu’il n’en savait qu’une, mais qu’il pouvait, si l’oreille destinée à l’entendre n’était pas trop délicate, au risque de quelques notes hasardées, la monter un ton plus haut.

Le docteur répondit que l’instrumentiste ne devait pas craindre de risquer quelques sons discordants. Il les lui eût demandés s’il ne les lui eût pas offerts de lui-même.

Tous deux montèrent au laboratoire, car on était arrivé aux premiers froids d’hiver[Par GaelleGuilissen] [froids d'hiver] "froids de l'hiver". La douce chaleur du poêle, chaleur maintenue de 18 à 20 degrés, permettait à l’enfant de rester vêtue d’une simple chemise. Elle était couchée sur Scipion et tenait le Président entre ses bras.

Le Président était beaucoup moins lié avec l’enfant que Scipion. Et, il faut le dire, malgré le nom que lui avait donné Marthe, et malgré sa fourrure bien autrement douce que celle du chien, le Président n’était pas d’un caractère facile, et, de même qu’il y a toujours beaucoup du chat dans le tigre, il y a toujours un peu du tigre dans le chat. Et Marthe elle-même, malgré sa tendresse de mère pour le quinteux[Par AnneBolomier] [le quinteux matou] : sujet à des accès de mauvaise humeur, d'un caractère difficile (TLF). matou, n’était pas à l’abri d’un coup de griffe dans ses jours de misanthropie.

Il est vrai que, si le Président eût été amplement doué de ce filon de mémoire qui avait, à la grande joie du docteur, traversé le cerveau d’Éva, il eût bien, malgré sa fourrure immaculée et son embonpoint chanoinesque, eu quelques reproches à faire à la vieille servante, quand l’indifférence moqueuse des chattes argentonnaises lui rappelait que sa trop prévoyante nourrice ne lui avait pas rendu l’équivalent de ce qu’elle lui avait ôté.

Mais jamais avec Éva le Président n’avait manifesté un de ces moments d’impatience, et jamais la moindre égratignure rayant d’un trait la peau, hélas ! trop blanche de l’enfant, n’avait témoigné que les griffes aiguës de l’involontaire soprano fussent sorties de leur fourreau de velours.

Le docteur recommanda à Basile d’entrer sans bruit, non pas à cause de l’enfant qui ne l’entendrait pas, à coup sûr, mais à cause du chien et du chat qu’il pourrait effrayer. Aussi, malgré le bruit que faisait en frappant sur le parquet cette jambe que Basile devait à la libéralité du docteur, ils arrivèrent tous deux, leurs pas assourdis par le tapis, à la distance d’un mètre à peu près du groupe pittoresque que formaient l’enfant et les deux animaux[Par GaelleGuilissen] [que formaient l'enfant et les deux animaux] "que formait l'enfant entre les deux animaux".

Scipion et le Président, qui avaient l’oreille fine, avaient bien entendu venir deux personnes, mais l’une de ces deux personnes était le maître, et par conséquent on le savait trop bienveillant pour supposer, même eût-on les susceptibilités excessives du chien et les mauvaises imaginations du chat, qu’il vînt avec de méchantes intentions. Quant à celui qui l’accompagnait, ce n’était pas tout à fait un inconnu pour les deux animaux. Assis sur le seuil de la porte, Scipion, et, couché sur son toit, le Président, l’avaient plus d’une fois vu passer devant la maison et même s’arrêter pour parler au docteur. Quant à cet instrument d’une forme inconnue qu’il tenait à la main, c’eût été par trop d’intelligence aux deux quadrupèdes de le suspecter, tous deux ignoraient les tonnerres d’inharmonie et de discordance qu’il renfermait dans son sein. Aussi, lorsqu’il l’approcha de sa bouche, mouvement que ne vit point Éva, mais que suivirent en clignant béatement des yeux le Président et Scipion, nul ne se douta de ce qui allait arriver.

Tout à coup la formidable fanfare éclata si terrible, que d’un seul bond le Président fut sur le toit voisin en passant à travers un carreau qui se trouvait sur sa route ; que Scipion fit entendre le plus lugubre gémissement qui fût sorti du larynx d’un chien hurlant à la lune, et qu’Éva se prit à pleurer. L’épreuve était heureuse mais non concluante, Éva pouvait aussi bien pleurer à propos de la fuite du Président ou du brusque mouvement de Scipion qu’à propos de la fanfare qui venait d’éclater si inopinément sur sa tête.

Aussi fit-il signe à Basile de s’interrompre, et comme Éva continua à pleurer encore quelques minutes, il fut impossible de connaître la véritable cause de ses larmes.

Mais, ses larmes ayant cessé, le docteur prit Scipion par le collier, afin qu’aucun mouvement de l’animal[Par GaelleGuilissen] [aucun mouvement de l'animal] "aucun mouvement venant de sa part" ne vint effrayer la malade, et ordonna à Basile de recommencer son morceau. Basile, orgueilleux de l’effet qu’il avait produit, ne se fit pas prier ; il rapprocha l’instrument de sa bouche[Par GaelleGuilissen] [ne se fit pas prier ; il rapprocha l'instrument de sa bouche] "ne se fit pas prier, rapprocha l'instrument de sa bouche", et en tira un son si terrible et si menaçant, que les larmes d’Éva recommencèrent et qu’elle fit un mouvement pour fuir comme avaient fui le Président et Scipion.

Dès lors, il n’y avait pas de doute à conserver, c’était bien la trompette qui avait fait pleurer l’enfant, et la fuite du chat et les lamentations du chien n’étaient pour rien dans ses larmes.

Le docteur, enchanté de l’épreuve et convaincu de la bonté de son système curatif, donna un écu de six livres au musicien, qui fit toutes sortes de difficultés pour recevoir de l’argent de celui dont il avait reçu la vie ; mais le docteur insista tellement, que Basile finit par mettre son écu de six livres dans sa poche, offrant à son sauveur de revenir toutes et quantes fois il lui plairait, offre obligeante, mais dont le docteur ne profita pas.

Scipion, bon caractère, esprit calme et bienveillant, revint, aussitôt que Basile fut sorti, se remettre à la disposition de l’enfant ; mais le Président, caractère plus aigre et plus rancunier, ne reparut qu’à l’heure de la pâtée.

Malgré la lenteur du traitement, car il y avait déjà plus de deux ans[Par GaelleGuilissen] [déjà plus de deux ans] "près de deux ans déjà" qu’Éva avait quitté la maison du braconnier, la joie du docteur était grande, car il ne doutait pas que la malade ne fût en voie de guérison.

Il laissa écouler trois autres mois, pendant lesquels l’enfant fut soumis[Par GaelleGuilissen] [soumis] "soumise" à un traitement électrique décroissant, car Jacques Mérey craignait de fatiguer outre mesure les organes sur lesquels il opérait ; puis, un jour, il fit apporter un orgue qui, avec toutes sortes de précautions, lui était arrivé de Paris par le roulage[Par AnneBolomier] [par le roulage] : transport des marchandises sur routes, par des voitures tractées par des chevaux (TLF)..

Il y avait bien un orgue dans l’église d’Argenton, mais il y avait aussi un curé, et Jacques Mérey était tenu par tout le clergé pour un si mauvais chrétien, qu’à moins d’exorcisme opéré sur lui, on ne lui eût point permis de faire ses expériences dans l’église.

Comme rien ne lui coûtait quand il s’agissait d’Éva, il avait donc, dans les espérances curatives qu’il fondait sur la musique, fait sans la regretter le moins du monde la dépense d’un de ces orgues de salon[Par AnneBolomier] [un de ces orgues de salon] : l'orgue de salon est un instrument à clavier et à soufflerie comme l'orgue, mais qui, à la différence de ce dernier, est muni d'anches libres au lieu de tuyaux (TLF). Le choix par Dumas de cet instrument pour l'éveil musical d'Éva n'est pas anodin, dans un chapitre placé sous le signe de l'harmonie. Également appelé « harmonium » (le terme est inventé par Debain vers 1841), il s'oppose ici à l'instrument de Basile utilisé dès les premières expériences et connu pour « les tonnerres d'inharmonie et de discordance qu'il renferm[e] dans son sein ». qui coûtaient alors cent cinquante ou deux cents pistoles, et qu’on était obligé de faire venir d’Allemagne, la fabrique d’Alexandre[Par AnneBolomier] [la fabrique d'Alexandre étant encore inconnue] : Dumas fait référence à Jacob Alexandre qui fonde en 1829 sa première entreprise, en tant que facteur d’accordéons et d’harmonicas. Édouard, le fils de Jacob, prend une part active dans l'entreprise en développant la fabrication d'harmoniums et la manufacture « Alexandre Père et Fils » devient l'un des grands noms de la facture française d'harmoniums, avec Debain ou Mustel. étant encore inconnue.

Aux larmes versées par Éva lorsque Basile avait exécuté son morceau, le docteur avait non seulement acquis la certitude qu’elle avait entendu, mais avait conçu l’espérance[Par GaelleGuilissen] [mais avait conçu l'espérance] "mais il avait conçu l'espérance" qu’elle aurait le sens musical, et que les larmes lui étaient venues aux yeux autant de la discordance du musicien et de l’instrument que de la formidable harmonie qui s’était échappée de leur réunion.[Par GaelleGuilissen] [la formidable harmonie qui s'était échappée de leur réunion] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 5 janvier.

Ce fut toute une grande affaire que l’installation de cet orgue, sur lequel Jacques Mérey comptait énormément. La question n’était pas de le placer et de l’établir avec l’aplomb convenable à ces sortes d’instruments, mais il importait[Par GaelleGuilissen] [il importait] "il s'agissait" qu’aucune vibration n’en sortît avant l’heure où Jacques Mérey désirait que ses sons mélodieux produisissent leur effet, non seulement sur l’oreille, mais aussi sur le cœur de l’enfant[Par GaelleGuilissen] [non seulement sur l’oreille, mais aussi sur le cœur de l’enfant] "non seulement sur l’oreille mais sur le cœur de l’enfant" .

On était aux premiers jours du printemps, dans cette période merveilleuse où un nouveau fluide se répand par toute la nature, et, comme une chaîne d’amour, fait éclore les êtres qui ne sont pas nés encore et rattache d’un lien plus ardent ceux qui ont déjà subi son influence.

C’était la troisième fois que les bourgeons des arbres éclataient sous les jeunes et premières feuilles d’avril depuis qu’Éva, encore enfermée dans son bourgeon d’hiver, attendait dans la maison du docteur, un rayon de ce soleil vivifiant[Par GaelleGuilissen] [un rayon de ce soleil vivifiant] "au rayon de ce soleil vivifiant" ; elle avait dix ans.

Jacques Mérey attendit que se levât une de ces journées qui remplissent toutes les conditions vivifiantes de cette aurore printanière à laquelle les choses inanimées semblent elles-mêmes devenir sensibles ; il ouvrit la fenêtre pour qu’un rayon de soleil pénétrât dans le laboratoire ; il attira les branches de lierre qui pendaient au toit[Par GaelleGuilissen] [au toit] "du toit" pour faire à ce rayon un voile de verdure ; il coucha l’enfant sous le flot tempéré de cet œil de feu, et, tandis que son sourire et ses membres détendus indiquaient ce bien-être qu’éprouve toute créature sous le regard du Créateur, il marcha à son orgue ouvert d’avance et laissa tomber ses mains sur la première mesure du Prima che spunti l’aura[Par MayaCharlet] Prima che spunti l'aura: Air tiré de l'opéra Il matrimonio segreto (Le Mariage secret, 1801) de Domenico Cimarosa (Compositeur italien, 1749 - 1801), sur un livret de Giovanni Bertati (Librettiste italien, 1735 - 1815)., de Cimarosa.

Jacques Mérey n’était pas ce qu’on peut appeler un habile instrumentiste, c’était seulement un de ces hommes d’harmonie qui ont en eux toutes les qualités intellectuelles, musicales, poétiques, qui naissent de l’accord d’un grand cœur et d’un esprit élevé. Il eût été poète, il eût été peintre, il eût surtout été musicien, si cette fureur du bien ne l’eût entraîné sur les traces des Cabanis et des Condorcet[Par AnneBolomier] [sur les traces des Cabanis et des Condorcet] : Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808) est un médecin, physiologiste, philosophe, député français au Conseil des Cinq-Cents puis sénateur de l'Empire. Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794) est un philosophe, économiste, mathématicien (célèbre pour ses travaux pionniers sur la statistique et les probabilités), député de Paris à l'Assemblée législative qu'il préside en 1792 puis élu par sept départements à la Convention. Il est de nouveau fait mention de Cabanis par le narrateur notamment au moment où Jacques Mérey assiste à une exécution capitale (voir note au chapitre 18). Quant à Condorcet, sa mort prend place dans La fille du Marquis..

Ce fut donc avec une mélodie toute particulière que l’instrument presque divin vibra sous ses doigts en sons mélancoliques et prolongés, et, comme le musicien s’était placé de manière à ne pas perdre le moindre effet produit par l’instrument sur l’auditeur, il put voir, au premier flot de mélodie qui se répandit dans l’appartement, Éva tressaillir, relever la tête, sourire, et, sur ses genoux, en s’aidant à peine de ses mains, venir à lui comme le magnétisé vient au magnétiseur, et, arrivée près de sa chaise, s’accrocher aux bâtons et se soulever de toute sa hauteur en se soutenant au dossier du siège et en s’abreuvant à cette source de notes qui jaillissait des touches de l’orgue sous les doigts du docteur.

Le docteur, joyeux, la prit dans ses bras et la pressa contre son cœur, mais Éva, l’écartant doucement, laissa retomber sa propre main sur l’ivoire de l’orgue et en tira avec une satisfaction étrange un long gémissement.

Mais elle n’essaya même pas de recommencer, et laissa retomber sa main inerte auprès d’elle, comme si elle eût reconnu l’impossibilité de produire les mêmes sons qu’elle venait d’entendre un instant auparavant.

Alors, par des mots inarticulés, elle essaya de faire comprendre son désir.

Le docteur, qui n’avait qu’une âme pour lui et pour elle, crut avoir compris ce murmure, si inintelligible qu’il fût, et, laissant retomber ses deux mains sur l’orgue, il reprit le morceau où il l’avait abandonné.

Il y avait dans la jardin, tous les ans, une nichée de rossignols ; le docteur avait recommandé par-dessus toute chose qu’on ne tourmentât jamais le mâle sur sa branche, la femelle sur son nid, les petits sous elle.

Aussi, tous les ans, quelque échappé de la nichée dernière, peut-être le même mâle et la même femelle, revenaient faire leur nid au même endroit, dans une épaisse touffe de seringas[Par GaelleGuilissen] [seringas] "syringa". Il s'agit d'une variante orthographique erronée du nom "seringat", comme l'indique Littré à sa définition : "Syringa est une erreur du Dictionnaire de l'Académie ; c'est non pas le nom du seringat, mais le nom linnéen du lilas." Par ailleurs, le seringat est un arbuste à fleurs. ; cette touffe était adossée à la tonnelle formée par des branches de tilleul entrelacées.

Comme les ordres de Jacques Mérey, à l’endroit du roi des chanteurs, avaient été observés religieusement ; comme le Président était nourri de manière à n’avoir jamais besoin de chercher ailleurs un en-cas, tous les ans, à la même époque, du 5 au 8 mai, on entendait éclater la voix merveilleuse du ménestrel nocturne.

Cette fois, Jacques Mérey guetta son retour ; il comptait éprouver sur l’organisme d’Éva cet instrument le plus merveilleux de tous, le chant de l’oiseau.

Le 7 mai, le chant se fit entendre. Il pouvait être onze heures du soir lorsque la première note parvint jusqu’au laboratoire du docteur, dont la fenêtre était ouverte. Il réveilla l’enfant.

Jacques Mérey avait remarqué que, lorsqu’on réveillait Éva[Par GaelleGuilissen] [lorsqu'on réveillait Eva] "lorsqu'Eva était réveillée", elle était d’humeur beaucoup moins souriante que lorsqu’elle se réveillait d’elle-même ; mais il espérait trop de l’épreuve pour attendre que le rossignol chantât à une heure où elle aurait les yeux ouverts. Il l’emporta toute maussade dans son berceau, et descendit avec elle au jardin.

L’enfant se plaignait sans pleurer, comme font les enfants de mauvaise humeur ; mais, à mesure que le docteur entrait dans le jardin et s’approchait de l’endroit où chantait le rossignol, la sérénité reparaissait sur le visage de l’enfant ; ses yeux s’ouvraient comme si elle eût espéré voir mieux dans la nuit que dans le jour. Sa respiration même, de haletante qu’elle était, devenait régulière ; elle écoutait non seulement de toutes ses oreilles, mais avec tous ses sens ; et, lorsque le docteur l’eût posée à terre, sous la tonnelle, elle se leva toute droite, sans appui cette fois, et marcha, en faisant de ses bras un balancier, vers l’endroit d’où venait le son.

C’était la première fois qu’elle marchait.

Il n’y avait plus aucun doute pour le docteur, tous les sons arrivaient et arriveraient désormais jusqu’à elle, tous les sens allaient rentrer chez elle par la porte des sons, le monde intellectuel allait cesser d’être un mystère pour l’enfant.

La science ou le Seigneur avait prononcé le mot de l’Évangile : [Par ReineTchicaya] Evangile selon St Marc verset 7 : 31 à 37. Dans ces versets, Jésus guérit un sourd muet. La citation est fort à propos ici puisqu'à la fin de ce chapitre la surdité d'Eva est guérie et qu'elle apprend à parler au chapitre suivant. La note participe aussi de la posture de démiurge adoptée par Merey. Comme Jésus, il accomplit ici un miracle mais grâce à la science.


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte