Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 1 - Chapitre 10

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X Ève et la pomme[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 8 janvier 1870.

Peu à peu, et seulement avec plus de vitesse qu’un enfant n’apprend à parler, Éva en vint à exprimer par la parole à peu près toutes ses pensées ; seulement, comme tous les peuples primitifs[Par MayaCharlet] peuples primitifs » p.103 : littré définit les mots "primitif" et "peuple" de la manière suivante: 1) L’état primitif d’une chose, le premier état dans lequel on sait ou l’on conjecture qu’elle était. 2) La primitive Eglise, l’Eglise considérée dans sa naissance et comme au berceau. On dit de même « Le christianisme primitif » Voltaire, Philos. Homél. Du past. Bourn), L’innocence primitive, l’état de l’âme avant le péché. L’homme primitif, Adam. (…) déf peuple : 1) Multitude d’hommes d’un même pays et vivant sous les mêmes lois. 2)Peuples se dit quelquefois des habitants d’un Etat composé de diverses provinces qui n’ont pas été réunies en même temps et qui sont régies par des lois différentes. Les peuples qui composaient l’empire romain. 3) Multitude d’hommes qui, bien que n’habitant pas le même pays, ont une même religion ou une même origine. Le peuple juif est dispersé par toute la terre. Tout le peuple chrétien. Il est intéressant de constater que le terme "peuples primitifs" ne précisent pas de quels peuples il s'agit, il peut s'agir des peules de l'Antiquité ou d'autres peuples., elle fut longtemps à s’habituer à mettre les verbes à leurs temps, s’obstinant à s’en servir seulement à l’infinitif ; mais, lorsqu’il s’agit de lui apprendre à lire, ce fut un bien autre travail.

Éva, qui avait toutes les curiosités de la nature, qui ne voyait pas un objet nouveau sans demander le nom de cet objet et sans le graver aussitôt dans sa mémoire, Éva n’avait aucune des curiosités de la science.

Elle méprisait profondément les livres et ce qu’ils contenaient. Les seuls qu’elle appréciât étaient les livres à gravures, et encore, quand elle regardait la gravure, si Jacques Mérey se refusait à lui en donner l’explication, ce qu’il faisait de temps en temps pour exciter sa curiosité, elle passait sans se plaindre et sans insister aux gravures suivantes[Par CharisseBabouche] "aux gravures suivantes". Les livres à gravures sur bois connaissent un grand succès au XIXème siècle mais ils existent bien avant. Les gravures ornent la couverture de l'ouvrage ou l'intérieur même du libre. Les gravures sont une manifestation du pouvoir de l'image, notamment sur ceux qui ne savent pas lire. L'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert contient de nombreuses "planches" qui participent de la démocratisation de l'accès au savoir. Éva ne s'intéresse pas aux mots mais aux images qui sont plus parlantes pour elle. . Le docteur se demandait comment il parviendrait à vaincre une pareille insouciance.

Il chercha quelque temps, puis une idée lui vint qui lui parut et qui en effet était en tout point lumineuse. Un jour, il prépara du phosphore, prit Éva par la main, descendit dans la cave, en ferma le soupirail de manière que[Par GaelleGuilissen] [de manière que] "de manière à ce que" la lumière n’y pénétrât point ; puis alors, avec un pinceau, il traça sur la muraille la première lettre de l’alphabet : la lettre à l’instant même apparut toute en flamme.

Éva jeta un petit cri ; mais sa peur disparut bientôt à côté de cette lettre qui s’effaçait lentement, c’est vrai, mais qui allait s’effaçant. Il traça un b, puis un c, puis un d, puis un e.

Il s’arrêta à ces cinq lettres.

Encore ? dit Éva.

Oui, répondit Jacques, mais quand tu les auras nommées l’une après l’autre et que tu les sauras par cœur.

Et il traça de nouveau un a sur la muraille.

Quelle est cette lettre, demanda le docteur.

Éva fit un effort, et, tandis que la lettre allait s’effaçant :

Un a, un a, dit-elle.

Le docteur sourit. Il avait trouvé le moyen d’intéresser la curiosité d’Éva à l’endroit de cette chose si abstraite et si difficile pour les enfants qu’on appelle la lecture.

Un mois après, Éva savait lire.

Il n’en était point de même pour la musique[Par CharisseBabouche] "Il n'en était point de même pour la musique.". Emile ou de l'éducation (1762) de Rousseau est un traité d'éducation qui inspire de nombreuses générations. Le fait que Éva sache lire et non jouer d'un instrument rappelle les principes de Rousseau. De deux à douze ans, il est nécessaire d'apprendre l'alphabet à l'enfant pour qu'il puisse substituer aux cris ou au silence, le langage humain. L'apprentissage de la musique ne s'opère que tardivement, ce qui explique la difficulté d'Éva à apprendre le piano, même si elle en apprécie l'air. .

Éva l’adorait ; ses moments de récréation, ou plutôt ses heures de joie, étaient quand le docteur se mettait au piano, et, comme maître Wolfram[Par MayaCharlet] Maître Wolfram p.104: opéra comique français en un acte d’Ernest Reyer (1823-1909), Livret de Joseph Méry (1797-1866) et Théophile Gautier (1811-1872), première représentation : Paris, Théâtre Lyrique, 24 mai 1854. , les mains sur les touches, les yeux en l’air, l’âme au ciel, jouait quelque splendide rêverie de ces vieux maîtres qu’on appelle Porpora[Par MayaCharlet] Porpora p.104 : Nicola Porpora (1686-1768), Compositeur et professeur de chant., Haydn[Par MayaCharlet] Haydn, p.104 : Michael Haydn (1737-1806), compositeur. ou Pergolèse[Par MayaCharlet] Pergolèse p.104: Giovanni Battista Pergolesi (Pergolese), 1710-1736, Compositeur, maître de chapelle et organiste. . Mais, quand il voulait faire sourire d’un sourire plus doux les charmantes lèvres d’Éva et attirer une larme à l’angle de son œil si brillant qui se voilait en devenant humide, c’était le premier air qu’elle avait entendu, c’était le Prima che spunti l'aura[Par MayaCharlet] Prima che spunti l’aura p.104 : Cf. note Prima che spunti l'aura dans le chapitre 8 de la même édition. que jouait le docteur.

Souvent l’enfant s’était approchée du piano et avait posé ses petites mains dessus, mais ses doigts n’avaient point encore la force nécessaire à la pression des touches ; puis son professeur, avec sa logique habituelle, ne voulait lui rien apprendre à demi et par routine. Il attendait donc qu’elle sût lire ses lettres pour lui faire lire ses notes, et peut-être comptait-il aussi sur son grand désir d’apprendre la musique pour lui faire une récompense des choses antipathiques par celles qui lui paraissaient lui être les plus agréables.

Il en résultait qu’Éva avait toujours écouté, toujours regardé avec la plus grande attention le docteur, mais n’avait jamais essayé, même en son absence, de tirer le moindre son de l’instrument.

Ici se place l’évolution d’un phénomène psychologique dont jamais le docteur n’avait été témoin, et qui fut tout simplement pour lui un de ces hasards providentiels[Par MayaCharlet] hasards providentiels p.105 : le Littré définit la Providence et le hasard de la manière suivante : Providence : 1) Suprême sagesse par laquelle Dieu conduit tout. Hasard : 3) Le hasard, l’ensemble des événements non liés à des causes, par opposition au destin, qui est l’ensemble des événements prédestinés. L’opposition entre les deux termes est intéressante car elle oppose la notion de destin écrit à celle du hasard pur, toutes deux antithétiques. qui viennent en aide à l’homme de science, et qui semblent une récompense de la nature pour son fervent adorateur.

On était au mois d’août ; un orage terrible éclata, un de ces orages comme il en fond sur le Berri, et au milieu des éclairs duquel on croirait que l’on va entendre, au lieu du tonnerre, la trompette du jugement dernier[Par MayaCharlet] trompette du jugement dernier p.105 : Le jugement dernier, le jugement par lequel, suivant les chrétiens, Dieu jugera les vivants et les morts à la fin du monde. .

Ce n’était pas le premier orage qui eût éclaté sur Argenton depuis qu’Éva avait franchi la barrière qui conduit de la végétation à l’existence.

Pendant les premiers orages, et avant d’être soumise à l’électricité, l’enfant avait éprouvé des tressaillements nerveux et des terreurs involontaires qui avaient donné à Jacques Mérey la première idée d’appliquer à sa guérison cette même électricité qui la secoua si violemment des pieds à la tête[Par MayaCharlet] Cette même électricité qui la secoua si violemment des pieds à la tête p.105 => il s’agit du seul moment où il est explicité qu’Eva va être foudroyée. .

Nous avons vu qu’en effet, pendant deux ou trois ans, il avait soumis Éva à un traitement tout particulier dont l'électricité était la base[Par MayaCharlet] un traitement tout particulier dont l’électricité était la base p.105 : Electricité médicale, se dit quelquefois de l’application de l’électricité au traitement de certaines maladies. (Littré). Si l’électricité statique est connue depuis l’Antiquité, son application médicale date du milieu du XVIIIème siècle. , et il avait pu remarquer que, plus il avançait dans ce traitement, moins Éva était accessible à ce phénomène météorologique qu’on appelle l’orage. Elle en était arrivée à ne plus craindre ni la lueur des éclairs, ni le bruit du tonnerre, mais elle n’en était pas encore arrivée à en recevoir une joyeuse perception.

Jacques Mérey fut donc assez étonné, cet orage ayant éclaté dans des conditions de violence telles qu’il ne se souvenait pas d’en avoir entendu un pareil ; Jacques Mérey fut donc très étonné de voir la jeune fille non seulement n’éprouver aucune crainte, mais encore manifester une sensation de bien-être étrange.

Les portes et les fenêtres étaient fermées selon l’habitude, pour ne pas établir de courant d’air ; mais Éva alla droit à la fenêtre et l’ouvrit juste au moment où un éclair combiné avec un coup de tonnerre effroyable éclatait au-dessus de la maison. L’éclair et le coup de tonnerre avaient été tellement simultanés, que le docteur s’élança et tira Éva à lui, croyant que le tonnerre allait tomber sur la maison même ou tout proche d’elle.

Mais, dans ce mouvement presque involontaire, Éva s’arracha de ses mains et courut à la fenêtre en criant :

Non, non, laisse-moi voir les éclairs ; laisse- moi entendre le tonnerre, cela me fait du bien.

Elle écarta les bras et elle aspira cet air tout chargé d’électricité avec un bonheur que trahissait la sensualité de sa pose et de son visage.

Ses traits s’illuminaient comme si elle eût été en communication avec la flamme céleste.[Par MayaCharlet] Ses traits s’illuminaient comme si elle eût été en communication avec la flamme céleste p.106 : Il s’agit d’une référence religieuse évidente, mais qui peut aussi faire référence à l’électricité selon la théorie de Nollet qui fait de l’électricité un fluide hypothétique auquel on attribue la production des phénomènes électriques, dans son ouvrage intitulé Essais sur l’électricité des corps. (Littré et Claude Renner naissance de l’électricité médicale).

On eût dit que l'orage se répercutait dans cette chétive créature et doublait ses forces.[Par MayaCharlet] on eût dit que l’orage se répercutait dans cette chétive créature et doublait ses forces p.106 : le narrateur propose au lecteur un traitement fantastique de la cause du changement d’Eva.

En ce moment, et comme le docteur la laissait maîtresse absolue de ses actions, elle se dirigea vers l’orgue, l’ouvrit, et, d’une manière incomplète sans doute, mais suffisante pour en reconnaître le principal motif, elle joua le fameux air de Cimarosa[Par MayaCharlet] Cimarosa p.106 : Domenico Cimarosa (1749-1801), Compositeur, organiste et maître de chapelle. ,[Par GaelleGuilissen] [le fameux air de Cimarosa]Cimarosa est en italique dans le journal.devenu son air favori.

Le docteur écoutait dans l’étonnement, presque dans l’admiration ; il ignorait, ce qui a été reconnu depuis, les aptitudes étranges des facultés instinctives qu’ont certains individus, et particulièrement les fous[Par MayaCharlet] particulièrement les fous p.106 : introduction par Dumas au thème de la folie et de l’idiotie et à l’étude du psychiatre Bénédict-Augustin Morel (1809-1873) : Etudes cliniques. Traité théorique et pratique des maladies mentales considérées dans leur nature, leur traitement et dans leur rapport avec la médecine légale des aliénés. Nancy et Paris, Grimblot et veuve Raybois et Victor Masson, 1852-1853 ; Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives. Paris, Londres et New-York, J-B Baillière, 1857. , pour la musique.

Et, en effet, c’est Gall[Par ClaireCheymol] Franz Joseph Gall (1758-1828), médecin anatomiste et fondateur de la phrénologie, science qui vise à déceler les facultés d’après la palpation des reliefs du crâne. En étudiant le crâne de Rossini et d’Haydn, il découvre notamment la bosse de la musique située au milieu du front.[Par MayaCharlet] Gall p.106 : Franz Joseph Gall, 9 avril 1758 – 22 août 1828, médecin, neuro-anatomiste, père de la phrénologie (« étude des fonctions des différentes parties du cerveau et de leurs relations avec les penchants de l’homme » par l’observation de la conformation externe du crâne). qui, le premier, a signalé des individus qui, sans maîtres aucuns, étaient nativement des musiciens, des dessinateurs, des peintres.

En peinture, Giotto[Par MayaCharlet] Giotto p.106 : Giotto (1265-1336), Peintre, mosaiste et architecte. et Corrège[Par MayaCharlet] Corrège p.106 : Le Corrège (1489-1534) : Peintre de scènes mythologiques et sujets religieux, Dessinateur et décorateur, certaines sources le donnent comme né en 1494. avaient donné un exemple, dont les autres, plus tard, donnèrent la preuve.

Un des hommes qui ont le mieux et le plus étudié la folie et surtout l’idiotisme, M. Morel[Par MayaCharlet] M. Morel p.107 : cf réf « particulièrement les fous ». , de Rouen, me racontait avoir connu des imbéciles, des idiots véritables, qui exécutaient à première vue la musique la plus difficile[Par ClaireCheymol] Bénédicte Morel (1809-1873), médecin aliéniste, célèbre pour sa théorie de la dégénérescence qui postule la déviation maladive d’un type primitif de l’homme. On lui doit le Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles, et morales de l’espèce humaine (1852). Il s’intéresse en particulier aux maladies infantiles et à l’hérédité. Dans ses Etudes cliniques ou Traité des maladies mentales (1852), il rapporte effectivement l’exemple d’un jeune idiot, qui fait de rapides progrès en pratiquant le tambour et parvient rapidement à tenir l’orchestre de l’asile. , mais qui ne jouaient pas avec plus de compréhension, plus de sentiment, plus d’âme, ce morceau la centième fois que la première ; leur talent était le résultat d’un instinct inné, d’une aptitude naturelle, d’une certaine disposition artistique qui doit faire admettre les localisations cérébrales[Par MayaCharlet] localisations cérébrales p.107 : référence à la théorie de Gall . , sans que l’on puisse dire au juste dans quelle case du cerveau est nichée telle ou telle faculté ; et la preuve que tout cela n’est qu’instinct, c’est que, comme nous l’avons dit, ces individus-là ne progressent point et restent toujours au même degré, ne peuvent rien inventer et rien perfectionner.

C’est un pur instinct qui naît et qui meurt avec eux.

Il y a parmi les hommes les mêmes dispositions qu’entre les animaux, et c’est une conséquence de cette logique absolue de la nature, qui ne laisse pas plus d’intervalle dans la chaîne physique des corps que dans l’échelle des intelligences.

L’abeille et le castor sont certainement les plus instinctifs des animaux, mais ils sont bien moins intelligents que le chien, qui est capable d’une certaine éducation et chez lequel existent des facultés affectives susceptibles d’être développées.

Parfois certaines facultés instinctives chez les individus sont le résultat d’une maladie. Mondheux Mondeux, le célèbre calculateur[Par ClaireCheymol] Henri Mondeux, jeune berger, fils d’un bûcheron, ne sachant ni lire ni écrire, est un calculateur prodige. Il est l’exemple même de l’idiot savant, dont l’aptitude exceptionnelle pour l’arithmétique, non liée à l’intelligence, est instinctive et congénitale. , était épileptique ; il possédait, et cela à la plus haute puissance, la table des logarithmes, mais il eût été incapable de raisonner un problème de simple arithmétique.

M. Morel, que je ne saurais trop citer, dont j’ai profondément étudié le livre[Par ClaireCheymol] Sans doute le Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles, et morales de l’espèce humaine parue en 1857 puisque Dumas fait usage de la théorie de la dégénérescence au chapitre 13. Il pourrait également s’agir du Traité des maladies mentales (1852-1853) qui relate des cas d’idiotie. Dumas semble avoir pris connaissance des deux œuvres., et dont j’ai avidement écouté les avis lorsque j’ai entrepris l’histoire si simple et en même temps si pleine de difficultés que je mets sous les yeux de mes lecteurs, me racontait encore, lorsque je l'eus consulté[Par MayaCharlet] lorsque je l’eus consulté p.108 : référence directe de la part de l’auteur sur sa phase de création, informant le lecteur de la documentation et des recherches qu’il a mobilisées notamment auprès du Docteur Morel. sur la possibilité de facultés développées par l’orage chez une jeune fille devenant adulte, qu’il avait soigné un jeune instinctif qui jouait à première vue les morceaux des plus grands maîtres, et cela mieux que n’eût fait son professeur ; mais il n’avait jamais pu acquérir la moindre notion de composition musicale, et il était incapable de perfectionnement.

Mais, ajoutait M. Morel, le plus étonnant de tous les idiots que j’ai connus, celui que je me plaisais à présenter aux médecins qui nous visitaient, c’était un nommé Perrin, né dans un village près de Nancy, où le crétinisme[Par ClaireCheymol] Terme parent de l’idiotisme. Le crétin, souvent associé au goitreux, est arriéré sur le plan mental, intellectuel et physique. A ce propos, on peut consulter les planches de l’atlas de Bénédicte Morel qui illustrent les marques physiques et anatomiques du crétinisme. Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives. Paris, Londres et New-York, J.-B. Baillière, 1857. http://www.histoiredelafolie.fr/psychiatrie-neurologie/traite-des-degenerescence-atlas-de-benedict-augustin-morel est endémique. Celui-là était un idiot dans la pure acception du mot, sourd et muet, ne poussant que des cris inarticulés. On l’occupait à soigner les vaches. Un jour qu’il passait au moment où le tambour du village faisait une annonce, on le vit tourner comme un furieux autour du musicien officiel, lui arracher son tambour, lui prendre ses baguettes, et se mettre à battre une marche des plus ronflantes et des plus justes.

M. Morel le demanda à sa commune. On le lui accorda, et il devint dans son hôpital le tambour en chef de la section des imbéciles. C’était lui qui dirigeait la promenade quand les malades sortaient.

Jacques Mérey ne connaissait point tous ces exemples, qui furent le résultat des observations faites depuis les événements dont il fut le principal héros ; aussi fut-il prodigieusement étonné en voyant le fait qui s’accomplissait sous ses yeux, et auquel il n'eût certes pas cru[Par MayaCharlet] et auquel il n’eût certes pas cru : p.108 L’hypothèse peut être émise que Dumas instaure ici un pacte avec le lecteur pour accepter le surnaturel. s’il l’eût lu dans un livre ou s’il lui eût été raconté par un de ses confrères. Il résolut de ne pas perdre un instant pour mettre Éva à la musique comme il l’avait mise à la lecture.

Mais Éva refusa toutes ces précautions dont Jacques avait entouré ses études alphabétiques ; elle prit le solfège, l’ouvrit à la première page, et dit de sa voix la plus caressante :

Montrer à moi, cher Jacques !

Et Jacques commença sa leçon à l’instant même, et huit jours après, Éva connaissait les notes, leur valeur, les signes qui, ajoutés à la clef, haussent ou abaissent les tons.

Un mois après, elle jouait à livre ouvert tous les morceaux transcrits[Par MayaCharlet] un mois après, elle jouait à livre ouvert tous les morceaux transcrits pour orgue qu’on lui présentait. p.109 : Dumas présente les facultés surnaturelles d’Eva comme la conséquence du phénomène déjà surnaturel de la foudre qui s’est abattue sur elle, et appuie le caractère divin de ce phénomène. pour l’orgue qu’on lui présentait.

Nous l’avons vu, Jacques Mérey s’était emparé de tous les moyens capables d’agir sur cette intelligence assoupie, sur cette Belle au bois dormant[Par MayaCharlet] Belle au bois dormant p.109 : La référence au conte de Charles Perrault place Jacques Mérey, par comparaison, au même niveau que le prince charmant. qui avait attendu si longtemps que l’on eût rompu le charme dont une des mauvaises fées de la nature l’avait affligée dans son berceau.

Nous l’avons vu successivement employer la science occulte[Par MayaCharlet] Science occulte p.109 : Occultisme : Ensemble des théories et des pratiques fondées sur la théorie des correspondances, selon laquelle tout objet appartient à un ensemble unique et entretient avec tout autre élément de cet ensemble des rapports nécessaires, intentionnels, non temporels et non spatiaux (les pratiques se classent en mantique, magie et alchimie) , selon le dictionnaire Larousse 2017. , , la science réelle[Par MayaCharlet] science réelle p.109 : Dumas la place en opposition à la science occulte : étudiant le visible et visible de tous. , les mystérieuses révélations de la nature. Nous l’avons vu recourir à Albert le Grand[Par MayaCharlet] Albert le Grand p.109 : Saint Albert le Grand (nom Albrecht von Bollstadt) 1200-1280 : frère dominicain, philosophe, théologien, naturaliste, chimiste ayant eu pour disciple Saint Thomas d’Aquin. , à Hermès[Par MayaCharlet] Hermès p.109 : Selon le Littré, Hermès trismégiste, c’est-à-dire Hermès trois fois grand, est un personnage auquel on attribuait une très haute antiquité, et un livre composé d’idées religieuses et philosophiques de source égyptienne et grecque ; ce livre est postérieur à l’ère chrétienne. L’art d’Hermès, ainsi dit d’Hermès trismégiste, désigne la pierre philosophale, l’alchimie. Le minéral d’Hermès, le mercure « Là de l’antique Hermès le minéral fluide S’élève au gré de l’air plus sec ou plus humide » (Colardeau, Ep. A Duhamel.) , à Raymond Lulle[Par MayaCharlet] Raymond Lulle p.109 : Raymond Lulle (1232-1315) : philosophe, poète, théologien, missionnaire, apologiste chrétien et romancier majorquin. , à Cornélius Agrippa[Par MayaCharlet] Cornélius Agrippa p.109 : Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim (14 septembre 1486-18 février 1535) : savant occultiste et ésotériste. , à la Bible. Un jour, il avait lu dans le livre du Seigneur un passage qui exprime hardiment l’action d’un être sur un autre être, l’omnipotence de la volonté, la force magnétique du regard[Par MayaCharlet] la force magnétique du regard p.109 : Le Littré indique que le magnétisme désigne le terme par lequel certains médecins alchimistes désignaient une espèce de sympathie occulte. La guérison par le magnétisme s’effectuait en appliquant du sang tiré du malade les remèdes qui devaient opérer sur la masse entière du sang, Dict. de Trévoux. Selon le mesmérisme, il peut désigner le Magnétisme animal, ou, simplement, un système de pratiques à l’aide desquelles on produit sur le corps humain des phénomènes insolites, comparés dans l’origine à ceux qui caractérisent l’aimant (Doctrine de Mesmer : cnrtl.fr : Mesmérisme : Doctrine de Mesmer, en vogue à Paris de 1778 à 1785, selon laquelle tous les êtres sont soumis à l’influence d’un fluide magnétique permettant de guérir les maladies, notamment les maladies nerveuses). , l’irrésistible commandement du fort au faible.

C’est quand Jéhovah envoie Moïse au pharaon[Par MayaCharlet] Moise au pharaon p.109 : la Bible, Livre de l’Exode (3-4). [Par GaelleGuilissen] [Jéhovah envoie Moïse au pharaon] "Jéhovah envoie Moïse à Pharaon" et lui dit : « Tu seras le dieu de cet homme. »

Envoyé par la science auprès d’une idiote qui s’opiniâtrait à ne pas laisser sortir les forces de son intelligence captive, Jacques Mérey suivit le précepte donné à Moïse, et se fit le dieu de cette enfant.

Ses agents extérieurs étaient autant d’intermédiaires par lesquels il faisait parvenir ses ordres jusqu’à elle : le Président, Scipion, la vieille Marthe, Antoine, Basile, les étoffes qui récréaient sa vue, les fleurs qui charmaient son odorat, les pelouses sur lesquelles elle se roulait, l’eau de la source qu’elle buvait à même le réservoir, tout dans la nature devenait ainsi à son caprice une vaste machine électrique qu’il chargeait, si on ose dire ainsi, de l'irrésistible fluide de sa volonté.[Par MayaCharlet] irrésistible fluide de sa volonté p.109 : renvoie au magnétisme et à la doctrine de Mesmer.

Éva commençait à être femme physiquement et moralement, mais elle ne connaissait pas encore son sexe.

Élevée par le braconnier et par sa mère, elle n’éprouvait aucun embarras à demeurer nue devant eux.

Depuis qu’elle avait été transportée chez le docteur, depuis qu’elle avait été baptisée du nom d’Éva et qu’elle était devenue la reine de son Éden[Par MayaCharlet] Eden p.110 : Nom que l’Ecriture donne au paradis terrestre, c’est-à-dire au lieu de délices dont Dieu fit la demeure du premier homme dans l’état d’innocence. Par extension, lieu de délices et de bonheur tranquille. , elle courait revêtue d’une simple chemise tantôt rouge (nous avons vu l’effet que cette couleur produisait sur elle), tantôt bleue, toujours d’une couleur voyante, avec l’innocence de celle dont elle portait le nom.

Il est vrai qu’Ève[Par MayaCharlet] Eve p.110 : La femme d’Adam, la mère du genre humain. , supériorité ou infériorité sur Éva, n’avait pas même la chemise.

Lorsque le docteur avait pris cette décision de n’enfermer le corps de l’enfant dans aucun lien, lorsqu’il l’avait revêtue du plus simple de tous les vêtements, il s’était assuré qu’aucun œil profane ne pouvait pénétrer sous l’épaisseur des ombrages de son jardin.

D’ailleurs, Éva était très obéissante ; le docteur lui avait indiqué son domaine, et elle s’y était toujours enfermée scrupuleusement.

Éva n’avait pas été vue même par le serpent.

On était arrivé à l’automne de l’année 1791 ; depuis six ans, le docteur poursuivait son œuvre.

Éva allait avoir quatorze ans.

Il y avait, au centre du jardin, sur le plateau au pied duquel jaillissait la source, il y avait, nous l’avons dit[Par GaelleGuilissen] [nous l'avons dit] "nous l'avons déjà dit", un superbe pommier tout chargé de fleurs en avril, tout chargé de fruits en septembre. Éva, comme son aïeule, aimait beaucoup les fruits, et surtout les pommes.

Jacques Mérey fit sur cet arbre ce qu’il avait déjà fait sur le miroir ; il aimanta pour ainsi dire le feuillage d’une force d’attraction et de volonté ; les arbres jouent un rôle important dans les annales de la science mesmérienne. On sait quelle juste célébrité s’attacha, dans le dernier siècle, à cet ormeau séculaire de Buzancy[Par GaelleGuilissen] [Buzancy] Dans le journal, le nom est incorrectement écrit "Busanncy"., à l’ombre duquel M. de Puységur observa les merveilles du somnambulisme.

Au cours des effets[Par GaelleGuilissen] [Au cours des effets] "Au secours des effets" qu’il cherchait à produire, Jacques Mérey appelait toujours les explications de la physique occulte. Il croyait que les arbres surtout étaient de grands appareils destinés à recevoir et à transmettre la matière subtile de l’homme. Voilà pourquoi il avait arrêté sa pensée sur le pommier ; la similitude dans l’espèce n’avait été que le second motif de son choix.

Éva sortit de la maison à son heure accoutumée ; c’est-à-dire vers huit heures du matin, et, comme si elle eût été attirée par l’arbre magnétique ou simplement par le fruit de la gourmandise, elle se dirigea du côté des belles pommes mûres qui détachaient sur le vert foncé des branches leur couleur de pourpre et d'or.[Par MayaCharlet] de pourpre et d’or p.111 : référence aux pommes d’or du jardin des Hespérides : Le Littré précise ce terme de mythologie : Les Héspérides désignent trois sœurs, filles d’Hespérus. Le jardin des Hespérides est fameux dans la Fable, parce qu’il produisait des pommes d’or gardées par un dragon, et que ces trois sœurs y nourrissaient des moutons dont la toison était d’or. Pâris est chargé par les trois déesses Aphrodite, Héra et Athéna de les départager en offrant l’une des pommes d’or à la plus belle. Il choisit de l’offrir à Aphrodite qui lui promet la main de la plus belle des femmes. Jalouses de n’avoir point été choisies, Héra et Athéna hairent Pâris et protégèrent les grecs. Elle était presque nue. Jamais de plus belles formes[. ne s’accusèrent avec plus de liberté ! On eût dit une des trois Grâces de Germain Pilon[Par MayaCharlet] trois grâces de Germain Pilon p.111 : statue faisant partie du « monument du cœur » d’Henri II, commandé en 1559 par Catherine de Médicis : pour ces Trois Grâces, Pilon a repris la composition d’ensemble d’un brûleur d’encens ayant appartenu à François 1er. Il a transformé les figures d’origine en nymphes à long cou et petite tête, idéal de beauté de son temps , si chastement et si coquettement drapées à la fois, qu’en laissant presque tout voir elles laissaient tout désirer.

Mais ces splendeurs de la nature, ces trésors de la beauté physique étaient couverts et sanctifiés aux yeux de Jacques Mérey par le plus chaste de tous les voiles : par la science.[Par MayaCharlet] par le plus chaste de tous les voiles : par la science. p.111 : Le narrateur procède ici à une annihilation de tout érotisme chez Jacques Mérey, du fait de son état de médecin. Cela n’est pas sans rappeler le débat dans Le rêve de d’Alembert de Diderot, dans lequel le médecin Bordeu se lance dans une description clinique et précise du sexe féminin. Accusé d’obscénité par D’Alembert, Bordeu se défend et se protège de toute imputation de curiosité érotique, expliquant que « quand on parle de sciences, il faut se servir de mots techniques » . Florence Lotterie, dans le séminaire qu’elle dispense à l’Université Denis Diderot, intitulé Impitoyables Lumières, rappelle l’importance de l’affirmation d’absence de curiosité érotique dans la figure du médecin, reprise notamment dans la littérature. On peut supposer que Dumas inscrit Jacques Mérey dans la continuité de la figure du médecin entièrement dévoué à la science, dénué de toute curiosité érotique envers la femme à laquelle il consacre sa vie.

Ne voit-on pas, dans les ateliers, des peintres et des sculpteurs cesser d’être hommes devant un beau modèle nu.

Ils sont artistes.

Dans cette belle créature, Jacques Mérey ne voyait point une femme, mais un sujet à guérir.

Il était médecin.

Quand la pauvre enfant, se levant sur la pointe des pieds pour atteindre celle des pommes qu’elle convoitait, eut cueilli cette pomme et satisfait sa gourmandise[Par MayaCharlet] eut cueilli cette pomme et satisfait sa gourmandise p.111 : Le Littré définit la gourmandise de la façon suivante : 1) vice du gourmand, le péché de gourmandise. 2) Par analogie : Défaut d’un arbre, d’une branche qui se nourrit au détriment des autres. Dumas opère ici une réécriture de l’épisode de la Genèse dans lequel Eve cède à la tentation d’un péché capital et mange le fruit défendu (Gen, 25, 34). , le docteur sortit de derrière le buisson où il était caché.[Par MayaCharlet] le docteur sortit de derrière le buisson où il était caché p.111 : mise en scène, voyeurisme de Jacques Mérey, toujours présenté comme supérieur à Eva, dans sa connaissance scientifique, humaine, comme dans sa connaissance d’une mise en scène dont ne se doute pas Eva.

Le premier mouvement d’Éva fut un petit cri de surprise et de frayeur, le second fut de s’élancer vers le docteur ; mais, comme Jacques Mérey fixait à dessein sur sa nudité un regard profond et hardi[Par MayaCharlet] à dessein sur sa nudité un regard profond et hardi. p.111 : Le potentiel érotique est mentionné comme feint mais présent quand même. Le lecteur est en droit de se demander si le narrateur ne lui présente pas une version de Jacques Mérey que ce dernier serait sans le « chaste voile » de la science. , la jeune fille, comme sous un rayon de soleil trop brillant, baissa les yeux, et, voyant son sein qui était nu, elle se fit de ses belles mains[Par GaelleGuilissen] [de ses belles mains] "de ses deux belles mains" croisées un fichu pour le cacher. On eût dit la statue antique de la Pudicité[Par AnneBolomier] [la statue antique de la pudicité] : la pudicité est une vertu dont les Romains avaient fait une déesse. Dumas fait sans doute référence ici à l'une des huit statues qui ornent la galerie des glaces du château de Versailles, la Faustine mère, dite Crispine, en Pudicité, venant de Bengazi, signalée dans les différentes éditions de la Description de Versailles de Piganiol de la Force, et dans le Versailles immortalisé de Jean-Baptiste de Monicart (références citées par Étienne Michon dans « Trois statues antiques au Louvres » http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1903_num_16_70_6177). Éva adopte presque le même geste que cette statue qui se couvre la poitrine des mains (insérer l'image de la statue http://www.allposters.nl/-sp/La-Pudicite-statue-antique-marbre-dans-la-Galerie-des-Glaces-v-1685-d-Poster_i7346904_.htm.

Le docteur alla à elle, lui prit la main.

Elle releva les yeux, les baissa de nouveau, et un nuage rose se répandit sur le marbre de la statue.

Elle avait rougi[Par MayaCharlet] Elle avait rougi : elle était femme p.112 : Mention de la vie humaine qui animerait enfin Eva. : elle était femme.

[Par MayaCharlet] Pygmalion p.112 : Dans la mythologie grecque, Pygmalion était un sculpteur qui tomba amoureux de sa création, Galatée, une statue rendue vivante grâce à Aphrodite. Ovide relate cet épisode mythologique dans Les Métamorphoses (livre X, 243-297). Pygmalion était dépassé, Galatée[Par MayaCharlet] Galatée p.112 : cf note sur Pygmalion. n’avait pas rougi : elle n'était que déesse[Par MayaCharlet] elle n’était que déesse ! p.112 : la vie humaine dépasserait le statut humain, contrairement à la chute opérée dans la Genèse, ici la découverte d’Eva ne la mène pas à la chute mais à l’éveil et la vie. !


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