Corpus Le Docteur mysterieux

Tome 1 - Chapitre 11

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XI La baguette divinatoire[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 8 et du 9 janvier 1870.

Il ne manquait plus à Éva qu’une chose pour devenir ce que Jacques Mérey voulait faire d’elle, c’est-à-dire un être accompli du côté de l’intelligence comme elle l’était du côté de la beauté.

Il ne lui manquait plus que d’aimer.

L’esprit des femmes est encore plus dans leur cœur que dans leur tête.

L’état habituel d’Éva avant les derniers événements que nous venons de raconter, et quand la vie végétative l’emportait sur la vie intellectuelle, était l’indifférence ; elle avait le même visage pour les personnes que pour les choses ; non seulement elle ne comprenait pas, mais, à part Scipion, elle n’aimait pas. Or[Par GaelleGuilissen] [Or] "Mais", depuis que tout son être avait été bouleversé par de fécondes émotions, depuis qu’elle avait failli s’évanouir dans les bras de Jacques Mérey, depuis qu’ayant goûté le fruit de l’arbre du bien et du mal, elle avait rougi devant lui comme Ève devant le Seigneur ; sans éprouver encore l’amour, elle éprouvait déjà le trouble des instincts amoureux ; mais, entre ces pâles clartés de sentiments communs à tous les êtres, et ces lumineuses effluves du cœur qui font de la femme l’être le plus aimant et le plus aimé de la Création, il y a un abîme.

Pour animer cette fleur et lui donner le parfum de la femme comme il venait de lui en donner déjà la coloration, le docteur comptait beaucoup sur la puissance du regard.

Tous les anciens avaient mis dans le regard le siège de la puissance et de l’action physiologique d’un être sur les autres êtres ; Horace n’a été que l’écho des traditions de l’Orient lorsqu’il nous représente Jupiter, le grand magnétiseur des mondes, qui remue tout l’Olympe par un froncement de sourcil, cuncta supercilio moventis[Par AnneBolomier] [cuncta supercilio moventis]: Cuncta supercilio moventis (liv. III, ode I, v. 8) : « qui fait tout trembler en fronçant le sourcil » est un vers du poète latin Horace (né à Vénose en 65 av. J.-C. et mort à Rome en 8 av. J.-C) certainement inspiré de Homère dans l'Illiade : « Ainsi parla Jupiter, et il accompagna ces paroles d’un mouvement de ses sourcils noirs, qui ébranla tout l’Olympe » (Chant I)..

Cette idée de la puissance du regard, dont nous voyons au reste à tout moment des exemples même sur les animaux, était tellement répandue chez les Juifs que Jésus-Christ fait plusieurs fois allusion à la différence du bon et du mauvais œil[Par MarionDelarche] [mauvais œil] voir l'Évangile selon Saint Matthieu, 6.22-23 "L’œil est la lampe du corps. Si ton oeil est en bon état, tout ton corps sera éclairé; mais si ton œil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres"..« Ton œil, dit-il, est la lanterne de ton corps ; si ton œil est simple et droit, tout ton corps sera lucide ; si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. »

L’œil du docteur était bon, car Jacques Mérey était une de ces rares créatures envoyées sur la terre pour le bien de leurs semblables.

Il aimait. Suprême preuve de bonté ; c’était pour se répandre comme Dieu dans ses ouvrages qu’il avait la passion de créer et de guérir.

En promenant cet œil conducteur de sa volonté sur tous les objets dont s’approchait Éva, il tendait à se mettre psychologiquement en relation avec elle ; il cherchait en quelque lieu du corps où Dieu l’avait placée l’âme de la jeune fille. Pur comme ce ciel qu’Hippolyte[Par AnneBolomier] [Pur comme ce ciel qu'Hippolyte implore en témoignage de sa chasteté] : au sujet d'Hippolyte, voir la note au chapitre 3. implore en témoignage de sa chasteté, c’était à l’âme qu’il en voulait et non au corps.

Entourée de Jacques comme d’une atmosphère immense, Éva le retrouvait invisible, mais présent en tout ce qu’elle touchait, car le docteur avait eu soin d’agir sur tous les meubles de la chambre qu’elle habitait, sur tous les arbres, sur toutes les fleurs du jardin dont elle était la plus belle fleur, sur les bagatelles de sa toilette, jusque sur la nourriture qu’elle prenait, jusque sur l’air qu’elle respirait. Souvent, lorsqu’elle demandait un verre d’eau, il avait soin de le charger de son souffle[Par GaelleGuilissen] [de son souffle] "avec son souffle", et c’était comme s’il lui eût donné son âme à boire. Tous ces objets, vivifiés par lui dans un seul but, étaient autant de sacrements qui le mettaient en communion avec l’intéressante créature à laquelle il sacrifiait sa vie, et du bonheur de laquelle il voulait faire son bonheur[Par GaelleGuilissen] [autant de sacrements [...] son bonheur] "autant de sacrements à l’aide desquels il communiait avec celle à la vie de laquelle il sacrifiait sa vie, et du bonheur de laquelle il voulait faire son bonheur, et dans lesquelles il cachait une divine pensée d'amour et de sacrifices".

Absent, – et parfois Jacques Mérey s’absentait un jour ou deux pour se rendre compte à lui-même de sa puissance, – absent, Jacques Mérey se servait de la nature comme d’une entremetteuse pour faire parvenir à Éva le sentiment qu’il voulait lui inspirer. Il attachait une vertu de révélation aux tertres[Par MarionDelarche] [tertres] Le Littré définit ainsi le mot: Petite éminence de terre, qui s'élève dans une plaine et qui ne tient à aucune côte. de gazon sur lesquels la jeune fille avait l’habitude de s’asseoir ; au ruisseau où le chien buvait et où elle se regardait ; au houx qui absorbait l’électricité par les pointes de ses feuilles ; il chargeait le vent, le murmure des arbres, le chant des oiseaux, le sanglot des petites cascades, tous les bruits du jardin enfin, de murmurer à l’oreille d’Éva le mot qui n’était pas encore dans son cœur.

Un jour que la jeune fille s’était approchée d’un rosier sauvage qui de lui-même avait développé dans un massif sa tige chargée d’étoiles rosées, Éva remarqua au milieu du buisson une fleur qui attirait mystérieusement sa main et qui demandait pour ainsi dire à être cueillie.

Elle étendit le bras et cueillit la fleur.

Mais à peine l’eut-elle portée machinalement à sa bouche, qu’elle respira dans le doux parfum de l’églantine un doux sommeil pendant lequel Jacques Mérey, tel qu’elle l’avait vu près du pommier, le jour où elle avait rougi pour la première fois, passa comme une ombre sur la toile de son cerveau.

C’était Jacques qui s’était communiqué à la rose sauvage pour qu’Éva la cueillît et le respirât dans cette fleur.[Par GaelleGuilissen] [le respirât dans cette fleur] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 8 janvier.

Nous avons déjà vu que le docteur attachait une grande valeur aux signes dont se servait l’ancienne magie pour fixer certains phénomènes de volonté. Il était alors ou plutôt il avait été grandement question dans les derniers temps, parmi les physiciens, de la baguette divinatoire[Par MarionDelarche] [baguette divinatoire] c'est une baguette de sourcier, son utilisation est courante en radiesthésie, à savoir le procédé de détection fondé sur la faculté de percevoir les radiations qu'émettraient certains corps (TLF). Ici Dumas paraphrase un ouvrage paru en 1693, La physique occulte, ou Traité de la baguette divinatoire et de son utilité pour la découverte des sources d'eau, des miniéres, des tresors cachez, des voleurs & des meurtriers fugitifs. : Avec des principes qui expliquent les phénoménes les plus obscurs de la nature, Vallemont, abbé de (Pierre Le Lorrain). Cette reprise presque à l'identique du titre de l'ouvrage dans le roman nous permet d'évaluer le travail de recherche, voire d'emprunt, effectué par l'auteur. , à laquelle on attribuait la vertu de se mouvoir d’elle-même entre les mains de certaines personnes et de révéler par ce mouvement la présence souterraine des sources, des métaux, et même des cadavres. La baguette ne tournait pas entre les mains de tout le monde, ce qui est le propre des phénomènes nerveux, qui varient d’intensité avec la nature des individus. Au reste, une explication plus ou moins satisfaisante de la vibration de la baguette était donnée par ce que l’on appelait alors la physique occulte. Cette science rapportait à l’écoulement des corpuscules, et à l’action de ces corpuscules sur la baguette de coudrier, la cause du mouvement indicateur qui avait fait découvrir plusieurs fois des ruisseaux, des trésors enfouis et la trace même de crimes inconnus.

Jacques Mérey eut l’idée de se servir de cette baguette pour découvrir au fond du cœur de son élève la source d’amour virginal qui y était encore cachée.

La philosophie de la baguette, comme on disait alors, avait la prétention d’expliquer, en les ramenant à une cause naturelle, toutes les fables et tous les mythes de l’antiquité. Énée conduit par le rameau d’or à la porte des enfers[Par AnneBolomier] [Énée conduit par le rameau d’or à la porte des enfers] : à ce sujet voir la note sur Énée au chapitre 4. n’était plus qu’une image poétique des mystères auxquels pouvait aboutir la connaissance de la loi qui dirigeait dans l’air le mouvement des corpuscules.

La baguette de Moïse, qui avait fait jaillir l’eau du rocher ; celle de Jephté[Par MarionDelarche] [Jephté] : personnage du livre des Juges, livre biblique. Il est l'un des Juges d'Israël. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jepht%C3%A9, qui s’était reprise à verdoyer ; celle de Circé, qui avait changé les compagnons d’Ulysse en pourceaux[Par AnneBolomier] [celle de Circé, qui avait changé les compagnons d’Ulysse en pourceaux] : Homère raconte ainsi dans L'Odyssée, la rencontre des compagnons d'Ulysse avec la magicienne Circé : « Et Circé, ayant fait entrer mes compagnons, les fit asseoir sur des sièges et sur des trônes. Et elle mêla, avec du vin de Pramnios, du fromage, de la farine et du miel doux ; mais elle mit dans le pain des poisons, afin de leur faire oublier la terre de la patrie. Et elle leur offrit cela, et ils burent, et, aussitôt, les frappant d'une baguette, elle les renferma dans les étables à porcs. Et ils avaient la tête, la voix, le corps et les soies du porc, mais leur esprit était le même qu'auparavant ». (L'Odyssée d'Homère, chant X)., tous ces exemples guidaient et encourageaient la science des Cagliostro[Par MarionDelarche] [Cagliostro] 1743-1795, ce scientifique franc-maçonnique se déclare immortel.. Dumas s'en est déjà inspiré dans Joseph Balsamo (1846), Le Collier de la reine (1849) et La Comtesse de Charny (1853) https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Balsamo, des Mesmer et des Saint- Germain[Par MarionDelarche] [Saint-Germain] : 1691 (?) - 1784, aventurier, alchimiste, musicien, peintre, et polyglotte. https://fr.wikipedia.org/wiki/Comte_de_Saint-Germain dans la recherche de l’inconnu. Seulement, le docteur, plus généreux que Circé, aimait mieux changer les pourceaux en hommes que les hommes en pourceaux.

Jacques Mérey fit avec Scipion une promenade dans la forêt la plus proche, y coupa une baguette de coudrier, la chargea à force de fluide de transmettre sa volonté à Éva, et chargea Scipion de lui reporter la baguette, tandis que lui, par un autre chemin, regagnait Argenton et rentrait dans le jardin par une porte donnant sur la campagne et dont lui seul avait la clef.

Nous avons dit que, dans ce jardin, grand au reste comme un parc, Jacques Mérey avait tracé un cercle où devait se promener Éva sans jamais le dépasser.

Éva, dans son obéissance passive, n’avait jamais eu l’idée de franchir la limite désignée.

À l’extrémité du jardin, il y avait une grotte toute garnie de mousse, où sourdait, dans un petit réservoir limpide comme l’air, la source qui reparaissait au pied du tertre sur lequel était planté le pommier.

Le docteur l’appelait la grotte des Méditations.

C’était là que, isolé du monde, éloigné de tout bruit, délivré de toute préoccupation, il venait rêver à ces choses inconnues que, tant qu’elles ne sont pas réalisées, on croit des choses impossibles.

Il y était venu souvent avant de connaître Éva, plus souvent peut-être depuis qu’il la connaissait.

L’entrée de cette grotte, éclairée intérieurement par une ouverture donnant au-dessus d’un réservoir, était toute masquée par des lierres et des lianes pendantes. Il fallait la connaître pour se douter qu’elle était là[Par GaelleGuilissen] [qu'elle était là] "qu'elle fût là".

Éva, en prenant la baguette de la gueule de Scipion, n’éprouva d’abord aucun changement en elle. Puis, comme elle la garda involontairement entre ses mains, au bout d’un instant elle ressentit cette inquiétude vague, ce besoin de mouvement, cette nécessité d’air qui force à ouvrir les fenêtres de sa chambre si le temps est mauvais et à sortir si le temps est beau.

En conséquence, elle s’achemina vers le jardin, sa promenade habituelle, ou plutôt sa seule promenade.

Cette fois, sans même y songer, sans être arrêtée par aucun obstacle matériel ou idéal, elle franchit la limite hier encore imposée à sa volonté, et, la baguette à la main, guidée en quelque sorte ou plutôt réellement par elle, elle écarta les lierres et les lianes, et apparut à la porte à moitié éclairée par le jour extérieur, pareille à une fée tenant sa baguette à la main.

Elle avait une longue tunique de cachemire blanc serrée à la taille par un ruban bleu[Par MarionDelarche] [un ruban bleu] Ici le bleu et le blanc viennent s'opposer au rouge, associé à la simulation et à l'éveil sensuel d'Éva. En outre ces couleurs permettent de rapprocher Éva de la figure de la vierge Marie, inversion de la fautive Ève.. Ses cheveux blonds qui descendaient jusqu’aux genoux voilaient ses épaules.

La présence de Jacques Mérey dans la grotte ne lui arracha aucun cri de surprise. Son sens intérieur, son sens affectif, son âme enfin savait qu’il était là.

Elle prononça le nom de Jacques avec la plus douce intonation et lui tendit les bras.

Jacques tint quelque temps Éva pressée contre son cœur.

Entre ces deux êtres qui, attirés l’un vers l’autre, semblaient se chercher dans le grand mystère de la nature, c’était une sorte de communion silencieuse et ineffable.

Ils s’assirent l’un près de l’autre sur un banc de mousse.

Alors, Éva prit les deux mains de Jacques dans les siennes, le regarda avec ses grands yeux fixes dont l’émail semblait taillé dans la nacre perlière, et lui dit d’une voix lente, profonde, réfléchie, qui savourait une à une toutes les lettres de ces deux mots : – Je t’aime !

Au même instant, elle renversa sa tête sur l’épaule de Jacques, et ses cheveux roulèrent sur le visage du jeune médecin, le mouvement du cœur et des artères[Par MarionDelarche] [du cœur et des artères] Il paraît intéressant de souligner ici le retour à l'analyse scientifique du corps d'Éva, venant rompre un tant soit peu le sentimentalisme du passage, et rappeler le corps quand il est question de l'âme. perdit son rythme ordinaire, et le souffle parut s’arrêter sur les lèvres entrouvertes de la jeune fille.

Les magnétiseurs du dernier siècle ont donné plusieurs noms à cet état d’assoupissement et d’insensibilité qui ressort du somnambulisme, mais qu’il ne faut pas confondre avec lui. L’âme, dans ce moment-là, semble rompre ses liens avec le corps. Psyché reprend ses ailes et s’envole on ne sait où[Par AnneBolomier] [Psyché reprend ses ailes et s’envole on ne sait où] : dans le Dictionnaire de la fable, François Noël raconte l'histoire de cette princesse dont la grande beauté la fit aimer du dieu Cupidon. Vénus, courroucée contre elle de ce qu'elle avait eu la témérité d'enchaîner l'Amour même, ne cessa de la persécuter, jusqu'à la mort. Jupiter lui rendit la vie et lui donna l'immortalité en faveur de Cupidon. C'est ainsi que l'amour (Cupidon) et l'âme (Psyché) sont réunis pour l'éternité. Elle est représentée avec des ailes de papillon aux épaules.. Sainte Thérèse[Par MarionDelarche] [Sainte-Thérèse] Il s'agit ici de Thérèse d'Avila, Canonisée en 1622. Profondément mystique elle est connue pour ses extases. https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9r%C3%A8se_d%27Avila monte au ciel et s’agenouille devant Dieu.

Ce mot éternel et divin que murmurait depuis plus d’un mois toute la nature aux oreilles de la jeune fille, ce mot que la vertu magnétique avait en quelque sorte arraché de son âme, ce mot je t’aime avait envoyé Éva au troisième ciel de l’extase[Par MarionDelarche] [extase] On peut noter ici que le Littré propose une définition mystique et une autre médicale du terme. La première est: "Terme de la vie mystique. Élévation extraordinaire de l'esprit, dans la contemplation des choses divines, qui détache une personne des objets sensibles jusqu'à rompre la communication de ses sens avec tout ce qui l'environne.". Tandis que la seconde est: "Terme de médecine. Affection du cerveau dans laquelle l'exaltation de certaines idées, absorbant l'attention, suspend les sensations, arrête les mouvements volontaires, et même ralentit quelquefois l'action vitale. L'extase diffère de la catalepsie, en ce que, dans la catalepsie, les fonctions intellectuelles sont complétement suspendues, tandis que dans l'extase elles sont seulement détournées". Cette double conception du terme est intéressante ici, puisque tout le chapitre se construit entre cette dimension scientifique, présente depuis le début de l'éducation d'Eva, et ici la découverte de l'âme dans un moment plein de religiosité. .

L’extase diffère du magnétisme, en ce que, pendant cet état, comme si la personne magnétisée avait trouvé un protecteur plus puissant, elle échappe à son magnétiseur. L’influence de Jacques Mérey avait jusque-là trouvé dans Éva une docilité d’esclave. La pauvre enfant obéissait à l’action du magnétisme. Sans le savoir, sa volonté était enchaînée à une force extérieure, toute-puissante, irrésistible ; mais les limites du magnétisme dépassées, cette force avait beau agir, commander, l’âme fugitive ne répondait plus à ses ordres que par l’insensibilité de la résistance. En vain Jacques rassembla toute son énergie pour sommer une dernière fois Éva de s’éveiller, le sommeil continuait malgré lui, un sommeil qui, mêlé de catalepsie, prenait peu à peu la rigidité de la mort.

Ce sommeil glaçait Jacques Mérey d’épouvante et d’inquiétude.

Épuisé de fatigue, il était tombé à genoux devant Éva, appuyant ses lèvres sur sa main.

Au contact de ses lèvres, il sentit sa main tressaillir ; mais ce tressaillement était si obscur et si insensible, cette main ressemblait si bien à celle d’une jeune trépassée, que sa crainte redoubla, la sueur lui perla sur le front. Il se redressa debout, tenant son front dans ses deux mains et regardant Éva avec des yeux effarés.

C’est alors qu’il vit sa bouche entrouverte et ses lèvres tressaillant sous un léger frémissement, qui n’était rien autre chose que le souffle, et qu’une inspiration lui vint.

Le baiser qu’il avait donné à la main, s’il le donnait aux lèvres[Par GaelleGuilissen] [s'il le donnait aux lèvres] "à ses lèvres" !...

Jacques Mérey avait le sentiment de la délicatesse poussé au plus haut degré. Avait-il le droit, lui éveillé, de poser ses lèvres sur les lèvres d’Éva endormie ?

N’était-ce point une atteinte à la pudeur féminine ? une souillure à cette colombe immaculée ?

Si cependant c’était le seul moyen de la sauver ?

Jacques Mérey leva les yeux au ciel, prit Dieu à témoin de la pureté de son intention, demanda pardon à la Vesta antique[Par AnneBolomier] [demanda pardon à la Vesta antique] : Fille de Saturne et d'Ops, Vesta était dans la mythologie romaine, la déesse du feu, ou le feu même. Protectrice du foyer, symbole de la vie domestique, elle est associée à la chasteté. Les Vestales, prêtresses de la déesse, étaient choisies vierges. (Dictionnaire de la fable, de Noël), à la chasteté symbolisée dans la personne de la mère de Jésus, se pencha sur Éva, et toucha ou plutôt effleura sa bouche de ses lèvres.

À l’instant même, comme si la chaîne qui liait la jeune fille au monde supérieur se brisait par cet attouchement humain, Éva jeta un léger cri, et, frémissant de la pointe des pieds à la racine des cheveux :

Qui m’a éveillée ? dit-elle. J’étais si heureuse !

Puis, tournant ou plutôt élevant son regard vers le docteur, elle parut étonnée de voir un homme devant elle ; mais aussitôt une subite rougeur couvrit pour la seconde fois ses joues. Et, prenant la main de Jacques, éveillée cette fois, elle lui redit dans un sourire ce qu’elle venait de lui dire endormie :

Je t’aime !

Puis elle porta la main au côté gauche de sa poitrine ; la jeune fille venait de trouver la place de son cœur.


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