XIII Unde ortus ?[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 12 janvier 1870.[Par MayaCharlet] Titre : Unde ortus ? : D’où viens-je ? La traduction est donnée directement à la page 131 par le narrateur.
Arrivés au point où en étaient les deux amants, c’est-à-dire au jour de leurs fiançailles,[Par MayaCharlet] p. 128 : jour de leurs fiançailles : ce terme de fiançailles est étonnant car rien à ce sujet n’avait été précisé dans les pages précédentes, cet événement est évoqué et passe au second plan. une grave question devait se présenter à leur esprit, sinon comme un obstacle, du moins comme une inquiétude.
De qui Éva était-elle la fille ?
On sait comment Jacques Mérey avait obtenu du braconnier et de sa mère l’enfant qu’il avait emportée chez lui.
Deux motifs les avaient déterminés à confier la petite fille au docteur : le premier, tout égoïste, est qu’en l’emportant, il les débarrassait d’un grand ennui.
Le second, moins personnel, était l’espérance que les soins de Jacques Mérey pourraient améliorer l’état de l’idiote.
Mais, en l’emportant, le docteur avait pris l’obligation formelle de rendre l’enfant le jour où elle serait réclamée par ses parents véritables.
La certitude où il était que ses parents n’étaient ni le braconnier ni la vieille femme, la certitude qu’il avait que sa vraie famille avait voulu se débarrasser d’elle en la déposant chez le braconnier, lui donnait l’espoir qu’elle ne serait jamais réclamée.
C’est pour cela qu’il avait enfermé Éva dans le paradis terrestre[Par MayaCharlet] p.128 : paradis terrestre : référence au Jardin d’Eden, cf la note sur « Eden » chapitre X. qu’il lui avait créé et qu’il ne l’avait laissé voir que des quelques personnes que nous avons nommées.
La première, la seconde, la troisième année même, Joseph[Par MayaCharlet] p.129 : Joseph : nom du père adoptif d’Eva dans la première moitié de son enfance, nom également du père de Jésus. Les braconniers élevaient Eva dans une cabane faisant presque penser à la crèche, pauvrement Cela rappelle l’inclusion narrative d’Eva dans un mode divin et judéo-chrétien. , c’était le nom du braconnier, et Magdeleine[Par MayaCharlet] p.129 : Magdeleine : évoque, étymologiquement, Marie la Magdaléenne, également appelée Marie de Magdala ou Marie Madeleine, apparaissant dans les Evangiles comme une disciple de Jésus qui le suit jusqu’à ses derniers jours, assiste à sa Résurrection. Elle devient une figure importante du christianisme. , c’était celui de la vieille femme, n’étaient venus qu’une fois chaque année prendre des nouvelles de l’enfant et demander à la voir.
Chaque fois, Éva avait été apportée devant eux ; mais, comme dans les trois premières années sa guérison n’avait pas fait de grands progrès, ils avaient à peu près perdu l’espérance que le docteur, si savant qu’il fût, pût jamais faire de cette créature inerte, sans parole et sans pensée, un être digne de prendre sa place dans le monde des intelligences.
Puis, il faut bien accuser Jacques Mérey de cette petite tromperie dans laquelle son cœur avait fait taire sa conscience : quand le mieux s’était déclaré d’une manière sensible, c’est lui qui, sans attendre que Joseph et sa mère vinssent demander des nouvelles d’Éva, allait leur en porter.
Pour se faire un ami du braconnier, à chacune de ses visites, il lui faisait cadeau de quelques boîtes de poudre et de quelques livres de plomb que le braconnier, qui n’osait acheter ces objets à la ville, recevait toujours avec une vive reconnaissance.
Aux questions sur l’état, sur la santé d’Éva, le docteur répondait évasivement :
Elle va un peu mieux, je n’ai pas perdu l’espérance, la nature est si puissante !
Et naturellement le braconnier, qui voyait toujours dans Éva la boule informe de chair qu’on avait emportée de chez lui, haussait les épaules en disant :
Que voulez-vous, docteur, à la grâce de Dieu !
Puis les deux hommes allaient faire un tour ensemble dans la forêt. Après que le docteur avait eu soin de laisser sa bourse à la vieille mère, il tuait un ou deux lièvres, trois ou quatre lapins ; il rapportait son gibier à la maison et se gardait bien de parler à qui que ce soit de la course qu’il venait de faire et des gens qu’il avait visités.
Quant à Éva, elle avait été longtemps insouciante de sa naissance, comme de tout. Mais, lorsque sa naissance morale eut tiré son esprit des limbes[Par MayaCharlet] p.130 : limbes : Selon le Littré, il s'agit d'un terme consacré parmi les théologiens pour signifier le lieu où les âmes des justes de l’ancien testament attendaient que Jésus-Christ fût venu opérer le mystère de la rédemption ; quelques théologiens y mettent aussi les enfants morts sans baptême. Etre dans les limbes, être en enfance par vieillesse. Un lieu retiré, chétif, par opposition à un lieu comparé au paradis. où cette espèce d’hydrocéphalie[Par ClaireCheymol] Pathologie touchant le cerveau, caractérisée par l’augmentation de la quantité et l’accumulation du liquide céphalo-rachidien. dont elle était atteinte l’avait reléguée, elle commença à se préoccuper de son origine.
Elle avait un vague souvenir d’avoir revu, dans une des dernières visites qu’ils lui avaient faites, le braconnier et sa mère. Mais ce souvenir n’avait rien de tendre, et aucun souvenir filial ne se remuait pour eux dans son cœur.
Jacques Mérey lui avait dit que deux ans ils avaient eu soin d’elle ; elle leur était reconnaissante de ces soins, mais aucune voix intérieure ne lui disait : « Cet homme est ton père, cette femme est ta mère. »
Il y a plus : toutes les fois qu’elle abordait cette question, Jacques Mérey l’écartait avec un certain malaise qui laissait des traces sur son visage.
Si bien qu’elle avait fini par ne plus faire de questions sur sa naissance, et par ne plus chercher à connaître ses parents.
Dans une nature comme celle d’Éva, ouverte à toutes les intuitions primitives[Par MayaCharlet] p.130 : toutes les intuitions primitives : Le littré définit l'intuition comme une connaissance soudaine, spontanée, indubitable, comme celle que la vue nous donne de la lumière et des formes sensibles, et, par conséquent, indépendante de toute démonstration. Ici, le terme « intuitions primitives » peut être interprété comme une sagesse inhérente à l’homme à l’état naturel. , ce silence avait lieu d’étonner.
Souvent Jacques Mérey l’avait trouvée triste, soucieuse, inquiète ; son cœur cherchait une voix mystérieuse lui demandant : – Qui es-tu ?
L’être humain est si faible, si borné, si calamiteux, qu’il a besoin pour ne pas s’effrayer de lui-même de se chercher des points d’appui et des racines dans ceux qui l’ont précédé sur la terre. Il a besoin de savoir d’où il sort, par quelle porte il est entré dans la vie, à quel bras il s’est appuyé pour faire ses premiers pas.
Ombrageux, il a besoin de sentir un passé derrière lui ; de là le culte des ancêtres[Par MayaCharlet] p.130 : culte des ancêtres : Selon l'encyclopédie en ligne Universalis.fr, le culte des ancêtres revêt deux aspects différents, suivant qu’il s’adresse à l’ensemble des ancêtres ou à un héros particulier : ancêtre mythique, dispensateur des éléments de culture, organisateur des institutions sociales. Se rattachant à un culte encore plus répandu, celui des morts, il a pour objet de faire du trépassé (et, souvent, de l’ensemble des trépassés) l’intercesseur (ou les intercesseurs) des vivants auprès de la divinité et de rapprocher les uns et les autres comme si la mort n’avait pas causé la moindre brisure. Mais il ne semble qu’il faille voir dans la vénération des ancêtres l’origine du phénomène religieux, comme on l’a cru, sous l’influence de Spencer, à une époque où l’on pensait pouvoir trouver une réponse à cette question de l’origine des croyances et des rites. chez les Indiens comme chez tous les peuples primitifs. L’homme se considère comme une bouture de l’arbre généalogique ; comme une bouture de cet arbre, c’est à lui qu’il rapporte ses destinées. Le fils est responsable de l’âme de son père et du sort qui attend cette âme dans l’autre monde. S’il accomplit fidèlement les sacrifices, s’il remplit ses devoirs envers sa caste, il achève et développe, dans sa propre existence, l’immortalité de celui qui lui a donné le jour. Cette transmission, cette solidarité, cette communion de l’homme avec ses ancêtres, qui forme l’élément principal des anciens dogmes, tout cela est une suite de l'inquiétude du sang[Par MayaCharlet] p.131 : inquiétude du sang : inquiétude : Agitation, trouble causé par quelque indisposition ; Ici le terme défini par le littré peut être interprétée comme le souci de la lignée et de la transmission des valeurs intergénérationnelles. pour remonter à la source.
Au nombre des questions dont l’homme doit sérieusement se préoccuper chaque fois qu’il pense et qu’il fait un retour sur lui-même, le savant Linné[Par MayaCharlet] p.131 : le savant Linné : Carl von Linné (1707-1778), naturaliste suédois. met en première ligne celle-ci : – Unde ortus ? (D’où viens-je ?)
Pour répondre à cette question, les peuples nouveau-nés[Par MayaCharlet] p.131 : les peuples nouveau nés : ici en opposition avec les « peuples primitifs » et « les anciens dogmes » aux pages 130 et 131. ont eu recours aux généalogies.
On connaît celle de saint Luc[Par MayaCharlet] p.131 : Saint-Luc : La généalogie de Jésus selon Saint Luc (Lc 3, 23-38). , qui fait remonter Jésus jusqu’au premier homme et le premier homme jusqu’à Dieu.
Toutes les anciennes religions sont des genèses ; elles racontent sous des mythes[Par MayaCharlet] p.131 : mythes : Le littré définit le mythe comme récit relatant des faits imaginaires non consignés par l’histoire, transmis par la tradition et mettant en scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des généralités d’ordre philosophique, métaphysique ou social. Il est également interpété comme une expression allégorique d’une idée abstraite ; exposition d’une théorie, d’une doctrine sous une forme imagée. Le terme désigne aussi une évocation légendaire relatant des faits ou mentionnant des personnages ayant une réalité historique, mais transformés par la légende. (TLFi). plus ou moins enveloppés, plus ou moins transparents, la filiation des choses, l’origine du monde, la naissance de l’homme, la succession des familles représentées l’une après l’autre par un chef ; elles rétablissent en un mot le fil conducteur qui, remontant vers le passé, conduit l’homme du temps à l’éternité. Jacques Mérey pouvait encore satisfaire aux questions d’Éva sur la nature ; il lui disait le commencement des mondes, l’origine probable de la terre, la succession des êtres inorganiques et organiques, depuis les polypes[Par MayaCharlet] p.131 : polypes : Terme d’histoire naturelle : Animaux à corps mou, contractile, enroulé ou cylindrique, à bouche supérieure et antérieure garnie de tentacules rayonnés ; appareil de digestion, appareil interne de reproduction. jusqu’aux mammifères.
Aidé des lumières[Par MayaCharlet] p.131 : lumières : Ici les lumières peuvent à la fois faire référence à ce qui éclaire, ce qui rend les objets visibles, ou à une référence religieuse avec le symbole de la lumière éternelle, l’éclat qui émane de Dieu, mais aussi au sens de ce qui éclaire et guide l’esprit, ce qui rend visible les obscurités, ainsi que la capacité intellectuelle naturelle et acquise. de la physique occulte[Par MayaCharlet] p.131 : physique occulte : cf. note sur « Science occulte » chapitre X, il expliquait par le mouvement des atomes la formation primitive des plantes, les différents essais de la nature sur les animaux avant d’arriver à l’homme.
Si ces explications n’étaient pas toujours concluantes, elles étaient du moins conformes à la science de son temps, dont il avait touché et même dépassé les limites.
Mais, quand Éva arrivait à une question beaucoup plus simple, quand elle semblait lui dire, par la curiosité de son regard et par le muet mouvement de ses lèvres : « Et moi, de qui suis- je née ? » toute la science du savant se troublait ; il en était réduit à déclarer son impuissance et à se taire.
On raconte que Pic de la Mirandole[Par MayaCharlet] p.132 : Pic de la Mirandole : Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) Humaniste et philosophe, Giovanni Francesco Pico della Mirandola (1469-1533) : Humaniste et théologien, neveu de Jean Pic de la Mirandole, éditeur et biographe de son oncle, gouverneur de Mirandola (1499-1533). avait dû soutenir une thèse qui avait duré trois jours.[Par GaelleGuilissen] [qui avait duré trois jours] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. Le cercle des connaissances humaines tel qu’il était tracé dans ce temps-là avait été parcouru, et, sur tous les points, Pic de la Mirandole avait défié ses examinateurs de le mettre en défaut[Par GaelleGuilissen] [Le cercle des connaissances [...] le mettre en défaut] "Le cercle des connaissances humaines tel qu'il était tracé dans ce temps-là avait été parcouru et sur tous les points. Pic de la Mirandole avait défié tous ses admirateurs de le mettre en défaut".
L'Envie[Par MayaCharlet] p.132 : L’Envie : Chagrin et haine qu’on ressent du bonheur, des succès, des avantages d’autrui. Le littré précise aussi qu'il s'agit d'une figure employée poétiquement : Le serpent, les serpents de l’envie, se dit quelquefois de l’envie et de ses œuvres malignes et perfides. Cette expression vient de la manière dont les poètes, les peintres et les sculpteurs ont représenté l’Envie. L'usage de la majuscule peut être interpété comme l'emploi poétique du substantif dans le texte présent. était pâle et se mordait les lèvres, n’ayant pas autre chose à mordre.
Les théologiens s’en mêlèrent.
La théologie était une forêt pleine de traquenards dans laquelle l’esprit le plus exercé avait bien de la peine à ne pas être pris, une sorte de puits ténébreux dans lequel les plus hardis mineurs perdaient pied, un buisson épineux où les plus vieux docteurs laissaient des lambeaux de leur robe.
Lui, simple, calme, grave, avait dérouté[Par GaelleGuilissen] [avait dérouté] "avait défié" toutes les arguties, évité tous les pièges, désarmé tous les syllogismes, échappé à tous les dilemmes, usé tous les artifices.
Ce jeune homme était véritablement doué de la science universelle[Par MayaCharlet] p.132 : science universelle : référence à une science occulte..
Alors, une courtisane qui avait assisté à tous ces exercices, moins pour voir et pour entendre que pour être vue elle-même, lassée de la longueur des examens, se leva et fit signe qu’elle voulait adresser, elle aussi, une question au savant invulnérable.
Un murmure de surprise fit le tour de la docte assemblée.[Par GaelleGuilissen] [docte assemblée] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. Fier d’avoir démonté tous ses adversaires dans cette fameuse thèse De omni re scibili et de quibusdam aliis, Pic de la Mirandole considéra non sans un peu d’étonnement cette femme qui osait l’interroger ; un sourire de dédain plissait légèrement ses lèvres. – Pourriez-vous, demanda la courtisane, me dire quelle heure il est ?
Pic de la Mirandole fut contraint d’avouer qu’il n’en savait rien.
Eh bien, il en était de même pour Jacques Mérey ; sa science était solide et universelle, on eût dit qu’il avait assisté au conseil du Dieu créateur, tant il connaissait bien la raison des choses, l’origine et le but des êtres, d’où ils viennent, où ils vont. Rien ne l’arrêtait dans la filiation des créatures, des éléments, des mondes, et il ne savait comment dévoiler la naissance de la femme qu’il aimait !
Tout ce qu’il savait, c’est qu’Éva n’était point la fille du bûcheron ni de la bûcheronne.
En 1792, époque à laquelle nous sommes arrivés et qui va bientôt nous emporter avec elle sur ses ailes de feu, les races n’étaient point encore mêlées en France comme elles l’ont été dans la suite par la révolution française ; il y avait vraiment alors un type aristocratique ; si la noblesse s’était maintenue longtemps dans ce pays, dont les mœurs légères et faciles inclinent visiblement à l’égalité, cela tenait à la différence du sang.[Par ClaireCheymol] Avant la Révolution, afin d’assurer la pureté de sa lignée, le noble ne s’allie pas par le mariage aux autres couches de la société. Il existe ainsi une « race aristocratique » par l’hérédité et un « type aristocratique », constitué par des traits physiques et comportementaux. Dans le portrait d’Eva, Dumas insiste sur la blondeur, la blancheur de la peau et la finesse des mains.
Les femmes surtout portaient leur naissance et leur rang dans la distinction de leur personne ; l’échafaud de 93 aurait confirmé l’existence de cette égalité de race si l’hérédité physiologique avait besoin de confirmation.
On ne détruit que ce qu’on ne peut effacer.
Je ne veux point dire que les familles nobles fussent supérieures aux familles plébéiennes ; les premières recélaient en elles un germe de décadence et d’altération, tandis que les secondes, plus pures, plus vigoureuses, aspiraient fortement à la vie sociale.
Mais il est juste de dire que les anciennes familles avaient un type de beauté qui leur était propre, et qui tenait peut-être autant à l’éducation qu’à la nature.
La Révolution rencontra le type aristocratique qui par sa fine beauté blessait le type populaire, et, ne pouvant le modifier assez vite à son gré par des alliances bourgeoises, elle le faucha.
Ce type, Jacques Mérey, ce démocrate, ce socialiste par excellence, ne pouvait se défendre de le retrouver dans Éva.
Saint Bernard[Par MayaCharlet] p.134 : Saint-Bernard : Bernard de Clairvaux (saint, 1090-1153), Abbé de Clairvaux, canonisé en 1173, Docteur de l’Eglise. , qui avait pour galanterie religieuse de passer en revue les perfections de la sainte Vierge et de la caresser dans ses litanies des épithètes les plus tendres et les plus flatteuses, ne trouve rien de mieux à lui dire que de l’appeler « Vase d'élection[Par MayaCharlet] p.134 : Vase d’élection : Terme de dévotion selon le Littré : Vase d’élection, vase d’élite, celui qui est choisi de Dieu. » (Vas electionis.)
Ces signes d’élection, qui font de certaines femmes les vases précieux de la nature par la délicatesse de la matière et par la pureté des formes, le docteur les reconnaissait fatalement et tristement dans la jeune fille qui passait pour être celle du bûcheron.
Ses mains fines, roses et transparentes, ses doigts sans nœuds et aux ongles effilés, son pied petit et cambré, son cou onduleux qu’on eût pris pour de l’albâtre animé, tout dénonçait chez elle une race exquise[Par MayaCharlet] p.134 : « Race exquise », « race qu’il détestait » : le Littré définit le mot "race" comme la réunion d’individus appartenant à la même espèce, ayant une origine commune et des caractères semblables, transmissibles par voie de génération, ou, en d’autres termes, variété constante dans l’espèce. Un sujet de pure race est celui qui descend directement, sans croisement, de la souche de la race elle-même. Sous-race : Race secondaire établie dans une race préexistante. C’est la génération qui produit les sous-races. La théorie des races est encore très présente dans le siècle de Dumas, et en opposant une « race exquise » à une « race qu’il déteste », le narrateur approfondit une opposition entre le peuple et la noblesse. , tout démentait l’origine roturière que les apparences assignaient à Éva.
Au fond, les opinions politiques de Jacques Mérey souffraient beaucoup de cet aveu qu’il était contraint de se faire à lui-même. Il lui en coûtait de démêler chez cette jeune fille les caractères d’une race qu’il détestait ; il s’en voulait d’être obligé de reconnaître une beauté dans ce type dominateur ; il eût donné dix ans de sa vie pour nier le témoignage de ses yeux, récuser la science et dire à la nature : « Tu en as menti. »
Du moins, il se consolait en pensant que ces familles si orgueilleuses de leur sang se précipitaient toujours vers leur déclin[Par GaelleGuilissen] [se précipitaient toujours vers leur déclin] "se précipitaient toutes vers leur déclin" ; que la beauté des traits, la blancheur de la peau n’empêchent point dans les classes nobles l’invasion du lymphatisme[Par MayaCharlet] p.134 : lymphatisme : état lymphatique du corps. Méd., vieilli : Etat de déficience de l’organisme, avec asthénie et augmentation de volume des organes lymphoïdes, qui s’observe surtout pendant l’enfance. et des sombres maladies qui en sont la suite.
Il savait, preuves en mains, qu’en ne renouvelant pas leurs alliances, ces races privilégiées s’épuisaient sur elles-mêmes, que les enfants de l’aristocratie naissaient vieux ; que la plupart d’entre eux naissaient infirmes et la carie aux os[Par MayaCharlet] p.135 : carie aux os : Destruction des os et des dents par voie d’ulcération (définition du Littré).; que les idiots et les idiotes[Par MayaCharlet] p.135 : Idiots et idiotes : Le Littré défini le terme "idiot" comme le fait d'être dépourvu d’intelligence. En médecine, celui qui est affecté d’idiotie (arrêt du développement du cerveau). abondaient dans les grandes maisons, et qu’après être tombée en quenouille[Par MayaCharlet] p.135 : tombée en quenouille : Le Littré définit cette expression comme une figure : Cette maison est tombée en quenouille, une fille en est devenue héritière. Le royaume de France ne tombe pas en quenouille, les femmes ne succèdent point au trône de France. Tout l’esprit de cette famille est tombé en quenouille, les filles de cette famille ont plus d’esprit que les garçons. Se disait de ce qui tombait sous l’autorité d’une femme (par héritage, par exemple). par l’abus de la galanterie et des plaisirs, la noblesse tombait en enfance.
Les signes de cette dégénérescence[Par ClaireCheymol] S’inspirant de la théorie de la dégénérescence de Bénédict Morel, Dumas relie le déclin de la « race » noble à la dérivation pathologique de l’homme dit « primitif » . Les familles nobles, évitant les alliances avec la bourgeoisie et le et se reproduisant entre elles, créent des hommes « anormaux » dont la constitution, physique et mentale, est altérée. L’argument de Dumas est politique puisqu’il encourage négativement les alliances de la race privilégiée avec le peuple et la bourgeoisie. lui semblaient empreints sur le roi qui gouvernait alors, sur le mou et lymphatique Louis XVI[Par ClaireCheymol] Le lymphatisme désigne ici une faiblesse de tempérament du roi[Par GaelleGuilissen] [le mou et lymphatique Louis XVI] "ce mou et lymphatique Louis XVI", dont la bonté négative a été caractérisée il y a dix-sept cents ans par Tacite[Par MayaCharlet] Tacite (200-276): Empereur romain de 275 à 276..
Sa vertu consistait à ne pas avoir de vices.
Il retrouvait les mêmes indices d’épuisement et d’imbécillité dans cette pâle noblesse qui, poussée par une main supérieure et invisible, prenait depuis cent ans à tâche de ruiner elle-même et sa fortune et sa santé.
Éva commençait de son côté à exprimer hautement ses doutes.
Cet homme et cette femme, disait-elle à Jacques en parlant du bûcheron et de la bûcheronne, ont eu pour moi les soins d’un père et d’une mère ; et cependant rien ne me dit là, continuait-elle en mettant la main sur son cœur, que leur sang soit mon sang ; bien au contraire, j’ai beau m’écouter intérieurement, rien ne remue en moi pour eux. Eh bien, je dois vous le dire, Jacques, le démon de l’incertitude me dévore ; vous m’avez tirée des limbes dans lesquelles je someillais[Par MayaCharlet] p.135 : limbes dans lesquelles je sommeillais : cf « limbes » chapitre X. , vous êtes le véritable auteur de mon existence. Vous m’avez donné la lumière de l’âme et la lumière du cœur. Avant de vous connaître, je ne vivais pas, je végétais. Vous avez fait de moi une créature à votre image, et pourtant, Dieu soit loué ! vous n’êtes pas mon père.
Elle rougit légèrement et reprit :
Vous qui savez tout, mon Jacques bien-aimé, vous dont le regard perce les voiles de toute la nature, vous dont la clairvoyance s’élève jusqu’aux astres, vous qui scrutez les mondes dont l’océan de l’air est peuplé, vous qui voyez au-delà de nos yeux et qui entendez ce que l’oreille des hommes n’entend pas, dites-moi de qui je suis née.
Et Jacques Mérey n’osait pas répondre.