XXVII Kellermann[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans Le Siècle du 4 février 1870.
Jacques Mérey trouva Dumouriez calme, quoique la situation fût presque désespérée.
Charot, au lieu de se retirer sur Grand-Pré, avait été prévenu et s’était retiré sur Vouziers.
Dumouriez, avec ses quinze mille hommes, se trouvait séparé de Charot, qui était, comme nous l’avons dit, à Vouziers, et de Dubouquet, qui était au Chêne-Populeux, par les trente mille hommes de Clerfayt.
Le général en chef écrivait.
Il donnait l’ordre à Beurnonville de hâter sa marche sur Rethel, où il n’était pas encore et où il eût dû être le 13 ; à Charot et à Dubouquet de faire leur jonction et de marcher sur Sainte-Menehould.
Enfin, il écrivait une dernière lettre à Kellermann, dans laquelle il le priait, quelques bruits qu’il entendît venir de l’armée, et si désastreux que fussent ces bruits, de ne pas s’arrêter un instant et de marcher sur Sainte-Menehould.
Il chargea des deux premières lettres ses deux jeunes hussards, qui, connaissant le pays et admirablement montés[Par GaelleGuilissen] [et admirablement montés] "et qui admirablement montés", pouvaient en quatre ou cinq heures atteindre Alligny par un détour ; il leur ordonna de prendre deux chemins différents, afin que si l’un des deux était arrêté en route, l’autre suppléât.
Tous deux partirent.
Alors, prenant Jacques Mérey à part :
– Citoyen Jacques Mérey, lui dit-il, depuis deux jours vous nous avez donné de telles preuves de patriotisme et de courage, et de votre côté vous m’avez vu agir si franchement, qu’il ne peut plus y avoir entre nous ni doutes ni soupçons.
Jacques Mérey tendit sa main au général.
– À qui avez-vous besoin que je réponde de vous comme de moi-même ? dit-il.
– Il n’est pas question de cela. Vous allez prendre mon meilleur cheval et vous rendre au-devant de Kellermann[Par GaelleGuilissen] [et vpus rendre au-devant de Kellermann] "et vous allez aller au-devant de Kellermann" (la répétition du verbe "aller", conjugué et à l'infinitif, a été supprimée) ; vous ne lui parlerez pas en mon nom, le vieil Alsacien est blessé d’avoir été mis sous les ordres d’un plus jeune général que lui, voilà pourquoi il ne se presse pas d’obéir ; mais vous lui parlerez au nom de la France, notre mère à tous ; vous lui direz que la France, les mains jointes, le supplie de faire sa jonction avec moi ; une fois sa jonction faite, je lui abandonnerai le commandement s’il le désire, et je servirai sous lui comme général, comme aide de camp, comme soldat. Kellermann, très brave, est en même temps prudent jusqu’à l’irrésolution : il ne doit être qu’à quelques lieues d’ici. Avec ses 20 000 hommes, il passera partout ; trouvez-le, amenez-le. Dans mon plan, je lui réserve les hauteurs de Gizaucourt ; mais qu’il se place où il voudra, pourvu que nous puissions nous donner la main. Voilà mon plan[Par GaelleGuilissen] [mais qu'il se place où il voudra, pourvu que nous puissions nous donner la main. Voilà mon plan] La ponctuation, différente dans le journal, change légèrement le sens ici : "mais qu'il se place où il voudra pourvu que nous puissions nous donner la main ; voilà mon plan." : Dans une heure, je lève le camp ; je m’adosse à Dillon, que je laisse aux Islettes. Je rallie Beurnonville et mes vieux soldats du camp de Maulde, cela me fait 25 000 hommes ; les 6000 hommes de Charot et les 4000 de Dubouquet me font 35 000 hommes[Par GaelleGuilissen] [35 000 hommes] Il y a une erreur de calcul dans le journal, où le nombre indiqué est 34 000 au lieu de 35 000 ; et ensuite, logiquement, 54 000 au lieu de 55 000. ; les 20 000 de Kellermann, 55 000. Avec 55 000 soldats gais, alertes, bien portants, je ferai tête, s’il le faut, à 80 000 hommes. Mais il me faut Kellermann. Sans Kellermann, je suis perdu et la France est perdue. Partez donc, et que le génie de la nation vous mène par la main !
Une heure après, en effet, Dumouriez recevait un parlementaire prussien qu’il promenait par tout le camp de Grand-Pré ; mais le parlementaire était à peine à Chevières, qu’il faisait décamper[Par GaelleGuilissen] [décamper] "détendre". Selon Littré, ce verbe peut signifier "défaire les tentes d'un camp" et convient donc ici. et marcher en silence, ordonnant de laisser tous les feux allumés.
L’armée ignorait que le défilé de la Croix-aux-Bois avait été forcé. Elle ignorait le motif de cette marche et croyait faire un simple changement de position. Le lendemain, à huit heures du matin, on avait traversé l’Aisne et l’on s’arrêtait sur les hauteurs d’Autry.
Le 17 septembre, après deux de ces paniques inexplicables qui éparpillent une armée comme un tourbillon fait d’un tas de feuilles sèches, tandis que des fuyards couraient annoncer à Paris que Dumouriez était passé à l’ennemi, que l’armée était vendue, Dumouriez entrait à Sainte-Mehenould avec son armée en excellent état ; il y était accompagné par Dubouquet, Charot et Beurnonville, et il écrivait à l’Assemblée nationale :
« J’ai été obligé de quitter le camp de Grand-Pré, lorsqu’une terreur panique s’est mise dans l’armée ; dix mille hommes ont fui devant quinze cent hussards prussiens. La perte ne monte pas à plus de cinquante hommes et quelques bagages.
» Tout est réparé. Je réponds de tout ! »
Pendant ce temps, Jacques Mérey courait après Kellermann.
Il ne le rejoignit que le 17, vers cinq heures du matin, à Saint-Dizier. En apprenant le 17 l’évacuation des défilés, il s’était mis en retraite.
Ce qu’avait prévu Dumouriez serait arrivé s’il n’avait eu l’idée d’envoyer Jacques Mérey à Kellermann.
Jacques Mérey lui expliqua tout comme eût pu le faire le stratégiste le plus consommé. Il lui raconta tout ce qui était arrivé, lui fit toucher du doigt les ressources infinies du génie de Dumouriez ; il lui dit quelle gloire ce serait pour lui de participer au salut de la France, et il lui dit tout cela en allemand, dans cette langue rude qui a tant de puissance sur le cœur de ceux qui l’ont bégayée tout enfant.
Kellermann, convaincu, donna l’ordre de la retraite et le lendemain celui de marcher sur Gizaucourt.
Le 19 au soir, Jacques Mérey entrait au galop dans la ville de Sainte-Menehould, et entrait chez Dumouriez en criant :
– Kellermann !
Dumouriez leva les yeux au ciel et respira.
Il avait vu pendant toute la journée les Prussiens venir, par le passage de Grand-Pré, occuper les collines qui sont au-delà de Sainte-Menehould et le point culminant de la route.
Le roi de Prusse s’était logé à une mauvaise auberge appelée l’Auberge de la Lune, ce qui fit donner à son campement, ou plutôt à son bivouac[Par GaelleGuilissen] [bivouac] "bivac" , le nom de camp de la Lune, nom que cette hauteur porte encore aujourd’hui.
Chose étrange ! l’armée prussienne était plus près de Paris que l’armée française, l’armée française plus près de l’Allemagne que l’armée allemande.
Le 20 au matin, Dumouriez sortit de Sainte-Menehould pour aller prendre sa position de bataille, et fut tout étonné de voir les hauteurs de Gizaucourt dégarnies et celles de Valmy occupées.
Y avait-il erreur, ou Kellermann, forcé d'obéir, avait-il voulu au moins prendre une position de son choix ?
Par malheur, sa position était mauvaise pour la retraite. Il est vrai qu’elle était bonne pour le combat.
Seulement, il fallait vaincre.
Battu, Kellermann était obligé de faire passer son armée sur un seul pont ; à droite ou à gauche[Par GaelleGuilissen] [à droite ou à gauche] "à droite et à gauche", des marais à enfoncer jusqu’au cou si l’on essayait de se replier.
Mais, pour le combat, nous le répétons, la position était belle et hardie.
Le matin, de la fenêtre de l’Auberge de la Lune, le roi de Prusse regarda avec sa lunette la position[Par GaelleGuilissen] [la posiiton] "la disposition" des deux généraux.
Puis, après avoir bien regardé, il passa la lunette à Brunswick.
Brunswick examina à son tour.
– Qu’en pensez-vous ? demanda le roi de Prusse.
– Ma foi ! sire, dit Brunswick en secouant la tête, je pense que nous avons devant nous des gens qui veulent vaincre ou mourir.
– Mais, en effet, dit le roi en indiquant Valmy, il me semble que ce n’est pas là, comme nous l’avait dit M. de Calonne, une armée de vagabonds, de tailleurs et de savetiers.
– Décidément, dit Brunswick en rendant au roi sa lunette, je commence à croire que la Révolution française est une chose sérieuse.
En ce moment, un brouillard commença de flotter dans l’air et de se répandre dans la plaine, cachant l’une à l’autre chacune des trois armées.
Mais l’instant d’éclaircie avait suffi à Dumouriez pour juger la position de Kellermann.
Si Clerfayt et ses Autrichiens s’emparaient du mont Yron, placé derrière Valmy, ils canonnaient de là Kellermann, qui, ayant les Prussiens en tête et les Autrichiens en queue, ne pouvait recevoir de lui aucun secours. Il envoya donc le général Steingel avec 4000 hommes pour occuper le mont Yron, qui n’était occupé que par quelques centaines d’hommes qui ne pouvaient résister[Par GaelleGuilissen] [qui ne pouvaient résister] "et qui ne pouvaient résister".
Puis il ordonna à Beurnonville d’appuyer Steingel avec seize bataillons.
Enfin, il dépêcha Charot avec neuf bataillons et huit escadrons pour occuper Gizaucourt.
Mais Charot s’égara dans le brouillard et alla se heurter à Kellermann, auquel il demanda ses ordres, et qui, déjà embarrassé de ses vingt mille hommes sur son promontoire de Valmy, le renvoya à Dumouriez.
Dumouriez le renvoya à Gizaucourt ; mais Brunswick, de son côté, avait reconnu la faute que l’on avait commise en n’occupant pas tout d’abord ce village, qui offrait une position aussi avantageuse que le mont de la Lune, et l’avait fait occuper.
Vers onze heures, le brouillard se leva. Dumouriez, avec son état-major si leste et si élégant, traversa la plaine de Dammartin-la-Planchette à Valmy, alla serrer la main de Kellermann, honneur qu’il rendait à son doyen d’âge, puis, sous prétexte de communiquer avec lui, il lui laissa, avec le titre de son officier d’ordonnance, le jeune duc de Chartres.
Puis, tout bas à celui-ci :
– C’est ici, dit-il, que sera le danger ; c’est ici que vous devez être. Arrangez-vous de manière à être remarqué.
Le jeune prince sourit, serra la main de Dumouriez.
Il n’avait pas besoin de cette recommandation.
Quelque temps avant que le brouillard eût disparu, les Prussiens, qui avaient une batterie de soixante pièces de canon braquées sur Valmy, sachant que les Français ne pouvaient bouger de là, commencèrent le feu.[Par ClaireCheymol] Le 20 septembre 1792, les généraux Dumouriez et Kellermann remportent la bataille de Valmy contre l’armée coalisée commandée par le duc de Brunswick. Après la prise de Longwy et la reddition de Verdun, cette première victoire républicaine ravive la confiance du peuple et des révolutionnaires.
Tout à coup, nos jeunes soldats entendirent éclater un tonnerre, et en même temps un ouragan de fer s’abattit sur eux.
Ils commençaient leur éducation militaire par la chose la plus difficile : recevoir sans bouger le feu de l’ennemi.
Nos artilleurs répondaient[Par GaelleGuilissen] [Nos artilleurs répondaient] "Elle y répondait" (en référence à l'armée française, mais le référent est éloigné, ce qui explique le remplacement par "nos artilleurs"), c’est vrai ; mais leurs boulets à eux portaient-ils ? Au reste, c’est ce qu’ils verraient bientôt, le brouillard s’enlevait doucement et se dissipait peu à peu.
Quand le brouillard eut disparu tout à fait, les Prussiens virent l’armée française à son poste[Par GaelleGuilissen] [l'armée française à son poste] "l'armée française ferme à son poste", pas un homme n’avait bougé.
En ce moment où la lumière du soleil reparut comme pour voir cette grande lutte de laquelle dépendait le destin de la France, les obus des Prussiens, mieux dirigés, tombèrent sur deux caissons qui éclatèrent ; il en résulta un peu de trouble. Kellermann mit son cheval au galop pour juger lui-même de l’importance de l’accident. Un boulet atteignit le cheval à la poitrine, à 25 centimètres du genou du général : l’homme et l’animal roulèrent dans la poussière. Un instant on les crut tués tous deux ; mais Kellermann se releva avec une ardeur toute juvénile, monta sur un cheval qu’on lui amenait, refusant celui du duc de Chartres qui avait mis pied à terre et qui lui offrait le sien. Mais, lorsqu’il arriva sur le lieu de la catastrophe, le calme était déjà rétabli.
Brunswick, voyant que, contre toute attente, cette prétendue armée de vagabonds, de tailleurs et de savetiers, recevait la mitraille avec le calme de vieux soldats, pensa qu’il fallait en finir et ordonna de charger. Entre onze heures et midi, il forma trois colonnes qui reçurent l’ordre d’enlever le plateau de Valmy.
Kellermann voit les colonnes se former, donne le même ordre, mais seulement ajoute :
– Ne pas tirer ; attendre les Prussiens à la baïonnette.
Du camp de la Lune à Valmy, il y a à peu près deux kilomètres ; le terrain, pendant un quart de kilomètre, descend par une pente douce ; puis, pendant trois quarts de kilomètre à peu près, on coupe en travers une petite vallée, on arrive à un ressaut de terrain, puis, au bout de deux cents pas, se présente la montée assez abrupte de Valmy.
Il y eut un moment de silence pendant lequel on n’entendit que le tambour prussien battant la charge ; les trompettes de la cavalerie qui accompagnaient les colonnes pour les soutenir se taisaient. Le roi de Prusse et Brunswick, appuyés au mur de l’auberge, leur lunette à la main, ne perdaient pas un détail.
Pendant ce moment de silence, les trois colonnes prussiennes étaient descendues et commençaient de franchir l’espace intermédiaire.
Brunswick et le roi de Prusse ne perdaient pas de vue le plateau de Valmy ; ils virent les vingt mille hommes de Kellermann, les six mille hommes de Steingel et les trente mille hommes de Dumouriez mettre leurs chapeaux au bout de leurs fusils et faire retentir la vallée d’un seul cri, du cri tonnant de « Vive la nation ! »[Par ClaireCheymol] D’après la légende, le général Kellermann s’écria de toute sa force sous le moulin de Valmy : « Vive la nation ! ». Ce cri fut répété et amplifié par les soldats qui lancèrent l’assaut.
Puis le canon commença de gronder. Seize grosses pièces du côté de Kellermann, trente pièces du côté de Dumouriez ; Kellermann serrant les Prussiens en tête, Dumouriez les brisant en flanc.
Et, dans chaque intervalle, des détonations de l’artillerie, les chapeaux toujours agités au bout des baïonnettes, et l’éternel cri de « Vive la nation ! »
Brunswick repoussa avec colère les canons de sa lunette les uns dans les autres.
– Eh bien ? demanda le roi de Prusse.
– Il n’y a rien à faire contre de pareils hommes, dit Brunswick ; ce sont des fanatiques.
Les Prussiens montaient toujours, fermes et sombres ; chaque volée de Kellermann plongeait en profondeur et traçait de longs sillons dans les rangs ; chaque volée de Dumouriez coupait les lignes par des vides immenses ; les lignes flottaient un instant, puis se remplissaient de nouveau, et le mouvement de progression continuait.
Mais, arrivé au ressaut de terrain que nous avons indiqué, c’est-à-dire à un tiers de portée de canon de Valmy, il sembla qu’une barrière de fer et de feu, que personne ne peut franchir, venait de s’élever ; les vieux soldats de Frédéric s’y entassaient par monceaux ; mais, comme aux flots, Dieu criait :
– Vous n’irez pas plus loin !
Et ils n’allèrent pas plus loin ; ils n’eurent pas l’honneur d’aborder nos jeunes soldats. Brunswick frémissant ordonna d’arrêter un massacre inutile : à quatre heures, il fit sonner la retraite. La bataille était gagnée.
L’ennemi venait de faire son premier pas en arrière ; la France était sauvée.
Le jeune duc de Chartres n’avait rien fait et n’avait rien pu faire de remarquable. Il était resté bravement au milieu du feu.[Par GaelleGuilissen] [Il était resté bravement au milieu du feu.] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. C’est tout ce que lui demandait Dumouriez, et cela suffisait à ce que son nom fût dans le bulletin de la bataille.
*
Que l’on ne s’étonne pas que celui qui écrit ces lignes s’étende avec une si profonde vénération sur tous les détails de notre grande, de notre sainte, de notre immortelle Révolution ; ayant à choisir entre la vieille France, à laquelle appartenaient ses aïeux, et la France nouvelle, à laquelle appartenait son père, il a opté pour la France nouvelle ; et, comme toutes les religions raisonnées, la sienne est pleine de confiance et de foi.
J’ai visité cette longue ligne qui s’étend du camp de la Lune à ce ressaut que ne purent franchir les Prussiens. J’ai gravi la colline de Valmy, véritable Scala santa de la Révolution, que tout patriote devrait monter à genoux. J’ai baisé cette terre sur laquelle, pendant une de ces journées qui décident des destins du monde, battirent tant de vaillants cœurs et où le vieux Kellermann, l’un des deux sauveurs de la patrie, voulut que le sien fût enterré.
Puis je me relevai en disant avec fierté :
– Là aussi était mon père, venu du camp de Maulde comme simple brigadier, avec Beurnonville.
Un an après, il était général de brigade.[Par GaelleGuilissen] [Un an après, il était général de brigade.] Il y a ici un retour à la ligne dans le journal. Un an après, il était général en chef.