LIII Le 2 juin[Par GaelleGuilissen] Ce chapitre a été publié dans les numéros du Siècle du 9 et du 10 mars 1870.
Du moment où la trahison de Dumouriez fut avérée et où, en livrant les commissaires de la Convention à l’ennemi, il eut mis le comble à son crime, les girondins furent perdus et les deux mois qui s’écoulèrent entre le 2 avril et le 2 juin ne furent pour eux qu’une longue agonie.
Jacques Mérey, que son vote à l’occasion de la mort du roi avait, bien plus que l’ensemble de ses opinions, qui étaient jacobines, rangé parmi les girondins, avait suivi leur fortune quoiqu’il vît bien qu’ils allassent au gouffre.
La séance qui livra les girondins aux bourreaux fut terrible ; elle dura trois jours, du 31 mai au 2 juin ; pendant trois jours, Henriot, l’homme de la Commune, entoura la Convention de son artillerie ; pendant trois jours, Paris soulevé autour des Tuileries cria : « Mort aux girondins ! » ; pendant trois jours les tribunes dans la salle même se firent l’écho de ces sanglantes vociférations.
Nous eussions voulu faire assister nos lecteurs à ces séances terribles où la Convention, se sentant opprimée et ne voulant pas voter sous le couteau la mort de vingt-deux de ses membres, sortit, son président en tête, pour se frayer un passage, et partout fut repoussée, au Carrousel comme au pont tournant. Nous eussions voulu vous montrer ces hommes qui surent si mal combattre et qui surent si bien mourir ; attendant sur l’heure l’assassinat ou la prison, et ne voyant venir ni les assassins ni les gendarmes ; car on avait voulu respecter l’enceinte de la Chambre, l’inviolabilité du député[Par GaelleGuilissen] [on avait voulu respecter l'enceinte de la Chambre, l'inviolabilité du député] "on avait voulu respecter dans l’enceinte de la chambre l’inviolabilité du député" ; s’élançant dans ces rues tumultueuses où la chasse à l’homme allait commencer, parcourir la Normandie et la Bretagne, et ne s’arrêter que dans les landes de Bordeaux, sur le cadavre de Pétion[Par GaelleGuilissen] Le nom est écrit ici "Péthion"..
Au milieu du trouble qui régnait dans l’Assemblée, il sembla à Jacques Mérey que Danton lui faisait signe de sortir.
Il se leva sur son banc, Danton se leva. Il fit un pas vers la porte, Danton aussi.
Il n’y avait plus de doute, Danton voulait lui parler.
Jacques Mérey descendit sans presser le pas, regardant fièrement tout autour de lui pour donner le temps à ses ennemis de l’arrêter si c’était leur intention.
Il atteignit ainsi la porte. Le tumulte était si grand que nul ne s’était aperçu du mouvement qu’il avait fait.
Dans le corridor, il rencontra Danton.
– Fuis, lui dit-il, tu n’as pas un instant à perdre.
Et, lui donnant la main, il glissa un papier dans celle du docteur.
– Qu’est-ce que ce papier ? lui dit Jaques Mérey en le retenant.
– Ce que tu m’avais demandé, son adresse.[Par GaelleGuilissen] [Ce que tu m'avais demandé, son adresse.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Jacques jeta un cri d’étonnement et de joie, se rapprocha d’un quinquet pour lire.
Pendant ce temps, Danton disparaissait.[Par GaelleGuilissen] [Pendant ce temps, Danton disparaissait.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Jacques déplia le papier et lut :
« Mademoiselle de Chazelay, Josephplatz, n° 11, Vienne. »
Il se fit alors et instantanément un changement ou plutôt un bouleversement complet chez le docteur.
Son insouciance de la vie disparut comme par enchantement. Le coup qui venait de le frapper, lui et ses compagnons, lui sembla un bienfait du sort, et en effet sa proscription, en lui rendant la liberté personnelle, lui ouvrait les portes de l’étranger ; citoyen français protégé par la République, il ne pouvait franchir le Rhin ; émigré proscrit par la République, il pouvait parcourir impunément toute l’Allemagne !
Mais, pour parcourir toute l’Allemagne, il fallait d’abord sortir de France : il fallait[Par GaelleGuilissen] [il fallait] "il fallait d'abord sortir de France ; mais avant de sortir de France il fallait", ce qui était bien autrement difficile, sortir de Paris.
La séance était finie ; un flot de spectateurs débordait des tribunes et s’écoulait dans la rue ; Jacques Mérey s’y jeta à corps perdu et se laissa entraîner par lui.
Le flot le poussa rue Saint-Honoré par le guichet de l’Échelle.
Neuf heures du soir sonnaient à l’horloge du Palais-Royal dont toutes les fenêtres étaient fermées depuis l’arrestation de son illustre propriétaire. Le palais, privé nuit et jour de toute lumière, semblait un tombeau.
Jacques Mérey n’avait aucun besoin de rentrer à l’hôtel de Nantes. Depuis que les girondins étaient menacés et ne savaient jamais si la séance s’écoulerait sans qu’ils fussent obligés de fuir, Jacques payait son appartement ou plutôt sa chambre au jour le jour, et portait sur lui dans une ceinture cinq cents louis en or.
Il avait en plus dans son portefeuille deux ou trois mille francs en assignats.
Au reste, le danger était moins grand à cette heure où les trois quarts de Paris ignoraient encore la proscription des girondins qu’il ne l’eût été le lendemain ; mais, sur tout son chemin cependant, le fugitif put se faire une idée de l’exaspération qui régnait dans Paris.
Des bandes, lancées dans les rues par Hébert, par Chaumette, par Guzman, par Varlet, les unes armées de piques, les autres de sabres, quelques- unes de haches, toutes portant des torches, passaient en criant : « Mort aux traîtres ! Mort aux girondins ! Mort aux complices de Dumouriez ! »
Sur la place des Victoires, il rencontra une de ces bandes et n’eut que le temps de se jeter dans la rue Bourbon-Villeneuve ; mais, en arrivant à la rue Montmartre, il vit une autre bande avec des torches qui descendait de la rue des Filles-Dieu ; il se jeta dans la rue de Cléry, mais, à peine y fut- il, que, au coin de la rue Poissonnière, apparut une autre bande qui barra complètement le chemin.
Tout cela marchait vers la Convention.
Celle-là se composait de maratistes qui criaient : « Vive l’ami du peuple ! »
Être girondin et tomber dans les mains des maratistes, c’était être massacré à coup sûr, et, depuis qu’il possédait l’adresse d’Éva, depuis qu’il avait l’espérance de la retrouver, Jacques Mérey ne voulait plus mourir.
Essayer de passer à travers cette bande sans être reconnu était une chose impossible[Par GaelleGuilissen] [était une chose impossible] "était chose impossible", revenir sur ses pas était chose dangereuse.
Une de ces malheureuses créatures[Par CharisseBabouche] "Une de ces malheureuses créatures". La prostituée est une des figures marginales les plus importantes de la littérature du XIXème siècle. Elle est réhabilitée dans le monde social et son quotidien misérable fait l'objet de nombreux romans. En 1843, Dumas publie un essai intitulé : Filles, lorettes et courtisanes dans lequel il s'attache à décrire le monde de la prostitution et les différentes femmes qui le composent. qui se tiennent le soir sur le seuil d’une porte entrouverte, et qui, sans comparaison avec la Galatée de Virgile, fuient cependant comme elle pour être poursuivies, disparut dans son allée[Par CharisseBabouche] "disparut dans son allée". Dans Les Bucoliques (-37 environ) de Virgile, Galatée est une jeune bergère qui jette une pomme sur un homme amoureux d'elle, avant de s'enfuir pour qu'il la rattrape. On retrouve le genre de la pastorale et de la jeune femme tendre et coquette qui s'oppose à cette "malheureuse créature" qu'incarne la prostituée. . Jacques Mérey s’y élança derrière elle, mais, au lieu de la suivre dans l’escalier tortueux, repoussa la porte.
La femme se rapprocha de lui.
– Ah ! ah ! citoyen, dit-elle, il paraît que tu n’es pas de la même opinion que tous ces criards- là, qui empêchent les pauvres filles de faire leur métier.
– Silence ! dit Jacques en tirant de sa poche un assignat de cent francs et en le glissant dans la main de la fille.
Et en même temps, de l’autre main, il essuya son front trempé de sueur.
La femme vit ce visage noble et intelligent, et, comme la beauté est une puissance :
– On ne me paie que quand je travaille, dit- elle. Mais quand je rends des services c’est pour rien.
Et, enlevant le chapeau de Jacques pour le mieux voir, elle lui essuya à son tour le front avec son mouchoir.
– Ah ! par ma foi ! tu as raison, mon joli garçon, dit-elle, de ne pas vouloir te laisser couper la tête. Allons, allons, reprends ton assignat.
Pendant ce temps, la bande passait, criant, hurlant, vociférant.
La fille mit la main sur le cœur de Jacques.
– Et brave avec ça ! dit-elle. Son cœur ne bat pas.
La bande était passée.
Jacques essaya de faire reprendre son assignat à la fille.
– Inutile, dit-elle, quand j’ai dit non, c’est non.
– Je voudrais cependant bien te laisser un souvenir de moi, dit-il, cherchant une chaîne, une bague, un objet quelconque.
– Vraiment ? dit-elle.
– Parole d’honneur !
– Eh bien ! embrasse-moi au front, dit-elle. Depuis ma mère, personne n’a eu l’idée de m’embrasser là.
Mérey, étonné de trouver une perle dans cet égout, ôta son chapeau, leva en souriant les yeux au ciel, et l’embrassa au front avec le même respect qu’il eût embrassé une vierge.
– Ah ! dit-elle en soupirant, c’est bon, ces baisers-là.
Puis, rouvrant la porte et voyant la rue libre :
– Maintenant, tu peux partir.
Jacques Mérey portait à la main gauche une de ces bagues fort à la mode à cette époque : c’était ce qu’on appelait un jonc[Par GaelleGuilissen] [un jonc] Le mot "jonc" est en italique dans le journal., c’est-à-dire un cercle d’or surmonté d’un diamant, valant trois ou quatre cents francs. Il le passa au doigt de la fille[Par GaelleGuilissen] [Il le passa au doigt de la fille] "Il le passa vivement au doigt de la fille" et bondit de l’autre côté.
– Soit ! puisque tu le veux absolument, dit- elle ; mais en vérité, tu me gâtes ma satisfaction. En tout cas, bon voyage et bonne chance ! Quant à moi, ma promenade est finie pour ce soir. Adieu !
Et elle referma sa porte.[Par GaelleGuilissen] [Et elle referma sa porte.] Fin de la partie du chapitre publiée dans Le Siècle du 9 mars.
Jacques Mérey continua sa route et arriva au boulevard sans accident.
Mais là, Santerre, à la tête du faubourg Saint- Antoine, barrait le boulevard.
Des sentinelles étaient placées à la rue Saint- Denis et à la rue de Bondy.
Santerre, à cheval, paradait sur le boulevard vide.
Il n’y avait pas à reculer. Jacques Mérey connaissait Santerre pour un patriote ardent, mais en même temps pour un très brave homme.
Il alla droit à lui et mit la main sur le cou de son cheval.[Par GaelleGuilissen] [Il alla droit à lui et mit la main sur le cou de son cheval.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Santerre se baissa, voyant bien que cet inconnu qui venait à lui avait quelque chose à lui dire.
– Citoyen Santerre, lui dit Jacques, je suis le représentant qui vint annoncer à l’Assemblée les deux victoires de Jemmapes et de Valmy.
– C’est vrai, dit Santerre ; je te reconnais.
– Je me nomme Jacques Mérey. Je suis ami de Danton, qui m’a offert un asile chez lui, mais à qui je refuse de peur de le compromettre. Je siégeais avec les girondins et je suis proscrit comme eux ; descends de cheval, donne-moi le bras et conduis-moi jusqu’à la rue de Lancry. Demain, tu diras tout bas à Danton ce que tu as fait pour moi, et Danton te serreras la main.
Santerre ne prononça pas une parole ; il descendit de cheval, donna son bras à Jacques Mérey, et le conduisit jusqu’à la rue de Lancry.
– As-tu besoin que j’aille plus loin ? lui demanda-t-il.
– Non, dans cinq minutes je serai arrivé où je vais.
– Que Dieu te conduise ! dit Santerre oubliant que Dieu était aboli.
– Merci, dit simplement Jacques, j’en eusse fait autant pour toi, Santerre.
– Je le sais bien, répondit le brave brasseur.
Les deux hommes se serrèrent la main et tout fut dit.[Par GaelleGuilissen] [Les deux hommes se serrèrent la main et tout fut dit.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Jacques Mérey remonta la rue de Lancry jusqu’à la rue Grange-aux-Belles, puis il prit la rue des Marais, la descendit jusqu’au numéro 33, et là, voyant une maison basse et sombre, il s’arrêta, regarda autour de lui pour s’assurer qu’il n’était point suivi et ne se trompait pas.
Il hésita un instant entre deux sonnettes, l’une à gauche, près d’une boîte fermant à cadenas.
L’autre à droite, pendant à la muraille.
Il tira celle qui était pendue à la muraille.
Presque aussitôt la porte s’ouvrit et un homme, vêtu de noir, cravate blanche et en culotte courte, s’effaça pour le laisser passer.
Sans doute les deux hommes se reconnurent, car l’homme vêtu de noir, ayant salué respectueusement Jacques Mérey, referma la porte et marcha devant lui en disant :
– Par ici, monsieur.[Par GaelleGuilissen] [Par ici, monsieur.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. Jacques Mérey le suivit.
L’homme vêtu de noir le conduisit par un corridor, éclairé pour s’y conduire et voilà tout, à la salle à manger, dont la porte en s’ouvrant jeta un flot de lumière.
En effet, la salle à manger était illuminée comme pour un jour de fête ; six couverts étaient mis autour d’une table élégamment servie ; cinq personnes, y compris l’homme vêtu de noir, semblaient en attendre unune sixième.
Ces cinq personnes étaient une femme de trente-six à trente-huit ans, encore belle, deux jeunes filles de seize à dix-huit ans, charmantes toutes deux, et un garçon de treize ans.[Par GaelleGuilissen] [un garçon de treize ans.] On trouve ici un retour à la ligne dans le journal. L’homme vêtu de noir faisait la cinquième personne.
À l’arrivée de Jacques Mérey, tout le monde se leva.
– Femme, et vous, enfants, voyez cet homme, dit-il en montrant Jacques Mérey, c’est lui qui, sur l’échafaud même, n’a pas dédaigné de porter secours à notre…
La femme vint à Jacques Mérey, lui baisa la main, puis les deux jeunes filles, puis le jeune garçon.
– J’espère que vous n’oublierez jamais, continua l’homme vêtu de noir, qui n’était autre que M. de Paris, que le citoyen Jacques Mérey, proscrit injustement, est venu demander asile à notre humble toit.
Puis, montrant le sixième couvert à Jacques :
– Vous voyez que nous vous attendions, dit-il.
FIN
1 L’épisode qui forme la deuxième et dernière partie de
Création et Rédemption, a pour titre : la Fille du Marquis.[Par GaelleGuilissen] Dans Le Siècle, le découpage est différent. L'ensemble correspondant au Docteur mystérieux est divisé en deux parties, simplement appelées "Première partie" et "Deuxième partie" de Création et Rédemption. L'ensemble correspondant à La Fille du Marquis en est la Troisième partie, intitulée "Rédemption", publiée du 18 mars au 22 mai 1870. Cependant, la Deuxième partie (qui correspond donc grossièrement à la deuxième moitié du Docteur mystérieux) comprend encore trois chapitres, qui sont actuellement publiés comme les trois premiers chapitres de la Fille du Marquis : "Les volontaires de 93" (publié le 10 et le 11 mars), "La Famille Rivers" (publié le 11 et le 12 mars) et "Huit jours trop tard" (publié le 12 et le 13 mars).