Corpus La Bande noire

Tome 1 - Chapitre 8

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


VIII.

La fête continuait : le bal[Par MargotFavard] Ce chapitre est fortement lié au chapitre précédent puisqu'il poursuit la description du bal au château. L'originalité de cet épisode topique repose sur le fait qu'en ce château se tient un bal villageois et "campagnard" en lieu et place d'un bal aristocratique. était dans tout son éclat, non pas cet éclat réservé et discret qui distingue nos bals aristocratiques, mais un éclat tranché, bruyant, sans mesure et sans contrainte. Dans tous les appartements du rez-de-chaussée, les quadrilles s'étaient formés, et la danse emportait dans son tourbillon toutes les têtes et tous les cœurs. C'est véritablement dans les réunions villageoises que le magnétisme de la danse semble se révéler ; c'est là que la danse dévoile son pouvoir occulte[Par MargotFavard] Le spectacle des danses populaires se teinte de fantastique ("pouvoir occulte", "magnétisme"). C'est aussi l'occasion de peindre le tumulte des passions individuelles, des sens et des jeux de séduction libérés des normes aristocratiques. et sa toute-puissante souveraineté. Qui n'a vu un bal campagnard, ne sait pas jusqu'à quel point, au signal de l'orchestre, les pieds peuvent s'agiter, les mains se presser, les poitrines bondir ! On n'imaginera jamais, à moins d'avoir assisté à un pareil spectacle, jusqu'où on peut pousser la rage de la danse, et combien les sens trouvent de stimulants et d'attraits dans ce mouvement cadencé, dans ces passes continuelles, dans ces tours de main qui font tourbillonner les danseuses à perdre haleine. Dans le monde, un bal n'a de séduction qu'une séduction secrète, et c'est le mystère seul qui lui donne du prix. Un bal est une sorte de duel entre la jalousie d'une part, et la coquetterie de l'autre ; c'est un terrain neutre où les parties belligérantes se couvrent d'un voile, et combattent avec un masque sur la figure ; dans un salon, chaque regard a sa signification, chaque mot sa portée ; un serrement de main discret est le plus grand événement qui s'y produise ; un consentement tacite, donné des yeux et sans parler, est la dernière faveur qu'une femme puisse accorder à celui qu'elle préfère ; et dans ce feu croisé d'intrigues muettes et de coups portés dans l'ombre, il serait impossible à l'observateur le plus intelligent de compter les blessures et de marquer les vaincus.

À la campagne, au contraire, un bal est une mêlée générale, où les intérêts particuliers et les passions de chacun s'effacent en s'absorbant dans l'entrainement et le tumulte général. Là, l'instinct du plaisir éclate sans retenue et quelquefois sans objet ; là, pourvu qu'on presse des mains, pourvu qu'on bondisse en liberté dans cette atmosphère échauffée, pourvu qu'on éparpille ses regards sur un horizon de têtes animées, peu importe qu'on rencontre une autre main que la main préférée, un autre regard que le regard bien-aimé ; au bal toutes les femmes sont belles, tous les hommes sont des hommes, et comme, dans l'ivresse, les sens échauffés n'ont plus le libre arbitre de la conscience et le sentiment de la volonté, on dirait, à voir tous les danseurs se confondre, et se mêler sans distinction et sans préférence , que chacun d'eux a abdiqué sa personnalité pour ajouter sa joie au total de la joie commune ; le plaisir seul est le roi de rassemblée, et chacun n'est qu'un anneau détaché[Par MargotFavard] Dans ce bal campagnard au château, le plaisir prime (nouveau "roi") et la joie fonde communauté. La chaîne ici est l'image de cette nouvelle société constituée d'anneaux individuels égaux. de l'immense chaîne qui se déroule en cadence.

Peut-être Arthur Raimbaut avait-il voulu, en donnant sa fête, se ménager le plaisir d'un pareil spectacle. Pour les hommes qui ont vécu vite et savent à quel prix il faut estimer les biens de ce monde, c'est une distraction intéressante de se mêler aux fêtes naïves[Par MargotFavard] L'éloge de la naïveté du peuple, amorcé au chapitre précédent, est réitéré. du peuple, comme pour certains vieillards de regarder dans un coin des enfants jouer au soleil. Dans renfoncement d'une croisée, debout et seul, il contemplait, les bras croisés, la foule qui tourbillonnait autour de lui, sans regrets de la veille, sans soucis du lendemain. Sa figure était froide et calme comme d'ordinaire ; seulement de temps en temps un sourire franc et sincère s'épanouissait sur ses lèvres, car la gaieté naïve a ce privilège de réagir sur ceux-là môme qui sont le moins disposés à la partager. Dans l'intervalle d'une contredanse à l'autre, il aperçut Henri qui parcourait silencieusement les salons et traînait en tous sens sa préoccupation rêveuse ; la blonde figure du jeune homme se détachait pure et douce sur un fond de lumière, au milieu de toutes ces figures ardentes et crispées qui jetaient toute leur âme au plaisir, comme par un beau jour d'été un essaim de frelons étourdis et bruyants.

Arthur l'appela du geste. Le jeune homme s'avança à pas lents, et, sous le regard d'Arthur, il baissa le regard. Il y avait dans ses yeux, habituellement insouciants et vagabonds, une sorte d'hésitation involontaire et de crainte combattue qui donnait à ses traits une expression pénible et douloureusement inquiète ; on l'eût cru tiraillé en sens contraire par deux pensées contradictoires également puissantes, la lutte du cœur se reproduisait à l'extérieur comme un rayon brisé dans le miroir mouvant des eaux.— Vous ne dansez pas, Henri ? dit Arthur ; et cependant, mon ami, la danse, c'est de votre âge. Heureux ceux qui se laissent aller au courant des plaisirs, et acceptent le présent sans interroger l'avenir ! Heureux[Par MargotFavard] Cette anaphore rhétorique du "Heureux" était déjà présente dans la grande tirade du chapitre 3. Arthur reprend là l'anaphore de l'Évangile et des Béatitudes de Matthieu (5,1-16) et se constitue en nouvel évangéliste de ces temps bouleversés. Il dresse par ailleurs un tableau topique de la jeunesse comme temps du carpe diem et des instincts non contrariés, topique poursuivie quelques lignes plus bas par l'analogie entre la jeunesse et la floraison. Cette première moitié du chapitre reprend l'opposition entre les deux personnages cristallisée sur le temps qui passe. ceux qui ne descendent pas trop souvent dans leur âme, et respectent les instincts que la nature y a jetés ! La science est un mal qui dessèche et flétrit ! Vous êtes jeune, vous, Henri !

Le jeune homme ne répondit pas. Ainsi qu'un poète qui se replie en lui-même, et, tout entier aux secrets avertissements de son cœur, ferme l'oreille aux bruits du dehors, il secouait vaguement la tête et marquait machinalement la mesure de la contredanse. Les paroles d'Arthur glissaient à la surface de sa pensée sans même l'effleurer ; il se parlait à lui-même et se répondait intérieurement.— Voyez-vous ces braves gens ? dit Arthur en étendant la main, comme pour embrasser toute l'assemblée dans son geste, ils sont heureux, Henri !— Véritablement heureux, dit le jeune homme avec une expression d'indicible mélancolie.— Pourquoi ne l'êtes-vous pas comme eux ? demanda Arthur.

Une ombre passa subitement sur le front du jeune homme, et il mit la main sur sa poitrine comme pour retenir un secret qui menaçait de lui échapper.— Pourquoi ! pourquoi ! répondit-il lentement, qui le sait, hormis Dieu ?— Enfant ! dit Arthur, oh ! je donnerais tous les jours que j'ai encore à vivre pour revenir un seul instant à votre âge ! pour me sentir encore une fois dans le cœur ces fraîches illusions de la jeunesse, qui s'effeuillent si vite et ne refleurissent plus ! pour avoir au front votre couronne d'enfant que vous foulez aux pieds maintenant, et que vous pleurerez un jour ! Oh ! vous êtes jeune, vous ! Vous n'avez pas encore déchiré vos pieds aux ronces de la vie ; soyez heureux, vous devez l'être, vous qui ne riez pas au mot d'amour !

Arthur Raimbaut avait prononcé ces paroles d'une voix grave, ainsi qu'un prêtre qui, après de longues années de privation sévère et de méditation profonde, jette encore un regard attendri sur les jours écoulés de sa jeunesse et remonte, par la pensée, les sentiers fleuris qui n'ont pas gardé la trace de ses pas[Par MargotFavard] Le narrateur se fait le relais d'Arthur en reprenant à son compte l'analogie florale..

Henri, à son tour, le contempla avec un vague étonnement, et semblable an voyageur penché sur le bord d'un abîme dont il n'entrevoit qu'à peine la profondeur.— Avez-vous donc jamais aimé, demanda- t-il, vous, Arthur ?

À cette question, malgré l'empire absolu qu'il avait sur lui-même, Arthur tressaillit, de même que si un mystérieux écho eût murmuré les harmonies intimes de son âme. Mais ce trouble ne dura qu'un moment ; un sourire dédaigneux plissa encore une fois ses lèvres, et effleurant légèrement avec la paume de sa main la joue de son interlocuteur :— Henri, dit-il, vous êtes réellement un enfant.

La figure du jeune homme, qui s'était épanouie un instant, s'attrista de nouveau et se ternit comme une glace sous le souffle d'un vent froid ; ses lèvres, à moitié entr'ouvertes, se refermèrent ; et semblable à la sensitive qui se replie sur elle-même au plus léger contact, son âme se resserra de nouveau et contint ses épanchements prêts à déborder. Il y a, dans certaines paroles, une puissance négative qui pèse douloureusement sur la volonté des natures tendres et jeunes ; et avec Arthur Raimbaut, Henri se trouvait souvent dans cet état de doute où l'on se tait malgré soi quand on aurait besoin de parler, où l'on refoule silencieusement les aveux qui ne demandaient qu'à sortir.— Vous avez raison, dit Henri, je suis réellement un enfant ; et pourquoi me rappelez-vous sans cesse que je suis jeune et que vous êtes vieux ? Pourquoi souriez-vous toujours, quand moi je suis tout prêt à pleurer ?— Henri, dit Arthur, vous me faites des questions auxquelles je ne puis pas, je ne veux pas répondre. Peut-être un jour vous sera-t-il donné de connaître le secret de ma vie[Par MargotFavard] Le mystérieux secret d'Arthur est relancé et lié de manière nouvelle à la question amoureuse., et alors au lieu de m'accuser, vous me plaindrez. Vous comprendrez alors qu'il est des sourires plus tristes que des larmes ! Quant à vous, mon enfant, mon frère, ayez foi en votre jeunesse, et prenez votre part du bonheur accordé à tous ; car Dieu ne vous a pas déshérité, et un fils ne doit pas rejeter l'héritage de son père !

Henri sembla encore une fois oublier son mécontentement personnel et suspendre son attention tout entière aux graves paroles qu'il venait d'entendre. Mais Arthur ne lui donna pas le temps de provoquer ses confidences par une question nouvelle, et reprenant un ton leste et presque étourdi :—Çà, Henri, dit-il, secouez donc un peu votre nature poétique ! Ne vous apercevez-vous pas que c'est folie de vivre continuellement dans les images, et qu'il faut à l'homme un terrain plus solide où poser le pied ? Voyons, allez-moi inviter un peu[Par MargotFavard] Arthur adopte une tournure plus familière et populaire pour renforcer son invite à se mêler aux "grosses paysannes". une de ces grosses paysannes que je vois là-bas rouges comme des cerises et brûlantes comme des tisons ! Voilà de bonnes créatures ! Mais ne leur demandez pas, comme à moi, si elles ont jamais aimé, car elles vous prendraient pour un fou, Henri, et peut-être auraient-elles raison.

Henri garda le silence. Comme il aperçut le fermier Guillaume Évon qui se dirigeait vers Arthur en appelant déjà son attention du regard, il s'éloigna et disparut dans la foule.— Ah ! vous voilà, mon cher M. Raimbaut, dit-il en prenant familièrement le bras d'Arthur ; il y a une heure au moins que je vous cherche à travers cette cohue ; votre fête est bien belle, savez-vous ! Et quoique par ma position je me sois trouvé à même de voir bien des cérémonies[Par MargotFavard] Italique d'insistance : le fermier-maire se gausse du privilège de ses fonctions. Derrière le terme de "cérémonie" se cache peut-être aussi la sécularisation de cultes religieux devenus cultes républicains. La cérémonie, jusqu'alors destinée aux fêtes religieuses, désigne désormais des fêtes profanes. Comme ailleurs, l'usage de l'italique indique une acception moderne., je vous avoue que je n'en ai jamais vu de plus magnifique que celle-là. Allons, je suis content ; c'est bien faire les choses.— Avez-vous pris un verre de punch ? demanda Arthur.— J'en ai pris trois, dit le fermier. Tenez, M. Raimbaut, je suis un homme franc, moi, et je veux vous dire toute ma façon de penser. Je vous ai vu arriver ici d'un mauvais œil, c'est vrai ; que voulez-vous ! On a ses habitudes ; on tient à ses propriétaires ; et puis on m'avait parlé de vous comme d'un intrigant, d'un démolisseur de châteaux, d'un révolutionnaire qui voulait ruiner tout le monde, les grands et les petits.— Je ruine, dit Arthur, ceux qui veulent bien se laisser ruiner, et j'enrichis ceux qui veulent s'enrichir.— Je le vois maintenant, dit Guillaume, et je crois que nous finirions par nous entendre.— Entendons-nous, dit Arthur qui avait repris le ton bref et serré qui caractérisait ses conversations d'affaires. Voyons, M. Évon, je vous vends la ferme que vous occupez ; ça vous va-t-il ?

À cette proposition inattendue, le fermier bondit sur ses jarrets et passa la main sur son front comme pour en écarter les nuages.— La ferme tout entière ? demanda-t-il ; mais savez-vous qu'elle contient trois cents arpents ?— Eh bien ? dit Arthur.— Eh bien ! répéta le fermier, il faut payer ce qu'on achète.— Ne vous occupez donc pas du payement ; à vous, monsieur Évon , je vous vendrais mille arpents, et sans exiger d'autres garanties que votre parole.

Un sourire d'orgueilleuse satisfaction couvrit, toute la face du fermier, et courut de fibre en fibre, depuis la naissance du front jusqu'aux méplats des narines et des lèvres.— À dire la vérité, répondit-il, ma parole vaut du papier dans le pays, et je ne serais peut- être pas embarrassé de trouver une somme ronde sur ma signature.— Est-ce une affaire terminée ? demanda Arthur en l'interrompant.— Diable ! M. Raimbaut, dit le fermier, on m'avait bien dit que vous vous entendiez à bloquer les affaires ! Mais il ne faudrait pourtant pas, comme dit cet autre, aller plus vite que les violons[Par MargotFavard] Aller plus vite que les violons : expression lexicalisée familière, équivalent de "aller plus vite que la musique"..— Les violons iront aussi vite que nous, voilà tout. Est-ce conclu ?

Le fermier était à moitié vaincu ; le clignotement de ses yeux trahissait cette indécision qui précède la défaite.— Est-ce conclu ? répéta Arthur.— Il y a une difficulté, dit le fermier avec embarras, que j'étais loin de prévoir; j'avais déjà envisagé l'affaire dont vous me parlez, et j'en ai tout à l'heure, en passant, touché deux mots à ma femme. Croiriez-vous une chose ? Elle refuse obstinément de traiter avec vous. Il y a mieux, tout à l'heure elle voulait sortir du bal, quitter la fête, et si je ne m'étais pas montré, elle vous faisait impolitesse[Par MargotFavard] Faire impolitesse : usage vieilli, vaut pour "faire preuve d'impolitesse", "faire une impolitesse"..

Arthur avait accordé aux paroles du fermier plus d'attention qu'on n'eût été en droit d'en attendre de lui. Pour un homme habitué à voir plier toutes les volontés sous la sienne, c'était un mystère bizarre[Par MargotFavard] Marguerite Évon apparaît comme un "obstacle" inattendu aux projets d'Arthur, mais elle est également la cause d'un trouble tout aussi inattendu pour lui. que cet obstacle qui surgissait tout à coup devant lui et lui barrait le chemin. Peut-être aussi, en dehors de ses calculs, le nom de madame Évon avait-il éveillé d'intimes souvenirs et une succession de pensées contraires ! Peut-être se rappelait-il la scène de la veillée, et se demandait-il compte de la soudaine révolution de sentiment qui le frappait en ce moment !— Tenez, regardez-la donc, dit Guillaume Évon en détournant le regard d'Arthur dans la direction de sa main étendue ; croiriez-vous, M. Raimbaut, qu'elle est ma femme depuis deux ans, et je ne la connais pas encore[Par MargotFavard] Guillaume joue probablement avec le sens biblique de "connaître", ce qui renvoie au refus du chapitre six. ?

À vrai dire, la résistance que la fermière avait opposée au projet de son mari avait causé à celui-ci un secret plaisir, en ceci qu'elle avait fait tomber tout d'un coup ses soupçons antérieurs et détruit l'échafaudage que sa jalousie s'était plu à bâtir. Comme il arrive d'ordinaire aux hommes de cette sorte de passer d'un excès à l'autre, rassuré sur le passé, il était tout prêt, par une confiance aveugle, à compromettre l'avenir.— M. Raimbaut, ajouta-t-il, allez donc lui parler[Par MargotFavard] Retournement presque comique (et topique) : le mari jaloux, rassuré à tort, joue sans le savoir les entremetteurs et permet le rapprochement de Marguerite et d'Arthur., peut-être la déciderez-vous à faire ce que nous voulons.

Madame Évon était assise ; et sa figure immobile et pâle ressemblait à quelque buste de marbre sans animation et sans vie ; son regard fixe errait au hasard, comme si elle eût assisté machinalement à un spectacle incompris et cherché vainement le sens d'une obscure vision. Quelquefois seulement, les veines de son col tressaillaient électriquement ainsi que les cordes d'une harpe au souffle de la brise. Arthur arriva en face d'elle sans en être aperçu, et la regarda quelque temps en silence.— Madame, dit-il en s'inclinant, voulez-vous danser avec moi ?

La fermière, en entendant cette voix, fit un mouvement en arrière et ne répondit pas. Debout devant elle, Arthur la sollicitait du regard, et semblait par un hochement de tête expressif lui adresser cette question : "Pourquoi souffrez- vous ?"

En ce moment l'orchestre donna le signal de la contredanse, et Arthur prit résolument la main de la fermière qui tremblait dans la sienne.

Le bal était plus bruyant que jamais. De tous côtés des voix criardes s'entre-choquaient dans la salle encombrée ; tous les yeux étaient brillants, toutes les mains hardies, toutes les tailles complaisantes et abandonnées ; on ne dansait plus, on se ruait sur le parquet avec cette énergie désordonnée, fébrile, qui ressemble plutôt au délire de la joie qu'à un délassement naïf et raisonnable. Ce fut un contraste frappant de voir, au milieu de cette orgie dansante[Par MargotFavard] Après les deux entretiens d'Arthur avec Henri, puis avec Guillaume Évon, survient celui avec Marguerite - le noeud de ce quatuor amoureux en construction. C'est aussi le moment où le contexte du bal réapparaît pour mieux mettre en contraste le déchaînement visible des passions villageoises ("orgie dansante") et celui tout intérieur et silencieux qui se joue entre Arthur et Marguerite., se dessiner les deux graves figures d'Arthur Raimbaut et de Marguerite Évon ; tous deux étaient silencieux et roides, comme si chacun eût craint de trahir un secret et d'appeler sur lui une lumière redoutée.

Tous les regards se portèrent simultanément sur le nouveau couple[Par MargotFavard] Arthur et Marguerite semblent être de nouveaux duc de Nemours et Princesse de Clèves : le couple dansant se forme au milieu des regards de la foule., et l'embarras de la fermière s'en augmentait d'autant ; il ne lui arriva pas une seule fois de tourner les yeux vers son danseur, et à la roideur de ses mouvements à la rigueur de son attitude et de son visage, on eût pu la prendre pour une victime, ramassant ses forces avant d'aller à l'autel pour faire bon visage et tomber noblement.

Arthur Raimbaut se tourna un instant vers elle, et lui adressant la parole, sans hésitation, mais non sans effort :— Vous étiez plus gaie à la veillée qu'ici, dit-il en souriant, avez-vous donc quelques motifs de chagrins ou d'ennuis ?— Je suis mal portante, répondit doucement le fermière.

Arthur la regarda attentivement comme pour démêler, à travers l'hypocrisie de ses paroles, l'intime et profonde douleur qu'elle essayait de dissimuler ; mais la figure de la jeune femme demeura si froide et si impassible sous son regard, que sa pénétration ordinaire se brisa contre cette inertie désespérante.

Quand la contredanse fut finie, Arthur prit de nouveau la main de la fermière.— Il fait trop chaud ici, dit-il à voix basse ; sortons.— Je reste, dit la fermière en tremblant et sans avoir la force de dégager sa main, comme si sa volonté eût été fascinée par une volonté supérieure contre laquelle elle essayait vainement de se débattre. Arthur l'entraîna ainsi à sa suite jusqu'au bas du péristyle, et là il s'arrêta droit devant elle pour la regarder.

Le ciel était clair et brillant comme le cristal d'un miroir ; la lune, en se glissant à travers les cimes découronnées des ormes, brisait ses rayons au front du château et en auréolait le faîte ; les étoiles scintillaient dans l'espace ainsi que des lames d'or sur un manteau de roi, et leurs reflets doraient au loin les petits nuages blancs qui couraient sur le fond bleu du ciel, comme des flocons d'écume sur la plaine azurée des flots. Tout était calme et silence dans cette nuit d'hiver ; tout était harmonie et lumière ; l'air, qui soufflait au visage, rajeunissait le sang et semblait raffermir la vie : nuit de pensées douces et tristes ! nuit de mélancoliques amours ![Par MargotFavard] Avec un lyrisme évident, se dresse un paysage de clair de lune romantique propice au duo amoureux.

L'hiver a, pour le vulgaire, moins de charme que l'été ; ses beautés sont moins banales et plaisent moins de prime abord ; la verdure, le chant des oiseaux, les prés et les jardins émaillés de fleurs, les arbres chargés de fruits, voilà les harmonies que tout le monde comprend et admire. Mais l'hiver avec son cortège de feuilles jaunies, de fleurs desséchées, d'arbres rabougris, l'hiver avec son aspect de deuil et de tristesse empreint quelquefois d'un si mystérieux éclat, l'hiver avec sa couronne de neige et la splendide magnificence de ses nuits diaphanes, c'est un ami superbe et dédaigneux, qui n'accorde ses largesses et ne livre ses secrets qu'à certaines âmes privilégiées, découronnées comme lui de leur verdure, dépouillées et majestueuses comme lui.[Par MargotFavard] Ce paragraphe est le deuxième qui maintient le suspens de l'entrevue intime entre Arthur et Marguerite en installant un paysage état d'âme, autre topos du Romantisme.

Arthur Raimbaut et madame Évon marchaient côte à côte dans une allée sablée au-dessus de laquelle une double rangée de tilleuls arrondissait son couvert de branches desséchées ; les bruits de la fête n'arrivaient plus à leurs oreilles que comme un murmure confus tamisé par l'espace, comme une de ces harmonies lointaines que les nuits d'hiver semblent augmenter encore par leur mystérieuse poésie.— Et maintenant, dit Arthur d'une voix grave, me direz-vous le secret de vos souffrances ? me direz-vous pourquoi votre, regard évite mon regard ? pourquoi votre main fuit la mienne, quand la mienne cherche la vôtre[Par MargotFavard] Lieux communs du discours amoureux. La suite de la scène dépeint ce combat de Marguerite contre ses sentiments, qui voulant fuir n'y parvient pas. ?

Éclairée d'un jour douteux, la figure d'Arthur se revêtait d'éclat et de majesté, ses yeux, ternes et gris d'ordinaire, lançaient par intervalle un de ces rayons éclatants et furtifs que le poète anglais a prêtés à l'ange déchu[Par MargotFavard] Allusion au Paradis perdu de Milton (1667, 1674). Arthur est ainsi comparé à Satan, et destiné, peut-être, à subir la même chute. ; son front accusait une de ces luttes intérieures, où les sentiments les plus opposés se heurtent et se succèdent, où l'on croirait entendre à la fois les cris de triomphe du vainqueur et les cris de détresse du vaincu.— Je n'ai rien à vous dire, répondit lentement madame Évon ; pourquoi, seulement, suis-je ici avec vous ? laissez-moi fuir et ne me revoyez jamais !

En prononçant ces mots, la fermière n'avait même pas essayé de faire un pas en arrière. Dominée par une puissance maudite, elle n'avait pas la force de mettre ses actions d'accord avec ses paroles, et elle sentait, avec effroi, son cœur défaillir.

Arthur lui prit la main et la pressa.— Grâce ! murmura la jeune femme, d'une voix brisée.

Et on entendit, dans le silence de la nuit, le battement précipité de son cœur.— Oh ! pourquoi voulez-vous me tromper ? reprit-elle avec une indicible émotion ; pourquoi vous obstinez-vous à creuser un abîme sous mes pas ? vous me devez pourtant la vie, à moi [Par MargotFavard] Confirmation, si besoin en était, que Marguerite l'a bien sauvé du taureau (chapitre 3).!

Il y avait eu dans ces dernières paroles un tel accent de tendresse et de désespoir, qu'Arthur tressaillit et retira sa main, qui, jusque-là, pressait la main de la fermière.

Celle-ci le regarda pour la première fois.— S'il est vrai, dit-elle, que vous me gardiez quelque reconnaissance, promettez-moi de ne plus me parler ! seulement, en échange de la vie que je vous ai conservée, oh ! laissez-moi un souvenir de vous, un gage[Par MargotFavard] Echo de la scène des jeux dans la veillée paysanne. dernier qui ne me quittera jamais.

Madame Évon avait essayé de prononcer ces paroles avec une voix forte et dégagée ; mais sa faiblesse la trahit encore une fois, et sous la pâle clarté de la lune, une larme apparut brillante sur sa joue.— Je ne veux de vous, dit-elle, qu'un modeste souvenir, cet anneau que vous avez au doigt, donnez-le-moi !

Ce fut Arthur qui tressaillit à son tour, et ses regards se levèrent vers le ciel comme pour le prendre à témoin de ses souvenirs et de ses regrets.— Cet anneau, dit-il d'une voix étouffée ; oh ! jamais ![Par MargotFavard] L'anneau cristallise un nouveau mystère essentiel d'Arthur que la suite du roman va lever peu à peu.

Il se fit un silence ; et en ce moment l'ombre d'un homme traversa l'allée.— Quelqu'un nous voit, dit madame Évon avec effroi.

Et tous les deux rentrèrent à pas lents au château.


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte