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Une des fatalités les plus déplorables de la vie est cette séparation que la société ou le sort impose aux âmes qui ont besoin l'une de l'autre pour se compléter
Les femmes ne sont pas les seules qui aient à souffrir de ces caprices de la destinée, les hommes aussi ont mille occasions de s'en plaindre, et surtout, parmi les hommes, ceux dont l'âme est candide et le cœur nourri d'illusions.
Henri était un de ces derniers
Madame
J'ignore quelle faute je commets en vous écrivant, je ne sais si j'aurai tort à vos yeux, ou si j'ai tort aux miens, mais ce que j'affirme, c'est que je ne puis me taire davantage, c'est que, si je ne vous apprends pas toutes les pensées qui troublent ma raison et me torturent le cœur, j'en souffrirai à en mourir. Et aussi, si vous ne trouvez dans votre âme aucune pitié pour un malheureux ; oh ! alors, dans l'un et l'autre cas, je suis coupable, et votre dédain n'est plus qu'une justice.
Toutefois, madame, la lettre que je vous adresse n'est pas aussi insolite qu'elle peut vous le paraître. Je vous connais depuis quelques années, vous étiez bien jeune que j'avais déjà placé en vous tout mon bonheur et toutes mes espérances. C'était un bien que je m'étais créé, un bien que je disputais aux jeunes gens de mon âge ; c'était un plaisir à moi seul connu, un mystère dont je ne devais compte qu'à moi. Vous n'avez pas oublié sans doute la ville de
Vous étiez jeune et folâtre alors, le jeu était pour vous le jeu
Mais que dis-je ! dans quel espoir mon cœur s'égare-t-il ! qu'ai-je besoin de vous rappeler le passé ! Malheureux que je suis, le passé n'existe que pour moi : ne vous en a-t-on pas séparée à jamais ; ne vous a-t-on pas donnée à un homme à qui vous devez compte de tous vos souvenirs ? Vous le connaissiez à peine, vous l'aimiez encore moins ; mais votre famille s'est dit : "Marguerite sera riche, Marguerite sera considérée" ; et elle a conclu. Que lui importait le fond de cette grave question ? Ne doit-on pas être heureux lorsqu'on a de la fortune ? Qu'est-ce que les sympathies, qu'est-ce que les jouissances d'une organisation délicate ? Un homme qui fait honneur à ses engagements, qui entretient la prospérité de sa maison, qui en édifie les bases sur l'ordre et l'économie, cet homme n'est-il point prédestiné à assurer le bonheur d'une femme ?
Si elle a une éducation supérieure à la sienne, si elle est douée d'une imagination vive mais mobile, d'un cœur tendre mais facile, d'un bon mais faible caractère, il ne la comprendra point ; qu'importe ! il faudrait veiller sur cette jeune plante, il faudrait entretenir les bonnes dispositions de cette âme candide, et empêcher que le mal ne prit sa source dans le bien ; il faudrait qu'une organisation forte dominât cette belle quoique molle organisation, et rien de tout cela... Son mari va à ses affaires, et ne la voit qu'à ses heures perdues ; il l'aime assez peut-être pour se trouver heureux auprès d'elle, elle est si jeune et si jolie, mais son amour grossier ne saisit rien au delà ; où vont ses pensées en son absence, d'où viennent-elles ? ce sont des questions que jamais il ne s'adressera. Et si, d'aventure, il lui vient quelques doutes sur le bonheur dont jouit sa femme,... la confiance dans sa position, l'abondance qui règne dans son intérieur, l'estime dont on l'entoure, toutes ces considérations ne sont-elles pas de nature à repousser ces doutes absurdes selon lui ? aussi, cet examen terminé, il sourit en se disant : "Ma femme doit être heureuse, donc elle l'est."
Mais je m'arrête, effrayé du tableau que j'ai présenté à vos yeux ; je m'arrête, confus de mon audace ; je m'arrête tout tremblant sous la sévérité de votre regard ! Sais-je si je ne vous ai point mortellement offensée ? Je vous en supplie, madame, ne laissez pas mon front courbé sous le poids de votre colère ; c'est à vos genoux que j'implore le pardon d'un fou, c'est à vos yeux que je demande quelques lueurs de pitié pour un insensé qui s'accuse autant qu'il vous justifie.
Et puis, si je vous demande indulgence c'est que je sens en moi les moyens de me faire pardonner ! Ne croyez pas que ce soit l'assurance d'un homme présomptueux qui a calculé et établi d'avance toutes ses chances de succès ; c'est, au contraire, la confiance que donne un amour naïf, mais pur, qui a accepté d'avance tous les sacrifices ; c'est le désintéressement d'un cœur libre, qui n'a aucun souvenir à retrancher de sa vie, et qui ne demande point au présent de plaider pour lui contre le passé. Son avenir d'ailleurs est tout entier dans l'espérance, et c'est à vous, madame, qu'il la demande. Ah ! dites-lui que vous acceptez le dévouement de son amour, dites-lui que vous lui pardonnez ; et que la honte de son aveu trouvera un refuge dans la bonté de votre cœur.
Mais si vous étiez sans pitié, si vous n'accueilliez qu'avec indifférence et dédain l'expression de mon amour, si je vous avais déjà rendue coupable en vous faisant mépriser vos devoirs rigoureux mais sacrés ; malheureux ! j'aurais mérité votre malédiction, car j'aurais éveillé en vous des pensées criminelles, et je ne les partagerais pas pour vous éloigner du danger ; car j'aurais éclairé votre cœur, et ce serait stérilement pour moi ; car j'aurais troublé votre raison, et cet adorable délire me serait inconnu ! Ah ! madame, songez à toute la tristesse de cette position ! Et si ce n'est pour moi, songez-y pour vous. Il faut à votre âme naïve et belle de tendres et douces sympathies, il faut à votre existence manquée la consolation d'un cœur passionné et fort à la fois ; il ne faut pas plus que votre sensibilité exquise vienne se briser contre l'esprit stupide d'un paysan, que se heurter à l'égoïsme d'un homme qui ne vous parlerait que pour vous perdre, qui ne vous aimerait que pour vous entraîner dans l'abîme.
Et maintenant, madame, pour comprendre les dernières paroles que j'ai à vous dire, vous devez interroger votre conscience, vous devez rappeler tous vos souvenirs. Il y a trois mois, il vint dans votre village un homme qui vous parut aussi grand par le cœur que par l'esprit, et tel qu'il m'a toujours paru à moi-même. Cet homme, vous l'avez sauvé d'un danger imminent ; et comme il vous en montrait une reconnaissance pleine de tendresse, vous avez cru, dans votre candeur, que c'était lui qui serait l'appui que vous cherchiez, que c'était lui qui deviendrait votre consolation et votre sauve-garde. Oh ! madame, je ne sais comment avoir le courage de vous désabuser, je ne sais comment vous dire que votre espoir est une illusion décevante dont il faut vous garder comme d'un piège. Croyez-moi : cet homme a une âme noble en effet, mais sceptique et désenchantée, cet homme possède à un trop haut degré l'expérience des vanités de ce monde pour s'abandonner encore à des sentiments doux et purs ; et déjà, hélas ! je crains que vous ne vous soyez trop confiée sur lui du soin de votre bonheur. N'avez-vous pas vu sur ses traits combien son cœur était froid, et incapable à l'avenir de toute exaltation ? N'avez-vous pas aperçu sur son front la trace de doutes inguérissables ? N'avez-vous pas reconnu, dans les rides précoces dont sa figure est traversée, que désormais il ne pouvait rien croire, rien aimer
Résistez donc, résistez, je vous en conjure, à l'entraînement que vous éprouvez pour lui : il y va de votre honneur, il y va de votre vie peut-être ! Si vous saviez ce qu'il m'en coûte de vous apprendre le danger qui vous menace, vous comprendriez que la prière que je vous fais, que le conseil que je vous donne vient du cœur le plus dévoué. La conduite que je m'impose serait infâme, si elle n'avait pour but votre bonheur auquel je dois sacrifier l'estime de moi-même. Mais je ne veux rien ajouter, madame, je crains déjà de vous avoir fatiguée de mes plaintes, de mes accusations et de mon amour ; j'attends votre réponse, je l'attends avec toute l'angoisse qui saisit un malheureux sous le doute d'une condamnation ou d'un triomphe, je l'attends avec impatience mais aussi avec résignation ; et quelle que soit votre décision, la culpabilité de ma conduite se trouvera rachetée dans votre esprit, je l'espère, par le dévouement désintéressé que je vous ai voué pour toujours.
Henri
En écrivant cette lettre, Henri avait l'agitation de la fièvre, sa main volait comme ses pensées ; mais quand il eut tout dit, la fièvre disparut, et fit place à un abattement profond. Le jeune homme se renversa sur son siège, les bras pendants et les yeux fixés, avec une expression indéfinissable, sur les pages qu'il venait de remplir. Arthur était son ami, son protecteur au milieu d'un monde qu'il haïssait et qu'il méprisait déjà ; Arthur avait distingué Henri, lui avait voué une affection toute paternelle, et, en retour, Henri venait de s'élever contre lui en dénonciateur ; il avait abusé de sa confiance, il avait révélé ce qu'Arthur lui avait laissé voir du secret de son âme, il s'en était servi pour éloigner de lui une femme qu'Arthur aimait peut-être. La jalousie la plus basse eût-elle agi autrement ? et pourtant ce sentiment était loin de son âme généreuse ; son affection pour Arthur avait fléchi sous une affection plus forte, et dans un combat inégal Henri voulait tendre au faible une main secourable. Oui, si Marguerite avait pu trouver le bonheur dans cet amour, si l'âme d'Arthur eût été de nature à s'amollir sous cette douce influence, Henri eût souffert volontiers, et pas un mot de plainte, pas un mot d'accusation ne serait sorti de sa bouche.
Il eut donc besoin de rappeler tout son courage pour mener jusqu'au bout la tâche de dévouement qu'il avait entreprise ; cependant, résolu de remettre lui-même la lettre à Marguerite, il partit pour la ferme de Guillaume Évon, sachant qu'il n'y trouverait pas celui-ci, appelé à
Quoi qu'il en soit, ces avertissements que le ciel semblait lui donner dans, sa colère, ces retards que la nature bouleversée imprimait à ses pas, rien ne put l'arrêter ; et plus les tourbillons se précipitaient contre lui avec rage, plus il activait sa démarche en s'affermissant sur le sol glacé de la prairie
Quand il parvint au village, toutes les portes étaient closes, toutes les lumières éteintes, l'obscurité la plus profonde enveloppait chaque maison, et n'eût été le vent qui, resserré dans des espaces étroits, augmentait de sonorité et d'énergie, on eût pu penser que la mort plutôt que le repos régnait sur ces lieux
Marguerite veillait encore ; Henri n'en fut point étonné, mais il tressaillit, et fut obligé de s'arrêter quelques instants dans la cour de la ferme, oppressé par les battements de son cœur.
— Si je l'ose, dit-il, en s'avançant vers la porte, je parlerai, je lui révélerai moi-même ce que cette lettre devait lui apprendre, et il me semble que ma conduite, pour être plus franche, en sera moins odieuse.
Mais quand la porte lui eut été ouverte, quand il fut arrivé auprès de Marguerite, cette résolution s'évanouit. À cette simple question : "Qui vous amène ?" prononcée d'une voix calme et tranquille, Henri sentit une rougeur cruelle lui monter au visage, comme si Marguerite avait pu deviner le motif qui le conduisait près d'elle à cette heure. Il n'avait point la force de parler, quelques mots inarticulés tombaient un à un de ses lèvres ; enfin la compression physique qu'il éprouvait fut telle que, malgré sa résolution, il ne put que donner la lettre à Marguerite en lui disant :
— Madame, rappelez-vous le billet qui vous fut remis hier ; c'était moi qui vous l'avais écrit, et je vous en apporte aujourd'hui l'explication.
En terminant ces mots, qu'il avait prononcés avec peine, tant son émotion était vive, tant sa honte était insurmontable, Henri, sans attendre la réponse de la fermière, se retira brusquement.
Marguerite, restée seule, lut deux fois la lettre de Henri, mais elle ne le plaignit point, elle ne comprit pas son amour, ses sacrifices, ses douleurs, surtout elle ne crut point au danger qui la menaçait ; c'en était fait : elle aimait Arthur
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