Corpus La Bande noire

Tome 1 - Chapitre 10

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X.

Il y a, dans la vie de certaines femmes, un moment terrible qui décide assez ordinairement de leur avenir tout entier. Il arrive une heure fatale ou les plus fières oublient leur fierté, où les plus indifférentes oublient leur indifférence, où, la tête penchée sur l'abîme qui va les engloutir, elles éprouvent un secret plaisir à en sonder la profondeur, à écouter les bruits étranges qui grondent au-dessous de leurs pieds. Les femmes obéissent toutes, qui plus, qui moins, à cet instinct aventureux qui les pousse sans relâche vers des horizons inconnus ; et quand l'amour vient briller à leurs yeux comme l'éclair éblouissant d'une épée, le vertige les prend, leur raison s'égare, elles entendent pendant la nuit des voix secrètes qui murmurent à leurs oreilles des mots inouïs, leur cœur se remplit de pensées décevantes[Par Yohann] Cet adjectif doit être pris au sens fort de "trompeur". et de désirs tumultueux. Un sang plus chaud circule dans leurs veines et fait battre leurs artères ; elles éprouvent vers les tempes ces élancements de la fièvre et ces bouillonnements intérieurs qui ressemblent aux ébullitions d'une eau sulfureuse ; de même que la nature dans ses moments de convulsion et d'orage, leur organisation se trouble et se détraque ; elles ressentent par tout le corps des tressaillements inconnus empreints d'une ardente volupté ; leur âme se remue au fond, et une inquiétude toujours renaissante les pousse en tous sens ; ainsi que les soldats téméraires qui devancent le signal du combat et se précipitent d'eux-mêmes au milieu d'une foule d'ennemis, elles appellent le danger avec des frémissements d'impatience, et leur cœur se soulève comme les flots de la mer sous le souffle des vents orageux. Quelquefois, au sortir de ces échauffements solitaires, elles tombent en de mélancoliques rêveries ; leurs yeux s'humectent de larmes, sans qu'elles puissent dire pourquoi ces larmes sont venues. Les fleurs qui les entourent, leurs parures les plus chéries, leurs bijoux préférés, tous ces objets qui, dans la vie d'une femme, forment une seconde vie, leur deviennent insuffisants et onéreux. La soie les écrase, les voiles leur pèsent, l'air manque à leurs poumons brûlants, et elles cherchent de tous côtés le dictame[Par Yohann] Littré indiquait déjà que ce substantif (littéralement c'est une plante vulnéraire) pouvait être pris au sens figuré. souverain qui guérit les malaises du cœur sans le trouver jamais, et sans le désirer peut-être[Par Yohann] Peinture de la femme tout-à-fait topique, qui reconduit à la fois les clichés classiques de l'inconséquence et de la sensibilité exacerbée (la psychologie à venir évoquera la cyclothymie et l'hystérie), en y ajoutant des explications pseudo-scientifiques mêlées de considérations traditionnelles qui font de la femme un être proche des forces naturelles. Michelet reprendra ces considérations dans La Sorcière en exploitant plus ouvertement le brouillage axiologique qui s'en est toujours dégagé..

Alors toutes les préoccupations disparaissent devant une préoccupation exclusive ; sans cesse tourmentées du mal mystérieux qui les dévore, elles portent incessamment leur regard de la terre au ciel et du ciel à la terre, et errent à la dérive, comme un de ces mondes tourbillonnants qui cherchent un appui dans l'espace et tournent perpétuellement dans un cercle mille fois décrit. Une grande lassitude de cœur s'empare d'elles et les oppresse; le soleil se couvre à leurs yeux d'un nuage, et la nature n'a plus pour elles que des reflets incertains et ternes. Elles ressentent un âpre bonheur à souffrir de la sorte, et ne demandent que le prolongement de leurs souffrances ; leur imagination se revêt de teintes brillantes qui ternissent l'éclat du ciel et des étoiles ; elles pleurent et elles sont heureuses ; maudit serait celui qui viendrait leur arracher le voile dangereux dont elles enveloppent leurs pensées ! À la sagesse qui les conseille, elles répondent souvent, comme le malade désespéré qui s'incline vers la tombe : "Oh ! laissez-moi mourir !"

Que si un ami ingénu vient à leur dire : "Oh ! prenez garde ! Vous êtes sur la pente d'une montagne qu'on ne remonte jamais ! L'abîme est là sous vos pas, prêt à vous dévorer ! N'entendez-vous pas d'ici les ricanements du démon qui vous appelle, et secoue ses ailes en signe de triomphe ? Ne voyez-vous pas l'éclair qui brille dans la nue, et présage les affreux déchirements de la tempête ? Le ciel est sombre, les nuages s'amoncellent à l'horizon, la nature est pleine d'avertissements sinistres et de terreurs ; prenez garde ! prenez garde ! les fleurs de la vallée sont flétries, les branches des jeunes bouleaux crient et se brisent, les ombres s'épaississent au sommet de la montagne, les anges du mal, cachés dans les profondeurs des rochers, chantent la chute des âmes imprudentes et la dernière heure des illusions perdues !" Vaines remontrances, conseils inutiles ! Celle que vous voudriez sauver du malheur ne vous écoute pas ! Son cœur se ferme à votre voix, et vos paroles se perdent dans le bruit lointain de la vallée ! Déjà sa main échappe à votre main qui la presse, le fil qui la retenait suspendue au bord de l'abîme va se briser ! Tout entière à ses pensées fascinatrices, elle écoute dans le lointain la voix mystérieuse de son cœur, qui lui crie : "Marche, marche !" Et du sein d'une harmonie[Par Yohann] Terme topique du lyrisme romantique depuis Lamartine. Il sera repris deux fois dans le cours de ce même chapitre. confuse, un invisible écho lui répète incessamment : "Aime, aime !"

Aimer ! oh ! comment expliquer la mystérieuse puissance de ce mot magique ! Comment analyser cette absorption complète de toutes les facultés ! Comment atteindre à ce sommet magnifique qui s'illumine dans la nuit des clartés célestes et resplendit sous son auréole de nuages ! Pouvoir occulte et fatal, qui subjugue les femmes et les entraine, à travers les cailloux et les ronces, dans le pays enchanté des songes ! qu'est-ce donc, mon Dieu, que l'amour[Par Yohann] Cette ouverture de chapitre se termine sur un aveux d'impuissance à remplir le pacte de lecture formulé par la préface : la science et ses outils analytiques ("expliquer", "analyser") sont incapables d'expliquer une vérité psychologique capitale pour le roman et sa structure : l'amour. Voir à ce propos l'introduction. ?

Le bruit des pas s'était éteint dans la nuit. Sous l'impression de l'avertissement qu'elle venait de recevoir, Marguerite était encore frémissante et brisée ; semblable à un malade rêveur qui, au milieu de ses hallucinations fébriles, repousserait de toute son énergie le remède salutaire qui devrait le rendre à la santé, et fermerait les yeux pour rentrer dans ses songes, un seul mot, une seule pensée lui restait au fond de l'âme, comme un glaive opiniâtre qui s'attache au flanc et le déchire ; les paroles de Henri, les souvenirs d'enfance qu'il avait rappelés à sa mémoire oublieuse, et ces protestations de dévouement empreintes de tant d'élévation et de franchise, tout était effacé. La distraction humide de ses yeux, les tressaillements involontaires de sa main crispée, les attitudes demi-penchées de sa taille, l'éclat morbide de son front qui resplendissait sous le double encadrement de ses cheveux noirs, ses lèvres à demi murmurantes qui s'entrouvraient discrètement comme le calice des fleurs, tous ces symptômes étaient autant de voix qui redisaient ce refrain des anges dans le ciel et des femmes sur la terre : "J'aime."

Elle était étendue sur le canapé bleu de son boudoir, et les formes de son beau corps, accusées par la courbe de sa pose, se détachaient avec un éclat vigoureux sur le fond obscur de la petite chambre. Dégagées de tout voile importun, les veinures de son cou saillaient en relief dans un mélange d'ombre et de lumière qui en faisait ressortir le dessin pittoresque et les gracieux embranchements. Un ruban de velours étroitement noué autour du cou, descendait jusqu'à la naissance de la gorge et en dessinait l'harmonieuse séparation. À demi relevée par les ondulations de son attitude, sa jupe noire traçait une ligne inégale, un peu au-dessus de la cheville, comme les franges d'une draperie au bas d'une statue antique. Toute sa personne était empreinte de cette impatience ardente, de cette volonté dégagée d'entraves, de cette surexcitation fiévreuse dont la Phèdre des Grecs nous a transmis le type inimitable[Par Yohann] Le mythe antique est réinvesti dans le cadre d'une lecture de type pathologique qui fait de Phèdre un "type", ce que reprendra la psychanalyse un siècle plus tard en inventant le complexe qui portera son nom. . Ainsi qu'un athlète robuste, elle appelait, sans pâlir et sans détourner la vue, l'heure du combat ; elle aimait à haute voix, et elle était prête.

Ce n'était plus la petite pensionnaire de Lisieux, promenant les caprices de sa mémoire puérile en des mondes imaginaires, et dressant, comme font les enfants, un autel de rubans et de fleurs à ses innocents désirs : toutes ses pensées d'autrefois, tous ses rêves de jeunesse se coloraient d'un éclat sauvage ; son amour n'était plus une de ces gracieuses images que les petites filles se plaisent à embellir et à parer comme une jeune sœur blonde et souriante : c'était une grande et éblouissante figure qui répandait à l'entour d'elle des myriades de lueurs et des jets d'une incomparable vigueur ; elle était vaincue, absorbée, presque haletante sous le choc d'une invasion terrible ; l'heure était venue, la fatalité d'aimer l'avait prise[Par Yohann] La description de la passion dévorante qui fait passer Marguerite de l'état innocent à l'état coupable est donc prise en charge par une description de type médical. La déchéance de cet ange de pureté (figure topique depuis plusieurs chapitre ressassée) ressemble à une conquête par un agent maléfique multiple qui paraît prendre à son corps défendant possession d'elle. !

C'est la loi de ce monde, qu'à un instant donné, les sentiments long tempslongtemps contenus et refoulés éclatent et fassent irruption au dehors ; le présent s'enrichit aux dépens du passé.

Un léger coup frappé à la porte d'entrée réveilla la fermière de son extase[Par Yohann] Le choix de ce terme est intéressant : littéralement mystique, il connaît un glissement sémantique dans le domaine médical. Voilà la définition qu'en donne Littré : "Affection du cerveau dans laquelle l'exaltation de certaines idées, absorbant l'attention, suspend les sensations, arrête les mouvements volontaires, et même ralentit quelquefois l'action vitale. L'extase diffère de la catalepsie, en ce que, dans la catalepsie, les fonctions intellectuelles sont complétement suspendues, tandis que dans l'extase elles sont seulement détournées.", et un frémissement involontaire passa subitement sur sa figure, ainsi que la brise sur le cristal d'un lac[Par Yohann] Ici aussi, la description de type médical se mêle à des analogies naturelles.. Était-ce Guillaume Évon qui venait l'arracher encore une fois à ses rêves chéris ? Avait-elle menti à Henri en le menaçant du retour de son mari[Par Yohann] Le texte révèle ici une incohérence diégétique: Marguerite n'a jamais menacé Henri du retour de Guillaume [voir la fin du chapitre 9 où Henri part sans dire un mot à Marguerite]. Le scénario évoqué ici a peut-être été abandonné, car il ne correspondait pas au caractère d'Henri. Cette incohérence pourrait également indiquer une forme de contamination entre le récent souvenir d'Henri et l'attente de l'arivée d'Arthur, personnage autrement plus imposant et menaçant. ? Était-elle donc déjà si avancée dans la carrière qu'elle pût, sans rougir, recourir à la perfidie et au mensonge ? Par un mouvement presque électrique, elle se leva droite et pâle et ouvrit doucement la porte de sa chambre ; Arthur Raimbaut mit le pied sur le seuil et poussa la porte derrière lui.

Sa figure conservait encore son caractère ordinaire de froideur et d'immobilité ; son regard avait cette expression de fixité qui le rendait si redoutable et si perçant ; sa mise était recherchée, mais plutôt riche que de bon goût[Par Yohann] Arthur ne conçoit donc de plaire qu'en écrasant autrui, que ce soit intellectuellement ou socialement. ; à son doigt brillait l'anneau mystérieux qu'il avait refusé aux prières de Marguerite, comme un symbole du bonheur évanoui, des illusions envolée. Sur son gilet de satin noir, la chaîne d'or de la veillée dessinait une raie lumineuse, et quand il entra dans la modeste chambre de la fermière, une gerbe éclatante s'en détacha et courut en scintillant du parquet au plafond[Par Yohann] L'illumination ascensionnelle de l'"extase" amoureuse décrite quelques lignes plus haut trouve un écho dégradé dans cette illumination ascensionnelle qui émane d'un objet clinquant et se cantonne à éclairer l'intérieur de la pièce..

Il ne fit ni un mouvement, ni un geste en regardant Marguerite. Sa face était pâle et comme étonnée ; et, de sa main droite, il tint longtemps encore le bouton de la porte, comme s'il eût craint de s'engager trop tôt et de s'imposer un irrévocable dénoûment[Par Yohann] Le narrateur fait discrètement une annonce réflexive de la chute tragique de la fin du drame. Qui plus est, on se rappelle l'importance du motif de la porte et sa dimension sexuelle.. Marguerite baissait les yeux ; elle était immobile comme lui, et n'eussent été les palpitations de son cœur, on aurait pu croire que la violence de ses sensations en avait paralysé les signes extérieurs.

À la fin, Arthur lui prit la main, et assourdissant l'accent de sa voix :— Marguerite, il faut que je vous le dise : j'ai failli ne pas venir au rendez-vous que je vous avais demandé ; en traversant les solitudes de la plaine, je me suis senti le cœur pris d'une invincible inquiétude, j'éprouvais presque du remords. Tenez, Marguerite, mieux vaut pour vous et pour moi que je parte et que je ne vous revoie plus ! Ma destinée est mauvaise, et je crains de verser sur la vôtre le malheur qui s'y attache ! Vous êtes crédule, vous vous livrez sans défiance à un amour dont votre raison ne vous rend pas compte ! Votre imagination vous embellit la route, et vous vous y jetez naïvement ! Vous ne savez pas quels malheurs vous attendent au bout de la carrière, et tout entière au présent qui vous occupe, vous ne regardez pas devant vous ! Écoutez-moi bien, vous êtes jeune et vous ne savez encore rien de la vie ; vos yeux, à peine ouverts à la lumière, n'entrevoient que des horizons dorés et des perspectives fleuries ; mais derrière ces horizons menteurs, vous ne savez pas ce que le destin vous garde de désenchantement et de douleur ! En songeant à vous, en pensant combien vous étiez belle, jeune, et digne d'être heureuse, vous le dirai-je ? une sorte de pitié m'a pris, et j'ai eu peur pour vous ! Croyez-moi, rompons ce lien à peine formé, quittons-nous, Marguerite, et laissez-moi partir !

Marguerite avait écouté Arthur sans essayer une seule fois de l'interrompre. Comme sur un clavier mobile[Par Yohann] C'est la troisième fois qu'une analogie est esquissée entre Marguerite et le motif musical du clavier. Tandis que les deux précédentes occurrences montraient une Marguerite rêveuse en train de pianoter dans le vide ou sur son propre corps, cette analogie est ici enfin explicitée : il s'agit de dépeindre le caractère romantique de cette âme qui aspire à des accords affectifs harmonieux., toutes les harmonies de la douleur avaient passé sur ses traits ; ses lèvres s'étaient teintes de ces couleurs violettes qui accusent les abattements de l'âme et ses pénibles étonnements. Les paroles d'Arthur avaient produit en elle une de ces révolutions[Par Yohann] Terme lourd de sens multiples. A l'origine astronomique, il trouve dans l'histoire récente deux grands échos inévitables. 1789 et dans le domaine de la géologie et de l'histoire naturelle, encore plus récemment, l'hypothèse des révolutions du globe de Cuvier, dont l'autorité scientifique, en 1836, soit quatre ans seulement après sa mort, n'est pas encore remise en cause (Balzac, significativement, en propose un éloge retentissant au début de La Peau de chagrin, cinq ans avant La Bande noire). Le texte utilis donc le terme de révolution en le transposant dans le monde de la psyché humaine, à l'échelle de laquelle la déconvenue amoureuse est, mutatis mutandis, l'équivalent d'une révolution historique ou géologique (aussi appelée par Cuvier "catastrophe"). Voir à ce propos l'introduction. poignantes qui resserrent le cœur et le contractent amèrement. Tout son échafaudage[Par Yohann] Dans la mesure où le sens moderne du mot ("assemblage de faits, de réflexions") ne date que du siècle précédent (selon Alain Rey), il n'est pas impossible, étant donné le contexte immédiat, que le terme soit choisi pour suggérer une mise à mort préméditée, voire montée en spectacle. d'ardents désirs et d'amour venait de crouler tout d'un coup comme ces derniers palais de nuages qui meurent avec le soleil ; à peine se trouvait-elle la force de chercher à comprendre les paroles qu'elle venait d'entendre, et de regarder en face la clarté funeste qui jaillissait devant elle. Il lui semblait qu'on venait de mettre de la glace sur sa tête, et que le sang de ses veines s'était figé sous une mortelle étreinte.— Remords, peur, pitié, murmura-t-elle ; ô mon Dieu ! que voulez-vous me dire ? Quel est le secret contenu dans vos paroles ? pourquoi êtes- vous venu et pourquoi me parlez-vous ainsi ?

Arthur fixait son regard sur celui de la jeune femme, comme un homme qui hésite entre deux pensées contradictoires ; il semblait chercher une réponse et se demander dans quelle route il fallait entrer.— Allons, dit-il, j'ai tort ; ce n'est point ainsi que je devais vous parler ! Vous êtes bien belle, savez-vous ! Belle à enivrer l'imagination et à faire bondir le cœur dans la poitrine ! Que votre front est pur ! Que vos cheveux sont doux et brillants ! Que vos yeux expriment bien la pensée de votre âme ! Vrai, Marguerite, maintenant que je vous regarde, maintenant que mes mauvaises craintes sont dissipées, je vous trouve belle, oh ! bien belle[Par Yohann] Le vocabulaire utilisé pour dépeindre les conséquences psychologiques de l'intervention d'Arthur dans l'esprit de Marguerite accuse un grand déséquilibre entre les sentiments et la sincérité des deux personnages. !

Arthur fit un pas en arrière comme pour mieux détailler la jeune femme qui, debout devant lui, ressemblait à un coupable attendant l'arrêt de son juge[Par Yohann] Reprise de cette attitude surplombante du scientifique qui contemple et analyse un sujet d'étude..— Oui, reprit-il, c'est un grand bonheur d'aimer ! Quand la nuit est sombre comme aujourd'hui, quand les étoiles pâles brillent au ciel, et qu'on n'entend dans l'espace que le murmure du vent qui bruïtbruit à travers les feuillées lointaines, c'est un bonheur de s'asseoir seul, en silence, auprès d'une femme jeune et belle comme vous, de baiser ses cheveux, de respirer son haleine, de lui prendre la main et de lui dire : "Je vous aime".

Arthur s'arrêta. Sa figure grave et soucieuse était contractée par un imperceptible sourire, comme si un souffle ennemi eût empoisonné ses paroles.— Marguerite, continua-t-il, je vous aime.

Les couleurs de la vie revinrent subitement au front de la jeune femme.— Oh ! à la bonne heure, dit-elle en tendant la main à Arthur, oh ! merci.

Celui-ci serra un instant la main qu'on lui tendait ; il souriait toujours.— Oui, n'est-ce pas? c'est ainsi qu'il faut vous parler, voilà les choses que vous aimez à entendre ?

Il s'arrêta encore. Les muscles de ses traits exprimaient une agitation intérieure ; tout d'un coup il quitta vivement la main de Marguerite, et d'une voix basse et glacée[Par Yohann] La glace revient comme métaphore filée pour dire l'attitude d'Arthur et son effet - très sensible - sur ses interlocuteurs. :— Marguerite, dit-il, et si je ne vous aimais pas, si je ne pouvais pas vous aimer ! Il est des souvenirs qui pèsent sur toute l'existence et absorbent la pensée ; il est des jours qu'on n'oublie jamais, et que Dieu ne compte qu'une fois à l'homme. Le chêne frappé de mort ne reverdit plus ; une fois desséchées, les fleurs de la vallée ne relèvent plus la tête, et les rayons du soleil se brisent sur leur tige sans la réchauffer. Ainsi de notre cœur : l'amour n'y fleurit qu'une fois ; et lorsqu'une fois on a bu sa rosée, lorsqu'on a respiré ses enivrantes émanations, on peut mourir alors, car on n'aimera plus !

Arthur parlait d'une voix grave et triste ; on eut dit que l'ange des souvenirs l'emportait sur ses ailes, et que le regret des jours écoulés stigmatisait son front d'un emblème fatal. Debout et le regard empreint d'une vague rêverie, il semblait suivre dans l'ombre une perspective à demi évanouie, et essayait de renouer les fils d'un songe effacé.— Oui, continua-t-il, on n'aime véritablement qu'une fois dans la vie ; le premier amour absorbe tout ce que nous avons d'énergie et de tendresse à dépenser ! En lui se confondent notre passé, notre présent, notre avenir, comme les fleuves dans l'immense réservoir de l'Océan ; si bien que plus tard notre âme se flétrit et se décolore, que notre imagination s'enveloppe d'un voile ténébreux et d'un manteau de brouillard funèbre. Ce que nous prenons pour les éclairs de la passion, ne sont que les pâles reflets de notre soleil du printemps, ou des feux errants qui brillent et meurent sans laisser de trace ; le passé annule l'avenir, et au moment même où nous croyons nous reprendre à la vie, au moment où notre œil égaré semble entrevoir un horizon nouveau, une invisible main est là qui nous arrête ; et quand nous croyons rêver, nous ne faisons que nous souvenir. Oh ! croyez-moi, ceux-là sont bien heureux qui peuvent oublier ! L'oubli, remède à toutes les douleurs, baume consolateur qui adoucit toutes les blessures et ferme toutes les plaies, seul bien véritable que le Ciel ait donné aux hommes, seule chose au monde qui puisse remplacer ce grand mensonge qu'on a nommé le bonheur ! O mon Dieu, que je voudrais oublier !

Il y avait dans l'accent d'Arthur cette vibration douloureuse qui ressemble au cri d'un aigle frappé mortellement ; une émotion intime et longtemps concentrée débordait dans ses paroles. Sous le voile de ses demi-confidences et de ses aveux incomplets, on sentait surgir, comme autant d'aspérités rocailleuses, les pointes acérées de mille douleurs, et les saillies étouffées des illusions perdues, des espérances trompées. En vain s'efforçait-il de cacher sous la froideur de son sourire l'émotion profonde qui le débordait et de dire comme le stoïcien : O douleur, je n'avouerai jamais que tu es un mal ! Malgré lui, sa voix sortait faible et souffrante, et, sur son front chauve, l'aile des bonheurs effeuillés projetait son ombre. Dans son âme, se déroulait ce drame éternel de la volonté aux prises avec la souffrance, de l'esprit humain oppressé et haletant sous le joug de fer de la fatalité ; il essayait de rire, mais eût voulu pleurer[Par Yohann] Arthur échoue à atteindre l'ataraxie qu'il feint sans cesse et appelle de ses vœux..

Il est des attitudes et des paroles qui produisent sur l'agitation nerveuse des femmes uns ébranlement irrésistible et profond. Lorsqu'elles en sont venues, oubliant leur pudeur native à franchir certaines limites, à braver certaines convenances, les obstacles qu'elles rencontrent les irritent au lieu de les arrêter ; semblables aux jets de l'incendie, les saillies de leur imagination s'élancent au-devant des barrières pour les dévorer ; et la voix de la raison a beau leur crier : "en arrière", elles brûlent au contraire de se précipiter en avant et de se frayer une route, quelle qu'elle soit, à travers l'espace[Par Yohann] L'amoureuse éperdue est ici décrite en objet astronomique lancé dans l'espace et mû par des forces attractives irrésistibles. Voir à ce sujet l'introduction.. Il y avait d'ailleurs, dans la franchise d'Arthur, ce caractère de grandeur et de souffrance réprimée qui plait toujours à l'esprit des femmes, et l'impressionne cent fois plus que ne le pourraient faire les serments les plus ardents et le laisser-aller le plus oublieux et le plus volontaire. Marguerite, pour la première fois, avait osé lever les yeux sur Arthur et le regarder en face ; son regard était plein en même temps de supplication et d'ardeur ; elle essayait, avec une incomparable énergie de volonté, de percer le mystère dont Arthur couvrait son passé ; il lui semblait que son amour en ce moment était assez fort pour conjurer toutes les influences, anéantir tous les regrets ; elle eût voulu croire à l'efficacité souveraine de ses paroles, et dire à Arthur, avec cette autorité que donne la foi : "Ne souffrez plus et aimez-moi !" Mais, malgré elle, la figure mélancolique de celui-ci, son accent voilé et grave, son geste impérieux et plaintif l'étonnaient encore et l'épouvantaient presque ; les mots venus du cœur y refluaient, et elle cherchait, comme toutes les volontés faibles devant une volonté supérieure ou au-devant d'une puissance incomprise, par quel art il lui serait donné de suppléer à la vérité et de découvrir sa pensée sans trop la trahir.

— Monsieur, dit-elle à Arthur d'une voix qui, sous l'apparence d'une fermeté factice, accusait l'émotion, je n'ai pas le droit de vous interroger et peut-être n'aurai-je pas la force de vous répondre ; seulement, cette question que vous adressiez en venant ici, je me l'adresse maintenant à mon tour : Pourquoi êtes-vous venu ? Pourquoi, quand votre cœur vous conseillait de retourner en arrière, n'avez-vous pas suivi ses conseils ? Sentiez-vous donc en vous un si grand besoin d'affliger une pauvre femme par vos paroles plus que ne l'aurait fait votre absence ? Partez ! monsieur ; je ne vous retiens pas ; seulement, je vous le redirai encore : Pourquoi donc êtes-vous venu ?

Les derniers mots de Marguerite s'étaient éteints ; sa voix n'avait plus de force et de ses lèvres contractées s'échappait avec peine ce souffle glacé qui précède les larmes ; les veines de son cou se gonflaient par saccades douloureuses, comme il arrive aux femmes chaque fois que l'émotion les déborde, et qu'elles sentent leur courage faiblir au moment où elles essayent le plus énergiquement de le retenir[Par Yohann] Décidément, le sang des veines jugulaires de Marguerite est une encre dont les signes tracés à la surface du coup sont facilement déchiffrables. ; elle détourna la tête et demeura quelque temps immobile, comme si elle eût craint qu'un mouvement de son corps, un geste de sa main ne dénonçât trop haut le drame orageux qui se passait dans son cœur[Par Yohann] C'est fort compréhensible, dans ce contexte où chaque geste, chaque variation la plus légère dans la configuration physique du corps est un signe dont Arthur est passé maître dans l'art du décryptage.. Arthur se taisait ; soit alors qu'un pareil silence pesât trop à Marguerite, soit qu'elle sentît ses sanglots trop longtemps étouffés se faire jour à travers sa poitrine, elle recula vers la fenêtre et l'ouvrit avec cette précipitation d'une femme qui se sent arriver aux termes de sa contrainte et cherche un refuge où se cacher.

Elle était appuyée sur la barre en fer qui servait de garde-fou, et, la tête penchée, semblait regarder fixement au-dessous d'elle, comme si elle eût sondé la profondeur d'un abîme entr'ouvert. Arthur s'approcha et se plaça à son côté.— Vous n'êtes pas parti ? dit-elle en frémissant[Par Yohann] Le sens, selon Littré, est encore chargé, là-aussi, d'une acception médicale qui caractérise les symptômes d'une crise de fièvre.. Oh ! partez, partez ! Vous le vouliez tout à l'heure, je vous en prie maintenant. Partez ! si vous n'êtes pas le plus cruel des hommes, si vous ne voulez pas être témoin de toute ma honte et de toute ma douleur !

En disant ces mots, un long sanglot souleva sa poitrine, et elle se prit à pleurer amèrement. Arthur écouta longtemps sons mot dire le bruit de ses larmes qui ruisselaient sur ses joues, et rejaillissaient sur la barre d'appui, ainsi que des gouttes de pluie par une journée d'hiver. Il lui prit la main qu'elle laissa dans la sienne :— Oh ! reprit-elle, on me l'avait bien dit que votre amour était fatal, et qu'il empoisonnerait ma vie ! On m'avait prévenu de ne pas vous donner mon cœur parce que vous le repousseriez, et moi j'ai cru, parce que je donnais beaucoup, recevoir beaucoup ; encore une fois, partez !

En entendant ces paroles, une sorte de contraction nerveuse plissa les traits d'Arthur ; son âme, bercée et comme endormie au refrain amollissant de cette mélodie de l'amour qui retentissait à son oreille, se réveilla en sursaut sous le coup de cette allégation positive[Par Yohann] Le sens du mot n'est toujours pas chargé axiologiquement : selon Littré, il signifie simplement assuré, basé sur des faits., et devant le mystère qu'elle renfermait il s'arrêta curieux et préoccupé. Quelle intelligence avait donc prévu la sienne ? En s'adressant ces questions, l'énergie despotique de son âme reprit le dessus ; il y avait lutte, l'homme se retrouvait.— Marguerite, dit-il, promettez-moi d'être franche, de répondre nettement à ce que je vais vous demander ; me le promettez-vous ?— Je vous le promets, dit Marguerite, subjuguée[Par Yohann] Outre la lecture magnétique, Littré remarque que le terme pouvait aussi signifier la possession d'une femme. par l'autorité imposante qu'Arthur avait prise.— Qui vous a parlé, Marguerite ? qui vous a dit ces choses ? Répondez !— Celui que vous nommez Henri, dit Marguerite.— Henri ! répéta Arthur en tressaillant involontairement, et il baissa la tête sur sa poitrine. À voir l'anxiété distraite de son regard, on eût dit qu'il cherchait à distinguer à travers un voile de brouillard quelque mystérieuse lumière, et que sa main appelait, sans le saisir, un fil caché qui pût le conduire et assurer ses pas. Par intervalle, il relevait la tête ainsi qu'un homme qui essaye de rassembler des idées éparses, et d'en saisir les différents rapports si éloignés et si imperceptibles qu'ils puissent être.— Henri ! répéta-t-il encore une fois ; et il ne vous a rien dit de plus, Marguerite ?— Rien, répondit celle-ci.

Il se fit un silence de quelques instants ; Arthur s'était reculé de deux pas, et contemplait la jeune femme, dont les brunes épaules apparaissaient veloutées et blanches sous un rayon de la lune.— Adieu! dit-il en lui tendant la main.

La jeune femme se retourna , et roidissant tout son corps comme pour rappeler par la tension de ses nerfs le courage qu'elle avait perdu :— Adieu ! dit-elle en lui donnant sa main.

Arthur fit deux pas en avant pour sortir, mais en jetant un dernier regard sur Marguerite, il la vit chanceler et pâlir ; il se rapprocha d'elle :— Marguerite ! dit-il, ne faut-il pas que je parte ?

La fermière s'était laissée tomber sur le canapé bleu qui décorait sa petite chambre. De grosses larmes coulaient lentement le long de ses joues et suivaient à travers les veines de son col leur marche inégale, comme des gouttes de rosée sur les feuilles d'un tremble.— Oh ! ne partez pas ! dit-elle avec un inexprimable accent de désespoir.

Arthur la regarda ainsi penchée sur les coussins ; sa tête était retombée en arrière, et ses longs cheveux noirs dénoués formaient autour de son visage un voile magnifique.— Vous êtes belle ainsi ! dit Arthur, et vous avez raison, il n'y a qu'un mot au monde : l'amour ; le passé n'est rien, le passé contient et dévore tout, espérances et regrets ; oublions, oublions, Marguerite !

Arthur avait dans la voix des vibrations inconnues ; ce n'était plus cet accent noble et calme qui lui était habituel ; c'était presque l'accent du désir et de la fièvre. En même temps, penchant sa tête vers celle de Marguerite, toujours abattue et pâle, il la baisa lentement au front[Par Yohann] La posture de Marguerite, allongée et couverte de larmes analogiquement décrites comme de la rosée, les cheveux suggestivement dénoués et la gorge offerte par sa tête rejetée en arrière, la perte des moyens d'Arthur qui répète frénétiquement son impératif, qui perd son calme et est en proie à la fièvre, le baiser final, sont autant de signes qui suggèrent que tout est consommé à la faveur de l'ellipse temporelle qui sépare les deux chapitres. Le suivant s'ouvre sur une journée significativement décrite comme un "lendemain de jours de plaisir". Le piège fatal s'est alors refermé sur Arthur..


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