Corpus La Bande noire

Tome 1 - Chapitre 11

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XI.

Dans la pièce du château qui servait de cabinet de travail, Arthur et Henri étaient assis aux deux extrémités du tapis vert ; la figure du premier était soucieuse et réfléchie comme celle de certains hommes le lendemain des jours de plaisir ; car, parmi ceux qui semblent poursuivre un même but et rechercher à outrance l'étourdissement de la dissipation et de la folie, il en est plus d'un qui, ainsi que les Italiens dans leurs nuits de fête, cache sous le masque rieur des traits contractés par la douleur, une âme appauvrie et froide ; sous le même drapeau, combattent et meurent bien des soldats rassemblés au hasard et parlant des langues différentes ; comme la fumée du canon, la fumée de la débauche couvre de son brouillard d'impénétrables contrastes et d'effrayantes oppositions. Il est donné à un petit nombre d'hommes d'apercevoir les fils secrets qui font mouvoir chaque acteur sur cette vaste scène du monde[Par MargotFavard] Le monde est, de façon classique, regardée comme une scène de théâtre : Calderon Le Grand Théâtre du monde (1655), Shakespeare, Comme il vous plaira (1599) et Le Marchand de Venise (1597). C'est un motif récurrent du théâtre baroque. Dans le roman, Arthur est plusieurs fois comparé à un acteur., et Byron[Par MagalieMyoupo] La figure de Lord Byron fait, selon Robert Escarpit, "irruption [...] dans l'univers de la Jeune Europe entre 1825 et 1848"(Robert Escarpit, "Byron, figure politique", Romantisme, 1974, vol n° 4, numéro 7, p. 9). Elle donne lieu à deux représentations qui auront une grande fécondité littéraire : celle du romantique sombre et celle du jeune homme engagé, mort à Missolonghi. n'est que la reproduction éclatante d'un millier de types obscurs qui emportent avec eux dans la tombe le secret de leur existence. Henri était, comme toujours, mélancolique et doux, avec une expression plus plaintive dans le regard, et comme une arrière-pensée de deuil ; la tête baissée sur un gros registre couvert en basane[Par MagalieMyoupo] Basane : peau de mouton qui pouvait servir à faire des reliures. verte, on l'aurait cru exclusivement occupé à grouper des chiffres et à additionner des colonnes, n'eût été le mouvement oscillatoire de son col, et la distraction oublieuse de sa main. Quelquefois lorsqu'Arthur concentrait son attention à lire un des nombreux papiers épars sur la table, le jeune homme levait les yeux sur lui comme pour interroger sa physionomie et lui demander compte de sa pensée intime. Il se passe ainsi dans le monde plus d'une de ces scènes ébauchées qui ne se produisent jamais à la superficie et meurent dans le cœur de celui qui les a vues naître. Henri avait besoin de parler, et pourtant il gardait le silence ; peut-être attendait-il, comme la plupart des hommes, que l'occasion ou le courage lui vînt.— Avez-vous fini votre compte, Henri ? demanda Arthur ; et que vous semble de notre opération ?— Parfaitement belle ! dit Henri avec un demi-sourire ; en admettant qu'on doive mesurer la beauté des actions humaines à l'argent qu'elle rapporte ; je suis du reste très-mauvais juge en ceci, car je n'ai jamais compris la valeur de la chose que vous appelez la fortune, et je ne sais pas au juste ce que pèse un louis dans la balance de nos destinées.— Toujours poëte ! dit Arthur en souriant à son tour ; il faut, mon ami, que vous ayez une imagination bien richement dotée, ou une mémoire bien abondamment fournie, pour que vous vous complaisiez ainsi dans vos idées de désintéressement et de bonheur pastoral. Croyez- vous au bonheur, Henri ?

Le jeune homme tressaillit sur sa chaise à cette dernière parole, et baissa la tête en rougissant.— Y croyez-vous ? répéta Arthur.— J'y ai cru, dit le jeune homme avec l'expression ardente d'un catéchumène qui s'apprête à proclamer la vraie religion.

Arthur le regarda quelque temps d'un air de compassion et d'affectueuse pitié.— Et qu'est-ce que le bonheur ? dit-il.— L'amour ! dit Henri d'une voix ferme.

Arthur ne répondit pas. Il y a des mots qui exercent sur tous les hommes, quels qu'ils soient, une sainte et magnétique influence ; il y a des convictions qui imposent le respect aux cœurs les plus ruinés, aux croyances les plus vacillantes, au scepticisme le plus vieux et le plus sûr de lui-même. Arthur avait repris dans sa main une lettre déjà lue et qu'il avait déposée sur le tapis ; on n'entendait aucun bruit extérieur, et la lampe qui éclairait l'appartement projetait sur la physionomie des deux acteurs de cette scène ces reflets changeants qui prêtent aux détails d'intérieur une poésie si réelle et si mystérieuse à la fois.— Vous avez raison, dit Arthur en frappant du doigt la lettre décachetée ; nous avons fait, je crois, une belle opération, et voici une lettre qui m'en donne la certitude.— De qui cette lettre ? demanda Henri avec insouciance.—Écoutez ! dit Arthur ; je vais vous donner connaissance du texte en son entier.

« Monsieur,

« J'ai de graves raisons pour désirer vivement l'acquisition de votre château ; je ne veux donc pas vous tenir plus longtemps en échec quant au prix. J'ai été désolé de ne pas me trouver chez moi lors de votre visite[Par MargotFavard] Cet épisode ne nous est pas raconté dans le roman., mais je vais vous faire par écrit la réponse que je n'ai pu vous faire de vive voix. Je prendrai pour deux cent cinquante mille francs le château et le parc que vous me proposez[Par MagalieMyoupo] Il s'agit là du quart de la somme qu'Arthur a payée pour acquérir le château (cf. chapitre 2 de ce tome). ; ainsi donc c'est une affaire conclue entre nous. »— Est-ce tout ? demanda Henri qui avait écouté sans intérêt la lecture qui lui avait été faite.— Il y a un post-scriptum, dit Arthur ; et le voici :

« On dit que vous êtes un homme adroit, et j'aurais besoin, pour terminer l'affaire, de toute votre adresse. Il s'agirait de déterminer ma femme à quitter Paris et à se confiner dans une campagne. Les difficultés de l'entreprise sont grandes, je ne vous le dissimule pas ; je vous les expliquerai plus au long à notre première entrevue qui, je crois, sera prochaine. Sachez seulement, qu'outre une belle affaire à terminer, vous avez un immense service à me rendre. »— Signé ?... dit Henri après un instant de silence, et semblable à un acteur qui s'aperçoit que le moment de sa réplique est venu.— De Noï[Par MagalieMyoupo] Réapparition de De Noï (voir le chapitre 7) et d'un nouveau défi : convaincre sa femme. Cela lance le nouveau pan de l'intrigue qui va prendre tout son importance dans le tome 2. , dit Arthur en riant ; un diplomate, un de ces hommes qui doivent être fins par état ; singulière finesse que celle-là ! Passer sa vie à pacifier le ménage des nations entre elles, et ne pouvoir pas forcer une femme à prendre l'air de la campagne, qui, j'en suis sûr, lui convient fort!

Arthur avait parlé avec cette espèce de gaieté qui le prenait de temps en temps et par accès, et qui ressemble aux boutades [Par MagalieMyoupo] Le mot "humour" vient du français "humeur" après un détour par l'anglais "humor". Il désigne une forme de comique qui, au XIXe siècle, est perçue comme spécifiquement anglaise (Cf. Hippolyte Taine: "L'humour est le genre de talent qui peut amuser des Germains, des hommes du Nord [...]", Histoire de la littérature anglaise, t. 5, 1869, chapitre 4, paragraphe 2) des Anglais atteints du spleen.— Vous connaissez cette femme ? demanda Henri.— Pas plus que toi, mon enfant[Par MargotFavard] La suite du roman montrera toute l'importance de la question d'Henri et la méprise d'Arthur en ce moment..

Henri n'insista pas. La conversation, de nouveau reprise, fut interrompue de nouveau ; en vain « s'efforçaient-ils tous deux d'attacher de la gravité et de donner de l'importance à leurs paroles ; il était aisé de voir qu'aucun d'eux ne trahissait le fond de sa pensée, et qu'ils n'évoquaient sur leurs lèvres des semblants de conversations banales que pour servir de prétexte à leur mutuelle dissimulation. Henri avait repris sa plume, et parcourait encore une fois de l'œil les colonnes de chiffres déjà plusieurs fois parcourues ; il était redevenu insouciant, avec l'air de distraction qui lui était habituel. Quant à Arthur, il s'était remis à lire et à feuilleter les papiers épars devant lui, plutôt pour se donner une contenance et dans un but d'affectation, que par un intérêt réel et vivement senti.

Le silence dura quelques instants ; Arthur à la fin relevant la tête et comme s'il eût suivi une succession d'idées non interrompue dans son cœur !— Et pourquoi, demanda-t-il, ne croyez- vous plus au bonheur, enfant ?— Pourquoi ! dit Henri sans s'étonner de cette question qu'il pressentait peut-être malgré sa brusquerie apparente. Je vous dirai cela plus tard ; mais auparavant, j'ai à vous parler sérieusement.

Le jeune homme s'était levé, et son attitude, molle et distraite d'ordinaire, était devenue digne et presque solennelle[Par MargotFavard] Il s'agit de l'une des premières transformations d'Henri qui quitte, enfin, son état de poète rêveur pour se dresser face à Arthur, amorçant le changement progressif du caractère du personnage qui occupe la suite du roman. ; son regard interrogeait hardiment le regard d'Arthur comme pour en défier la puissance. Cette âme faible trouvait sans doute dans ses inspirations secrètes la force et l'énergie qui paraissait lui manquer dans les circonstances ordinaires de la vie, et semblable à un novice qui s'apprête pour la première fois au combat, il ramassait ses forces et roidissait ses nerfs pour entrer en lutte contre une volonté supérieure et une autorité avouée. Et quand celui-ci lui demanda en souriant où il voulait en venir après un si magnifique début, il se contenta de lui répondre : " Ecoutez-moi ! " Et il commença :— Vous m'avez souvent parlé de votre amitié, Arthur ! vous m'avez souvent dit que je pouvais compter sur vous comme un enfant sur son frère, comme un fils sur son père.— Oui certes, dit Arthur, sérieusement cette fois et sans sourire ; oui, je vous ai dit tout cela, et je suis prêt aujourd'hui, comme hier, à tenir ma parole. Malheur à moi ! Henri, si vous doutiez de ma sincérité. Tous nos parents[Par MargotFavard] Arthur expose et détaille ici les liens familiaux (et géographiques) qui l'unissent à Henri et qui avaient été mentionnés au chapitre 1 (ils sont cousins). Cette déclaration d'amour fraternel est d'autant plus décisive qu'elle dramatise la séparation qui aura lieu plus tard. sont morts, notre famille est éteinte ; il ne reste que vous et moi de tous ceux que la nature avait faits nos amis ! Dans le désert de ce monde, je ne sais qu'un nom qui réveille en mon cœur des souvenirs et des échos assoupis, je ne sais qu'une main que ma main presse avec bonheur : ce nom est le tien, Henri ! cette main, c'est la tienne. Tu es pour moi l'ombre dernière des jours évanouis, et en te regardant, il me semble revoir, comme en un miroir fidèle, tout un monde d'espérances et d'illusions perdues[Par MagalieMyoupo] Le roman Les Illusions perdues de Balzac fut publié en trois parties. La première, "Les Deux poètes", parut en 1837, année de la publication de La Bande Noire de Jules David. On aurait ici un intertexte qui s'inscrit dans l'extrême contemporain. ! quand j'écoute ta voix, une puissance mystérieuse me ramène aux premiers jours de mon enfance, jours trop courts, hélas ! et les seuls que je voudrais compter dans ma vie ! Je revois la chaumière de mon père fraternellement accoudée à la chaumière du tien[Par MagalieMyoupo] Le motif de la chaumière d'enfance, caractéristique de l'ubi sunt, peut être lié ici à une tradition qui remonterait à Joachim Du Bellay ("Heureux qui comme Ulysses"), dans le contexte d'une nostalgie éprouvée à l'évocation du lieu natal.! Le vent m'apporte comme autrefois les fraîches émanations du chèvrefeuille qui formait un berceau au-dessus du banc de bois, où, tout petit, j'allais m'asseoir ! Toi seul me rends l'image de tout ce bonheur d'autrefois que je regrette, toi seul m'empêches de tout oublier ! Quelquefois, vois-tu, au milieu de cette agitation que je me suis faite, il me prend des regrets et presque des remords il me semble qu'on ne doit bien mourir qu'au lieu où l'on est né ! Je me retrace en songe cette belle vallée d'Auge où nous avons vécu tous deux, et j'éprouve un ardent désir d'aller y ensevelir le reste de mes jours[Par MargotFavard] Pour la vallée d'Auge et la présentation de la Normandie comme lieu originel essentiel du bonheur disparu, voir le chapitre 9., et attendre la mort les bras croisés sur le même banc où je me suis assis tant de fois ! Dans ma folie, les détails les plus minutieux du passé me reviennent en mémoire comme s'ils étaient devant moi ! je suis tous les sentiers de la prairie, je reconnais les buissons de buis où les mésanges et les fauvettes aiment à déposer leurs nids ! J'explore les bords sinueux du ru[Par MagalieMyoupo] Ru : ce régionalisme désigne un petit ruisseau., qui cache sa pente insensible sous le manteau vert de nos gras pâturages ! je compte les brins de mousse qui garnissent le chaume de notre toit ! je contemple avec délices les rayons du soleil se brisant à la surface de la devanture noire et blanche, qui se détache d'une façon si riante sur un fond de verdure et de fleurs ! Un jour, Henri, quand je serai las du monde, je rejetterai ce calice d'amertume que le sort nous fait, et j'irai dans ma vallée d'Auge, à dix lieues de Lisieux, finir dans la maisonnette où a fini mon père.

Henri n'avait pas essayé d'interrompre Arthur pendant qu'il parlait. De tous ces souvenirs d'enfance que celui-ci évoquait, on eût dit qu'il en prenait la moitié, tant, sur sa figure, les émotions qu'Arthur peignait avec tant de bonheur se reproduisaient avec complaisance ; il y avait entre eux un invisible accord, et on eût dit un chant plaintif et doux commencé dans la vallée, et renvoyé plus doux encore par l'écho lointain de la montagne.PoetePoète aussi, dit Henri d'une voix affectueuse en tendant la main à son ami ; poète comme moi, et plus malheureux, peut-être[Par MargotFavard] Ce dialogue des deux héros semble permettre en effet l'inversion, pour l'instant temporaire, de leurs caractères : au moment même où Henri devient plus combattif, Arthur se fait poète. !— Bien malheureux ! dit Arthur ; car, pour retrouver le bonheur, même en songe, j'ai bien des jours à remonter. Et depuis que je n'ai plus foi en lui, vingt fois les feuilles de nos pommiers sont tombées, et mon front s'est fait chauve[Par MagalieMyoupo] On assiste à une conjonction de topoï rhétoriques liés à la tradition philosophique de la vanité. Après le ubi sunt, voici qu'Arthur, en dépeignant un paysage automnal dans lequel se reflète sa propre maturité, reprend un des tableaux topiques des âges de la vie (enfance/printemps, jeunesse/été, maturité/automne, hiver/vieillesse).. Nous sommes, Henri, les jouets d'une destinée moqueuse[Par MagalieMyoupo] Nouveau topos rhétorique se rattachant à la vanité: celui des êtres humains comme des marionnettes du destin. Il est présent dès les Lois de Platon (I, 644, d-e) et Sénèque évoque notamment dans ses Lettres à Lucilius la "comédie de la vie".; il nous arrive à tous d'entrevoir un jour à travers les nuages d'une image enchanteresse, et le reste de notre vie se consume à pleurer l'image que nous avons entrevue[Par MagalieMyoupo] "Jour": le terme est à prendre ici au sens d'"ouverture" ou de "clarté" (ce qui rétablit une logique syntaxique).. Pour l'oublier, c'est en vain que nous appelons à notre aide toutes les distractions et les étourdissements du monde ! Nous nous croyons guéris parce que nous cachons avec soin sous un manteau de fête les plaies cachées de notre poitrine ! Insensés, nous croyons bâtir de nouveaux palais, et nous ne faisons que crépir de vieilles tombes !

Henri tenait toujours la main d'Arthur dans la sienne.— Vous avez aimé[Par MargotFavard] Henri a su déceler dans la tirade précédent ce qui s'y cachait : le cœur amoureux d'Arthur. L'inversion continue : il acquiert peu à peu le pouvoir d'élucidation des discours qui jusque-là était propre à Arthur. ? s'écria-t-il vivement ; oh ! tant mieux, vous me comprendrez maintenant.

Ces dernières paroles produisirent sur Arthur un effet qu'on eût été loin d'attendre. Il était de ces hommes qu'une secousse violente rappelle subitement au sentiment de leur position ou du rôle qu'ils se sont imposé.— Aimé ! dit-il en donnant à sa voix une expression de badinage affecté. Ai-je dit cela ? En vérité, on a eu raison d'appeler l'imagination la folle du logis[Par MagalieMyoupo] "L'imagination est une folle qui fait la folle" (Malebranche, Entretiens sur la Métaphysique, Oeuvres, t. II, p. 670). C'est Voltaire qui attribue à Malebranche la définition de l'imagination comme "folle du logis". Voir Laurent Cournarie, L'imagination. Aristote, Malebranche, Bachelard, Paris, Armand Colin, 2006, note 2, p. 17., car elle nous fait dire parfois d'étranges sottises. Mais voyons, Henri, vous aviez à me parler ? Parlez-moi donc, et souvenez-vous seulement que vous pouvez compter sur moi en toutes choses.— Je vous crois, dit Henri. Il ne m'appartient pas d'interroger votre âme et de vous demander compte du mystère dont vous enveloppez vos pensées, mais il y a en vous un secret que je pressens sans me l'expliquer ; vous dites vrai, nous sommes frères.— Traitez-moi donc en frère ! dit Arthur.— J'ai, dit Henri en reprenant le ton grave qu'il avait adopté dès le début de cette conversation, j'ai une prière à vous faire, et peut-être on un sacrifice à vous demander. Mais, avant tout, il faut que j'avoue mes torts ; j'ai sur la conscience un poids qui m'étouffe, et je veux m'en délivrer. Vous connaissez la femme du fermier Guillaume Évon, Arthur ?— Marguerite ! dit celui-ci avec plus d'émotion qu'il n'en eût voulu montrer.— Oui, Marguerite ; vous savez son nom aussi bien que moi, et pourtant c'est un nom que je n'oublierai jamais, car mon enfance a ses souvenirs comme la vôtre, et ce nom-là fait partie de mes plus doux souvenirs.— Que voulez-vous dire[Par MargotFavard] À son tour Henri apparaît nimbé de mystères. Mais le lecteur connaît le secret d'Henri, à la différence d'Arthur (voir le chapitre 9). ? demanda Arthur.— Pourquoi je m'intéresse au sort de cette femme, vous le saurez. Mais je m'y intéresse de telle sorte que, pour elle, j'ai manqué à la franchise que je vous devais. Marguerite vous aime[Par MargotFavard] Henri apparaît ici dans le rôle délicat de celui qui se croit détenteur d'un secret alors qu'il est déjà éventé. !

La figure d'Arthur exprimait une anxiété profonde ; à chaque parole de son interlocuteur, vous eussiez vu courir, à travers les muscles de son front, un de ces frissonnements étranges qui décèlent les orages de la pensée ; à la manière dont il regardait Henri, on eût dit un coupable prévoyant l'arrêt de son juge et tremblant devant lui, plutôt qu'un athlète longtemps éprouvé, ramassant ses forces pour emporter de haute lutte une dernière victoire.— Comment savez-vous cela ? demanda-t-il à voix basse et en hésitant.— Je le sais, dit Henri ; et moi, votre ami, votre frère, j'ai osé m'armer contre vous ; et, comme un lâche, j'ai porté les coups dans l'ombre. J'ai eu tort, oh ! bien tort ! car, si j'étais venu vous dire : " Arthur, mon bonheur dépend de vous ; promettez-moi de ne plus parler à cette femme ", vous m'auriez tendu la main, n'est-ce pas ? et vous m'auriez dit : " Frère, soyez satisfait, je ne lui parlerai plus ". Mais au lieu d'aller droit mon chemin, tête haute, j'ai voulu, et c'est là ce qui m'afflige, prendre des chemins détournés ; j'ai eu recours à l'adresse au lieu de faire appel à votre loyauté. C'est là le tort que je me reproche ; pardonnez-moi !

Pendant qu'Henri parlait, Arthur avait passé à plusieurs reprises sa main sur son front, comme pour en écarter un souvenir importun.— Henri ! dit-il en éclatant, tu aimes Marguerite ?— Ce tort que je me reprochais, continua le jeune homme, j'ai voulu le réparer ; et aujourd'hui, je viens vous tendre la main et vous dire : Arthur, promettez-moi de ne plus parler à cette femme.— Tu l'aimes ! répéta une seconde fois Arthur avec un inexprimable accent de désespoir.— Je l'aime, dit Henri ; et quand vous me parliez tout à l'heure de vos rêves d'enfance, de cette image enchanteresse qu'on n'entrevoit qu'une fois pour la perdre à toujours, j'ai cru que vous lisiez dans ma pensée, et que vous faisiez mon histoire. Je l'aime! car elle se rattache à mes songes les plus doux, à mes jours les plus heureux ; car je l'ai vue pour la première fois dans cette vallée d'Auge que vous aimez tant, et il me semble que la verdure de nos prairies est sa sœur.— Tu l'aimes, dit Arthur ; tu l'aimes !— Et maintenant, ce que je vous ai demandé, me le promettez-Vous vous ?— Henri, Henri, dit Arthur avec angoisse ; malheureux enfant ! mais moins malheureux que moi !

Henri était pâle ; sa figure juvénile s'était empreinte subitement d'un cachet de ruine et de décrépitude ; on eût dit que le soleil s'était retiré tout d'un coup de cette nature ardente et vivace ; l'enfant devenait un vieillard[Par MagalieMyoupo] Le rapport aux âges de la vie est très intéressant dans ce chapitre. Par la déclaration de son amour auprès d'Arthur, et plus largement, par la confrontation, Henri semble atteindre l'âge d'homme, si bien qu'il endosse l'autorité du père/tuteur à la fin du chapitre.. Il regarda longtemps Arthur en silence, comme si le trop plein de son cœur eût paralysé le passage de sa voix.— Tout est-il donc irréparable ? dit-il.— Irréparable, murmura Arthur.O Ô mon Dieu ! dit le jeune homme en comprimant un sanglot, pourquoi m'avez-vous refusé ma part de bonheur en ce monde ?

Il est des scènes muettes dont il faut renoncer à décrire les phases et à peindre la douloureuse énergie. Il se fit un long silence ; à la fin, Henri releva la tête, et regardant en face son interlocuteur.— Arthur, dit-il ; répondez-moi franchement : l'aimez-vous ?— Je l'aime, dit Arthur en hésitant, et presque dominé par le ton d'autorité et de commandement que le jeune homme avait donné à ses paroles.— C'est un grand engageaient engagement que vous prenez là, dit Henri en se dressant de toute sa hauteur ; car je vous demanderai compte de son bonheur. Et maintenant, ne me parlez plus de la vallée d'Auge, ni de la chaumière de votre père ; c'est ici et non là-bas, c'est près d'elle que vous devez mourir.[Par MargotFavard] Le premier volume se termine donc sur une scène tragique de double aveu d'amour ; Henri s'est étoffé mais cède la place à Arthur.

FIN DU PREMIER VOLUME.


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