Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 1

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I.

Il y a dans le cœur humain bien des landes inexplorées qu’on ne prend pas la peine d’observer et de décrire. La vie parisienne[Par MargotFavard] Le second tome s'ouvre sur un changement capital. On y passe de la vie de campagne à "la vie parisienne". Le narrateur relance ici le récit en s'adressant au lecteur. cache sous sa surface d’agitation et de bruit mille sentiments limoneux, mille douleurs concentrées et stagnantes que les écrivains modernes, pressés qu’ils sont de mettre au jour les ébauches faciles d’un talent prématuré, n’ont pas la patience de sonder dans leurs replis intimes et de suivre jusqu’au bout dans leur marche capricieuse et dans leurs convulsions souterraines. On ne voit de la société que ce qui en jaillit au premier abord : tandis qu’on étudie minutieusement ses superfétations et ses excroissances, on néglige ces plaies rentrantes et aigries qui, semblables à la lame d’un poignard, cachent leur pointe empoisonnée au plus profond des entrailles humaines. Peu de gens ont assez de courage pour creuser jusqu'au tuf[Par MagalieMyoupo] Tuf : terme géologique qui désigne une roche formée par l'accumulation de petits fragments rocheux. Dans un sens figuré, il désigne le fond d'une personne (l'extérieur policé contrastant avec un intérieur qu'on imagine heurté). cet immense désert du monde qui, sillonné en tous sens, reste pourtant en jachère ; on lève des plans sans étudier le terrain, on veut bâtir sans avoir préparé les fondations de l’édifice, on élève le couronnement avant d’avoir fouillé les caves. Qu’on pardonne donc à l'auteur de ce livre, si la moralité de l’œuvre qu’il a entreprise n’apparait pas encore dans tout son éclat ; il diffère en ceci de ceux qui consacrent un temple sans l’avoir achevé ; il veut, avant de donner un nom à sa pensée, que le monument soit debout tout entier, avec les colonnes qui doivent soutenir son péristyle, et la frise qui doit encadrer son sommet. Peut-être alors, alors seulement, sur le fronton inaugurera-t-il un signe de régénération sociale[Par MagalieMyoupo] L'expression de "régénération sociale" est très courante au XIXe siècle dans les milieux socialistes et utopistes.. Que le lecteur lui permette maintenant de continuer son récit comme il l’a commencé, fatalement pour ainsi dire, et ainsi qu’un historien qui raconte sans conclure.

Nous n’avons choisi, pour point de départ, la vente en détail d'un vaste domaine qu’afin de mieux saisir les traits divers, les passions et les intérêts contradictoires qui se rattachent à la propriété, ce grand et unique pivot autour duquel toutes les sociétés modernes semblent vouloir invariablement tourner[Par MagalieMyoupo] Notons que trois années plus tard (1840) Proudhon publiera son célèbre manifeste Qu'est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du droit et du gouvernement.. Nous avons pris sur le fait, et reproduit, quoique imparfaitement peut-être, cette avidité croissante du vassal empiétant chaque jour sur l’antique terrain de la suzeraineté. Mais jusqu’à présent, et nous l'avons fait à dessein, notre pensée ne s'est produite que sous l’une de ses faces ; il nous reste la moitié de notre tâche à accomplir, et nous aurons soin qu'à travers le tissu de la fable, l’intention finale de l’écrivain grandisse successivement et se fasse jour par degrés jusqu’à son expression la plus complète, si bien que la formule de nos conclusions vienne d'elle-même à nos lecteurs.

Comme nous avons à cœur que tous les éléments qui doivent concourir à l’ensemble de cet ouvrage soient connus et appréciés à l’avance, comme nous ne voulons pas mêler les fils sans expliquer tout d’abord les secrets de leurs entrelacements, il devient nécessaire de nous occuper d’un personnage nouveau, qui n’a fait que glisser dans la première partie de de ce livre, et qui doit maintenant se montrer au grand jour. M. de Noï, dont nous avons déjà prononcé le nom[Par MargotFavard] Voir tome 1 chapitre 7 où il apparaît pour la première fois ; et tome 1 chapitre 11 où il réapparaît. Pour la première fois ici, le portrait du personnage est livré et l'on dirait qu'un nouveau roman commence : après les "scènes de la vie de campagne" viennent les "scènes de la vie parisienne"., était un homme de quarante ans à peu près, qui jusqu'à la révolution Révolution de 1830 avait passé sa vie au milieu des plaisirs, des intrigues et de l’agitation contenue et sourde d’une ambassade. Tout jeune, la restauration Restauration, capricieuse comme toutes les puissances vieillies, l’avait poussé au delà du but le plus brillant que les plus ambitieux ou les plus méritants puissent espérer. À vingt-huit ans, il était premier secrétaire d’ambassade. Soit instinct, soit que les nécessités de la carrière qu’il avait embrassée eussent assoupli et emprisonné sa nature, M. de Noï s’était fait une loi, en tout temps, de la réserve et du silence. Sa jeunesse avait passé inaperçue et mystérieuse entre une double haie d’obligations mondaines et de préjugés sociaux. Dans son passé, vous eussiez vainement cherché une seule de ces actions excentriques, un seul de ces scandales qui abondent dans certaines existences. Il avait constamment suivi la même ligne, et ne s’était jamais écarté de ce niveau qui règle l’étiquette des cours et les relations de souverain à souverain. Il était un des plus fervents sectateurs de ce système négatif qui consiste à cacher le mérite réel qu’on peut avoir, et à ne faire exactement que ce que font les autres hommes. Comme plan de vie intérieure, peut-être s’était-il contenté de mettre à profit ce mot de M. de Talleyrand[Par MargotFavard] Voir la note du chapitre 7. : " Défions-nous toujours du premier mouvement, fût-il bon ! " Pendant dix ans son existence avait été invariablement la même, toujours calculée dans ses phases culminantes, comme dans ses détails les plus minutieux. Pendant dix ans ses yeux n’avaient pas laissé échapper, un regard, sa bouche un sourire qui n’eût été médité d’avance, consciencieusement pesé, soumis aux procédés d’appréciation les plus sévères et les plus infaillibles[Par MargotFavard] Le portrait de De Noï en fait un possible rival d'Arthur, ou du moins un adversaire de taille.. Sa vie extérieure, comme la vie extérieure des nations, se réglait par protocoles : dans les cercles diplomatiques, dans les salons qu’il fréquentait, on faisait de lui le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un pareil homme ; on ne disait pas : " Il a de l’esprit " ; on disait : " Il a de la tenue ". Toutes ses paroles, en effet, tous ses gestes, tous ses mouvements formaient un ensemble si complet, un accord si harmonieux ; à quelque moment, dans quelques circonstances qu’on le prît, on le trouvait toujours si sûr de lui, sans solution de continuité, sans dérangement aucun, qu’on eût pu dire de lui, comme d’une horloge merveilleusement organisée : " il va admirablement bien ". Si le génie des grandes choses lui manquait, il avait au moins poussé jusqu'à ses derniers raffinements cette intelligence des petites choses qui souvent tient lieu d’une plus haute qualité. Il savait avec certitude, sans se tromper d’une seconde, à quel moment il fallait parler, à quel moment se taire. Il disait des riens, mais ces riens venaient toujours à point avec une précision mathématique ; et ses lieux communs les plus trivials prenaient de l’importance par cela seulement qu’ils n’étaient jamais ni en avance ni en retard. Enfin, il possédait au suprême degré cette qualité si rare et si hautement estimée qui peut se résumer ainsi : savoir entrer et sortir[Par MagalieMyoupo] Cette simple précision semble caractéristique du changement d'inspiration générique qui a lieu entre le premier et le deuxième tome de La Bande noire. Le lecteur entre progressivement dans un vaudeville où, en bons personnages de théâtre, les figures entrent et sortent..

Sa toilette était pour lui l’objet d’un examen sérieux[Par MargotFavard] Le roman accorde une nouvelle place à un personnage mondain où la mode joue un rôle social évident, ce que la femme de De Noï va confirmer. Ces précisions entrent en accord avec le cadre mondain et aussi un souci du costume qui est toujours à lier à l'influence théâtrale., d’une investigation continuelle, et obéissait au même régime de ménagement et de réserve que sa conduite. La coupe de ses habits ressemblait à une espèce de compromis entre la mode de la veille et celle du lendemain. Il se tenait à une égale distance de la vieillerie et de la nouveauté ; une élégance risquée eût nui à la réputation de mesure et de gravité qu’il s’efforçait de conserver ; un laisser-aller trop insoucieux l’eût compromis auprès de certaines femmes qui décidaient sans appel de l’avenir de tous les apprentis diplomates par un seul mot, mais un mot dont tous ceux qui sont initiés aux secrets d’un certain monde comprendront l'importance : - Il est bon ton "Il est bon ton" ; ou : il est mauvaise compagnie " Il est mauvaise compagnie ". Il s'aventurait même, et ç’avait été là un des accidents les plus remarquables de sa vie, à tourner légèrement en ridicule les jeunes gens osés qui fixaient sur eux l'attention par l’excentricité de leur toilette. Les excès en tout genre, disait-il, sont de mauvais goût ; un homme de bon ton ne doit jamais être ni en deçà, ni au delà de la mode ; Georges Brummel[Par MagalieMyoupo] George Brummel (1778-1840), riche anglais, archétype du dandy. était fou aussi bien que Rousseau-l’Arménien[Par MagalieMyoupo] Rousseau aurait en effet, à la fin de sa vie, adopté la tenue arménienne. "Parmi toutes les postures de Rousseau, l'adoption de l'habit d'Arménien mérite une attention particulière. Réunissant simultanément les figures de l'étranger, du proscrit et du solitaire, elle convertit l'opprobre public en gage de vertu, retournant ainsi l'exclusion par un geste volontaire et délibéré. [...] Cristallisant à elle seule toutes les dimensions des réformes de Rousseau, cette attitude offre un véritable condensé de sa scénographie auctoriale: revendiquer sa différences radicale en la rendant visible.", Ourida, Mostefai, Jean-Jacques Rousseau, écrivain polémique, Querelles, disputes et controverses au siècle des Lumières, Leiden, Bostn, Brill, Rodopi, 2016, p. 27..

Avec une conduite aussi méticuleusement étudiée, M. de Noï avait son public à lui dont il était idolâtré. Les jeunes femmes le trouvaient un peu roide et guindé, sans oser pourtant contester l'excellence irréprochable de ses manières ; mais toutes ces femmes qui, passé quarante ans, n'ont plus d'âge, et veulent remplacer le charme fugitif de la jeunesse par une maturité éclatante, le proclamaient hautement comme un type de cette courtoisie sévère, de cette élégance grave, aussi supérieure, disaient-elles, à certains airs évaporés, que la désinvolture[Par MargotFavard] Désinvolture : ce mot est tout récemment francisé (Cf. dans Confessions d'un enfant du siècle de Musset en 1836). En 1830, Stendhal utilise encore le mot en italien dans Le Rouge et le Noir. d'un Lauzun[Par MagalieMyoupo] Antonin Nompar de Caumont, premier duc de Lauzun (1633-1723). Il s'agit d'un gentilhomme français du XVIIe siècle. Séducteur invétéré, le personnage historique a été réinterprété en littérature comme l'archétype du dandy et du libertin. Stendhal compare ses Mémoires aux meilleurs romans libertins. À la fin du siècle, Barbey d'Aurevilly l'évoque dans sa généalogie du dandysme (Du dandysme et de George Brummel). aux manières dégagées et grotesques d'un Mascarille[Par MagalieMyoupo] Type du valet bouffon, il est présent par exemple dans Les Précieuses ridicules de Molière. ou d'un Jodelet[Par MagalieMyoupo] Comédien du XVIIe siècle qui fut membre de la troupe de Molière. Il joua le personnage du vicomte de Jodelet dans Les Précieuses ridicules. On voit à quel point le modèle théâtral devient de plus en plus prégnant.. M. de Noï était donc parfaitement posé[Par MargotFavard] Posé : encore une fois, le mot est tout récemment attesté dans ce sens figuré (situation sociale bien assise ; cf. Balzac, 1840, Un prince de la Bohème), ce qui justifie ce recours à l'italique. dans le monde ; et lorsqu'il rentrait le soir, après avoir joué le rôle de la journée, il se souriait intérieurement, et s’endormait ambassadeur.

Vers 1829, un mariage brillant avait encore consolidé cette position si savamment établie, M. de Noï, quoique sans fortune personnelle, était devenu l’époux d’une des plus riches héritières du faubourg Saint-Germain[Par MargotFavard] La première mention du personnage au chapitre 7 du tome 1 annonçait qu'il résidait "rue du Helder" (voir note chapitre 7, t. 1) : lieu des parvenus en opposition justement au faubourg Saint-Germain. On découvre ici que De Noï, par son mariage, joint donc les deux lieux de la noblesse. Notons enfin qu'ici De Noï semble avoir déménagé rue Saint-Georges (près de la rue du Helder). ; tous ses plans réussissaient, toutes ses combinaisons atteignaient leur résultat, lorsqu’un coup de main de trois jours[Par MagalieMyoupo] Allusion aux Trois Glorieuses (27-29 juillet 1830), présentées comme une ironie du sort particulièrement injuste. vint renverser toutes ces illusions si légitimes, toutes ces espérances si chèrement couvées. Depuis cette époque, M. de Noï avait fait comme toutes les puissances déchues, il était rentré dans la vie ordinaire, en la maudissant. D’abord, il avait pris à cœur de protester par une retraite éclatante contre un gouvernement qui, par le fait de son avènement, l’avait blessé dans ses intérêts les plus chers. Il voulait se renfermer dans un vaste hôtel du faubourg Saint-Germain, et y pleurer à loisir la légitimité déchue ; mais quand il s’aperçut que sa bouderie ne le menait à rien et que ses conspirations quotidiennes, au coin du feu, n’ébranlaient pas le nouveau trône, il prit bravement son parti, et renonçant à ses projets de solitude légitimiste, il reparut de nouveau au milieu du monde, dans le but, disait-il, d’y faire de la propagande active. Il s’était donc établi rue Saint-Georges, dans un hôtel délicieux, en plein Paris, et, dès ce moment même, il s’opéra en lui une inconcevable révolution[Par MargotFavard] L'adaptation de De Noï aux bouleversements politiques est bien l'écho des adaptations successives de Talleyrand, ce qui autorise la fréquente comparaison des deux personnages. ; lui, qui jusqu’alors avait muré sa vie, et en avait protégé l’entrée par un double rempart de réserve et de silence, se jeta tout d’un coup dans la dissipation, et afficha sa conduite. On le vit marcher front levé au milieu des plaisirs de toute sorte, et demander au monde des distractions et du bruit. La vie active lui paraissait-elle douce, et voulait-il regagner le temps perdu ? ou bien, comme ces malades[Par MargotFavard] Au chapitre 7 du tome 1, le notaire avait révélé à Arthur que De Noï était sans doute poitrinaire. Ce qui est confirmé ici dans les lignes qui suivent. sans cesse altérés, qui cherchent vainement à éteindre le feu de leur poitrine, cherchait-il dans cette potion enivrante du plaisir, un rafraîchissement salutaire ? Ses plus intimes amis hésitaient, incertains entre ces deux suppositions. Quoi qu’il en soit, sa santé, jusque-là si florissante et si verte, commença à décliner visiblement. Son front se fit pâle, ses tempes se dégarnirent de cheveux, et des rides prématurées y imprimèrent leur pli cruellement significatif ; ses joues se creusèrent peu à peu, et leurs pommettes se colorèrent de ces teintes fébriles qui accusent un mal intérieur et les convulsions d’un sang échauffé dans les artères. Dans ses yeux brillait une flamme sinistre ; ses mouvements, jusque-là si réguliers, et composés avec tant d’art, devinrent brusques et saccadés ; les mèches de ses cheveux blanchirent et tombèrent ; on eût dit qu’une influence émétisante[Par MagalieMyoupo] Adjectif verbal du verbe "émétiser" qui vient lui-même de "émétique": qui fait vomir. altérait en lui les sources de la vie, et en viciait les organes. Il était sujet à ces bizarres transitions d'humeur, à ces saillies d’imagination contradictoires, qui attestent dans la machine humaine un ébranlement dangereux. Tantôt sa voix était vibrante et aiguë, tantôt sourde et rauque comme les notes basses d’un ophicléide[Par MagalieMyoupo] Ophicléide : instrument de cuivre de la famille des bugles (ancien instument de musique à vent). ; quelquefois il se livrait avec une sorte de rage à une gaieté bruyante, à un bavardage sans mesure ; et, au sortir de ces échauffements factices, il tombait en un morne abattement, et son silence ressemblait au triste silence d’un bois dépouillé de ses feuilles, d’un vieil édifice enseveli sous la mousse et le lierre. Dans le monde, on le disait poitrinaire ; et cette idée s’était tellement accréditée, que d’un jour à l’autre on s’attendait à le voir s’éteindre au retour d’une soirée ou d’une fête[Par MagalieMyoupo] Ce portrait de M. de Noï après la révolution de 1830 ressemble un peu aux portraits à charge qui ont pu être faits des vieux libertins. La déchéance morale se traduit par une débilité physique. On pourrait se demander si cela n'est pas en lien avec les représentations des hautes classes qui émergent de 1830 à 1840. Elles sont notamment disqualifiées auprès d'un certain peuple à cause de nombreux scandales moraux..

M. de Noï n’avait pas d’enfants[Par MagalieMyoupo] Cela s'inscrit toujours dans une forme implicite de condamnation morale. Le couple sans enfant dans la littérature du XIXe siècle, particulièrement quand il est aisé, est l'objet de soupçon., et on s’étonnait de cette singularité, car madame de Noï[Par MargotFavard] Apparition de ce nouveau personnage clé, seulement mentionné au chapitre 11 du tome 1. Ainsi après le couple Guillaume/Marguerite Évon se dresse ce nouveau couple de nobles. Un seul point rassemble ces deux couples que tout semble opposer : cette absence d'enfant qui laisse à penser que le mariage n'a jamais été consommé. passait pour une des plus jolies femmes de cette société parisienne, espèce de club privilégié qui ne connaît personne en dehors d’un certain cercle, et ne pose la couronne de la beauté que sur le front de ses affiliés ; dans cet aristocratic club[Par MargotFavard] L'anglomanie remonte au siècle précédent : elle remplace l'anglophilie des Lumières en transformant une inspiration d'ordre intellectuelle en inspiration plus générale. Voir à ce propos l'introduction de Claude Bruneteau et Bernard Cottrer à l'ouvrage de Louis-Sébastien Mercier, Parallèles de Paris et de Londres (1781), Paris, Didier - Erudition, coll. "Etudes critiques", 1982.Louis-Sébastien Mercier, Parallèles de Paris et de Londres, Collection « Études critiques » no 2, Introduction et notes par Claude Bruneteau et Bernard Cottret, Didier – Érudition, Paris, 1982, p. 25., madame de Noï était une puissance et presque une royauté. Elle comptait parmi le petit nombre de ces femmes qui fixent sur elles l’attention, et ont le droit d’imposer leur volonté à la mode même, cette souveraine si capricieuse et si arbitraire ; autour d’elle se groupaient assez d'hommages et d'enthousiasmes masculins, assez de dépits et de jalousies féminines pour que son nom fût une autorité, pour que sa personne fût un continuel objet de remarques louangeuses ou malignes ; elle partageait avec toutes les supériorités et toutes les gloires de ce monde cette faculté, si enviée de quelques-uns, d’avoir des ennemis. Elle avait enfin cette célébrité que ne donne pas toujours la beauté ; on savait huit jours d’avance dans quel salon elle irait, et la dame de maison, assez heureuse pour obtenir sa parole, ne manquait pas de dire avec la fierté d’un avare qui étale ses richesses : " J'aurai madame de Noï ". Elle avait sa loge aux Bouffes[Par MagalieMyoupo] Théâtre parisien. Les pièces qui s'y jouent généralement sont caractérisées par la légèreté., et n’allait jamais à l'Opéra ; mais aux Bouffes, sa loge était mieux connue que la loge royale, et quand elle y paraissait, superbe et radieuse, tous les regards des hommes de sa société l’admiraient de loin, sans oser la convoiter, tant les plus intrépides se sentaient petits et indignes devant une si haute renommée. Il y a tout au plus, dans Paris, dix femmes de cette nature, et, rien que pour elles, il faudrait mettre en lumière un mot magnifiquement trouvé par nos pères, et qui tombe en désuétude parmi nous, faute d’application possible : Grande coquette[Par MagalieMyoupo] Mot extrêmement important pour désigner Mme de Noï qui reviendra de nombreuses fois. Il s'agirait du pendant féminin du dandy puisque la coquette est, avant tout, une femme soucieuse de sa toilette. Selon le TLF, le mot pourrait s'inscrire dans le réseau théâtral que nous avons mis au jour puisqu'il peut désigner également (notamment adjoint à l'adjectif "grande"), le "principal rôle féminin de séductrice et d'intrigante dans certaines comédie de caractères". L'exemple donné est celui de Célimène. Puisque cette expression est une citation que David reprend, il la met en italiques toutes les fois qu'elle sera reprise dans la suite du texte. !

De l’aveu de tous (ce qui est la plus grande preuve de supériorité que puisse donner une femme), madame de Noï avait une mise à elle[Par MargotFavard] L'italique souligne une expression lexicalisée : Mme de Noï est à la fois le type même de la coquette de l'époque et le type même d'une grande singularité. ; elle n’était pas modelée sur ces types vulgaires qui ressemblent à des gravures du journal des modes animées ; on sentait le charme et la distinction de sa toilette sans pouvoir en analyser les secrets ; les autres femmes portaient les mêmes robes et les mêmes chapeaux qu’elle, mais seule elle savait en relever la forme, en accidenter la monotonie par un de ces riens gracieux qui échappent aux femmes médiocres, et que les femmes supérieures trouvent dans leur imagination. Un nœud bien choisi, une passe inclinée d’une certaine façon, la nuance d’un ruban habilement combinée avec la nuance des cheveux et de la peau lui suffisaient pour donner à ses plus simples parures un cachet d’élégance royale et de grâce inimitable. Sa mise se distinguait moins encore par la richesse que par la perfection et le fini. Il y avait en elle ce je ne sais quoi de poli et de parachevé qu’on pourrait comparer au chant du rossignol, avec un attrait de plus, l’attrait si puissant de l'imprévu. Ceux qui l’avaient admirée la veille, s’étonnaient de la trouver nouvelle le lendemain. On eût dit qu’elle s’enrichissait de ses pertes et que chacune de ses créations, au lieu d’appauvrir son imagination, la rendait plus féconde et plus merveilleuse encore. Le don de la coquetterie, porté à un aussi haut degré, n’est plus un instinct, mais un art ; c’est même une science qui a, comme toutes les sciences, ses découvertes et ses prodiges d’application.

Des femmes semblables à madame de Noï ne vivent qu’en public, et nul ne pénètre dans le laboratoire discret où s’ébauchent tant de miracles, où se préparent tant d’adroites et éblouissantes combinaisons. Dans le jour , on ne la voyait jamais, et elle ne recevait personne ; peut-être, par un effet de cette seconde vue que possèdent toutes les natures supérieurement douées, avait-elle compris que toutes les suprématies ont besoin d’une auréole de mystère et de silence[Par MargotFavard] Monsieur et Madame de Noï dissimulent un mystère, c'est là le trait caractéristique de tous les protagonistes du récit (à l'exception de Guillaume Évon), et c'est l'indice de leur importance à venir pour l'avancée de l'intrigue. ; que pour captiver l’admiration il ne faut pas livrer aux profanes les secrets du sanctuaire , et qu’on est bien près de briser l’idole quand on connaît l’intérieur du tabernacle. Comme certaines fleurs, elle avait peur des rayons du soleil, et ne s’épanouissait que vers le soir ; elle ne prodiguait qu’à certains moments ses parfums et son éclat, moments fugitifs qui disparaissaient sous une nuée diaphane, et s’éteignaient dans un silence embaumé ; et lorsque l’heure était venue, la fleur se refermait[Par MargotFavard] Marguerite Évon apparaissait comme figure de l’innocence, Mme De Noï paraît être le type de la femme fatale bien plus inquiétante., enfermant dans son calice tous les insectes curieux et avides qui avaient bourdonné autour de sa tige.

L’existence de madame de Noï était donc une représentation continuelle de luxe et d’apparat. Elle ne vivait pas, elle trônait[Par MargotFavard] La royauté de Madame de Noï redouble son aristocratie, elle devient dès lors une cible potentielle de l'entreprise de ruine de la Bande Noire et d'Arthur. ; le même éclat mystérieux et redoutable qui entoure certains mythes incompris de la fable, entourait sa personne, semblable à ce voile d’Isis que nul œil humain n’a jamais soulevé[Par MagalieMyoupo] Pour une étude sur la fortune du motif du voile d'Isis au XIXe siècle, voir Pascale Auraix-Jonchière, "Isis au XIXe siècle, réflexion sur l'écriture symbolique", dans Pascale Auraix-Jonchière (dir.), Isis, Narcisse, Psyché, entre Lumières et Romantisme, Mythe et écritures, écritures du mythe, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2000. Pour une contextualisation plus large, voir Pierre Hadot, Le Voile d'Isis, 2004.. On la contemplait en silence comme quelque magnifique statue empreinte d’un sceau divin ; une sorte d’admiration respectueuse et muette sanctifiait sa personne et symbolisait son nom.

M. de Noï accompagnait rarement sa femme aux Bouffes et dans les soirées où elle allait. Les deux époux tournaient chacun dans un cercle différent. Ce n’était qu’à un moment consacré par les traditions conjugales qu’ils se rencontraient au moment du dîner. Le dîner était pour eux une espèce de rendez-vous d’honneur, de centre commun, où ils ne pouvaient pas se dispenser de se rendre. Cette concession faite, chacun rentrait dans son indépendance. M. de Noï sortait d’ordinaire immédiatement après le dîner ; pour madame, elle s’occupait alors de la grande affaire de sa vie ; elle s’enfermait seule avec sa camériste dans son cabinet de toilette, et vers neuf ou dix heures du soir, une vieille dame, nommée madame de Montmirau, venait l’enlever à sa solitude pour la lancer dans le monde. Tante de madame de Noï, cette madame de Montmirau servait de chaperon à sa nièce. C’était elle qui portait son éventail et rajustait de temps en temps les boucles de ses cheveux. Il y a dans le monde beaucoup de ces vieilles femmes qui s’attachent à la beauté, comme si dans ce magnifique concert d’éloges qu’on lui donne, elles espéraient accaparer quelque chose.

Tel était le couple avec lequel Arthur Raimbaut[Par MargotFavard] Enfin réapparaît notre héros après la longue description des deux nouveaux personnages de mondains parisiens qui avait donné à ce début du tome 2 l'air d'un autre roman. allait se trouver accidentellement en relation. La lettre de M. de Noï[Par MargotFavard] Voir tome 1 chapitre 11., avec son post-scriptum mystérieux, n’avait pas laissé que de piquer sa curiosité, si blasée et assoupie qu’elle fût. Chez certains hommes, l’intelligence ne meurt jamais, et, semblable aux flots, il ne faut à l’instinct d’activité qui les pousse que le choc d’un caillou pour en soulever la surface et en faire jaillir l’écume endormie. Arthur était de ces hommes. En vain affectait-il une insouciance profonde et une incurie de toutes choses, un vague besoin de sentir et de voir l'agitait au fond ; en vain essayait-il de se faire complètement oublieux et désintéressé, derrière chaque promesse de la vie qu’il s’efforçait d'effacer surgissait une promesse nouvelle aussi active et aussi décevante. Il voulait se persuader que la vie lui avait dit son dernier mot, et au moindre événement humain son imagination s’éveillait involontairement, comme si à travers les brumes de l'avenir elle eût entrevu quelque attrayante perspective. En ce moment, il avait oublié toutes les incertitudes de sa position personnelle et toutes les nécessités de son rôle pour ne se souvenir que de l’appât offert à sa curiosité. Il espérait un mystère à découvrir, une énigme à deviner[Par MargotFavard] Arthur, animé de la passion de découvrir les mystères (dont il est enveloppé lui-même), apparaît comme un double du lecteur de ce récit où tous cachent un secret levé progressivement., et dans le vide de son cœur, cet appel fait à son imagination retentissait avec une incompréhensible sonorité.

Avant de se diriger vers la rue Saint-Georges, il était entré chez un des tailleurs qui garnissent les arcades du Palais-Royal, afin, comme il le disait en riant, de remonter sa garde-robe. C’était là une des nécessités de sa vie nomade de vivre au jour le jour, et de laisser à la merci du hasard ces soins de toilette qui préoccupent à un si haut degré les hommes dont l'existence est casanière et rangée. Pour Arthur, la parure était toujours un bloc, il s'habillait d'un coup selon les circonstances qui se présentaient. Image peut-être fidèle de sa vie aventureuse, sa garde-robe n’avait ni passé ni avenir. Ainsi que font les voyageurs qui laissent à chaque étape leur défroque de la veille pour une enveloppe nouvelle qu’ils laisseront demain ; ainsi faisait Arthur. Il avait donc endossé chez le tailleur dont nous venons de parler, tout un costume complet, aussi fashionable fashionable que possible. Sous les basques pincées d'un habit noir, il avait redressé sa taille haute et flexible, comme pour mettre d'accord sa personne avec son nouveau costume[Par MagalieMyoupo] Importance de cette réflexion sur l'habit qui, dans la continuité avec le propos sur la vanité du chapitre précédent, ré-actualise le topos rhétorique du theatrum mundi.. Sa main blanche et effilée se dessinait élégamment sous un gant jaune étroitement collé sur la peau, et les teintes brunes de sa figure s'éclaircissaient aux reflets lustrés d’un gilet de soie et d’un col de satin noir à bouts tombants. Son pied, enfin, apparaissait plus effilé sous le cuir verni d’une paire de bottes choisie le jour même dans l’atelier de Sakoski[Par MagalieMyoupo] Bottier parisien célèbre.. Par contre-coup, ses manières aussi avaient subi un notable changement ; sur les plis de ses lèvres, amèrement contractées d’ordinaire, errait le demi-sourire qui accuse une arrière-pensée d’amabilité et de séduction. Le spéculateur avait fait peau neuve ; la chrysalide s’était transformée ; il ressemblait presque à un de ces hommes qu’on est convenu d’appeler, dans la phraséologie mondaine, un homme comme il faut[Par MargotFavard] Arthur fait ici à nouveau la preuve de sa capacité d'adaptation sociale : dans les chapitre 7-8, tome 1, lors de la fête au château, il adaptait ses discours ; ici il adapte sa tenue au milieu mondain parisien dans lequel il pénètre. C'est un personnage-caméléon.. De ses attributs journaliers, deux seulement lui restaient, la chaîne d’or qui avait jeté de si éblouissantes clartés sur le fond obscur de la veillée de village[Par MagalieMyoupo] Cet accessoire par excellence est métonymique de l'ambition du personnage. et dans l’âme de Marguerite Évon, et l’anneau mystérieux[Par MargotFavard] Anneau qu'Arthur a refusé de donner à Marguerite Évon (elle le lui demandait à la fin du chapitre 8 tome 1), sans que l'on sache pourquoi. Cet anneau est essentiel pour la suite de l'intrigue et les révélations finales autour du nouveau personnage féminin de Madame de Noï. qui encerclait la seconde phalange de son index comme un souvenir des temps évanouis et de ses espérances envolées.

Quand il fut arrivé à l’hôtel de M. de Noï, il monta lentement l’escalier qui conduisait au premier étage, et sonna doucement avec une discrétion affectée, en homme qui craint de trahir au premier abord son origine roturière et ses manières bourgeoises.— M. de Noï !... dit-il au domestique en livrée qui vint lui ouvrir ; je me nomme Arthur Raimbaut.


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