Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 2

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


II

Dans une petite pièce à bibliothèque, où d’épais rideaux tamisaient le jour, M. de Noï était assis auprès d’une cheminée à la BronsacJules David pense surement à Bronzac : vers 1830, M. Bronzac, pour mieux utiliser la chaleur rayonnante du combustible, adapte un foyer mobile à la cheminée de Franklin (une petite cheminée non plus encastrée dans la muraille mais détachée de celle-ci, et recouverte d’une enveloppe métallique). Cette disposition fut ensuite appliquée à toutes les espèces de cheminées mais, à l’expiration du brevet de M. Bronzac, la construction de ces appareils tomba dans le domaine public, et leur vogue cessa presque aussitôt., dont les parois de cuivre poli renvoyaient aux dessins du tapis les reflets rouges et changeants du foyer. Chaudement enveloppé dans une robe de chambre ouatée[Par VincentBierce] Il s'agit donc d'une robe de chambre garnie, doublée d'ouate, qui consiste en une bourre de matière textile (surtout de coton) préparée précisément pour garnir les doublures de vêtement., il penchait sa tête sur le dossier recourbé d’un large fauteuil, dans l’attitude d’une somnolence paresseuse ou d’un far niente[Par VincentBierce] Far niente : mot italien signifiant proprement « ne rien faire », composé de fare (faire*) et niente (néant*). Si l'orthographe farniente est la plus répandue, l'expression en deux mots est courante au xixe siècle. maladif. Sous les ondulations d’un bonnet de velours à la grecque[Par VincentBierce] "BONNET GREC : Indispensable à l'homme de cabinet. Donne de la majesté au visage.", Flaubert, Dictionnaire des idées reçues., se détachaient quelques mèches de cheveux grisonnantes, qui se confondaient dans une teinte uniforme avec la peau amollie et ridée de ses tempes. Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, il inclina légèrement la tête, et salua d’un coup d’œil seulement le nouveau venu, plutôt en forme d’interrogation que de reconnaissance.— Je suis Arthur Raimbaut, dit celui-ci avec la politesse froide qui lui était habituelle.— Ah ! enfin !... dit M. de Noï avec un accent d’impatience, et en montrant du doigt un fauteuil au spéculateur, soyez le bienvenu, monsieur ; mais je vous croyais plus d’activité et d’exactitude : voici quinze jours que je vous attends.

Par suite de ses anciennes habitudes diplomatiques, M. de Noï en parlant, avait fixé les yeux sur le visage d’Arthur comme pour deviner, par certains signes physiognomoniques à lui connus, à quel homme il avait affaire, et établir par induction son plan de conversation et de conduite ; mais la figure d'Arthur était de celles qui déjouent toutes les suppositions, et arrêtent au passage les regards des plus habiles observateurs.— Monsieur, continua le diplomate, ma lettre vous aura déjà fait entrevoir la double nature de nos relations, il ne s'agit point ici d'un contrat ordinaire, où la volonté de l'acheteur et celle du vendeur pèsent seules dans les deux plateaux d'une balance ; nous avons un problème plus embarrassant à résoudre, une difficulté grave à trancher ; je vous ai promis ma confiance, et je tiendrai ma parole. Vous dînez avec moi, n’est-ce pas ?

Arthur fit un mouvement d’hésitation, et M. de Noï reprit aussitôt.— Rassurez-vous, nous ne dînerons pas ici. La nature des confidences que j'ai à vous faire exige un lieu plus sûr. Nous dînerons seuls, tous deux, tête à tête ; on ne saurait trop craindre les échos de la maison conjugale.

M. de Noï avait prononcé ces mots en baissant les yeux, et avec l'expression d'humilité feinte ou réelle d’un novice qui s’apprête à confesser quelque gros péché qui charge sa conscience[Par VincentBierce] M. de Noï est dès l'abord du chapitre construit comme un personnage marqué par le sceau du secret, si ce n'est de la feinte : l'enjeu du chapitre va ainsi être de percer à jour son secret. L'on peut d'ores et déjà noter la métaphore topique de la confession, qui constitue Arthur Raimbaut en prêtre à qui l'on avoue ses fautes..— Je vous remercie, monsieur, de vos offres obligeantes, répondit Arthur, et je vous prie de considérer ma visite comme une visite de politesse plutôt que d'intérêt. Je n’ai pas l'intention de vendre le château.— Le prix que je vous en ai offert ne vous convient pas, reprit M. de Noï avec la vivacité d'un homme qui comprend de prime abord la nature des obstacles qu'on lui oppose, et se croit sûr de les surmonter. Eh bien ! nous ferons un sacrifice, nous irons jusqu’à trois cent mille francs.— Je ne veux pas vendre, répéta Arthur.

Quoique la réponse fût assez péremptoire, M. de Noï ne voulut pas croire à sa sincérité[Par VincentBierce] L'ensemble du chapitre est ainsi bâti autour d'un jeu de faux-semblants et d'une intéressante dialectique entre l'hypocrisie et la sincérité, les apparences trompeuses et le dévoilement de la vérité.; comme tous les hommes habitués à compter sur leur perspicacité, il ne se tenait pour battu qu’à la dernière extrémité, et les obstacles doublaient encore son opiniâtreté ordinaire, en intéressant sa vanité.— Allons donc, dit-il en regardant une seconde fois Arthur Raimbaut, qui, les pieds étendus, semblait occupé à considérer la flamme pétillante du foyer avec l’apparence d’une insouciance extrême ou d'une résolution inébranlable, voyez-vous donc dans les affaires autre chose que de l'argent à gagner ; n'appartenez-vous pas à la Bande-Exceptionnellement, l'expression est ici orthographiée avec un tiret.Noire ?

Arthur releva la tête, et regardant l'ancien diplomate avec ce demi-sourire des gens supérieurs en présence d'une curiosité ou d’un égoïsme subalterne dont ils suivent tous les détours et aperçoivent tous les fils :— Monsieur, dit-il, pour vous épargner de nouvelles questions et des frais d’imagination inutiles, je vais tout vous dire : je suis las des affaires, j'ai besoin de repos, et je garde pour moi le château dont vous avez envie ; le pays où il est situé me convient, et s’il plaît à Dieu, j’y mourrai.— Mais trois cent mille francs, monsieur...— Mais le repos !...— Mais la fortune !...— Mais le bonheur !...— Allons !... je vois bien qu’il n’y a rien à gagner avec vous, reprit M. de Noï après un instant de silence, et dissimulant sous un air de résignation jouée une arrière-pensée opiniâtre qui perçait encore en dépit de ses efforts :— Au moins, vous ne me refuserez pas la seconde partie de ma requête : nous dînerons ensemble, n’est-il pas vrai ?

Sur un signe d’assentiment d’Arthur, il se leva alors, et offrit sa personne à l’investigation du spéculateur[Par VincentBierce] Commence ici la dramatisation de la compréhension du personnage de M. de Noï, objet d'une mise en scène savamment construite en plusieurs étapes. Après la description physique viendront en effet la description de son appartement puis le dialogue final au restaurant : ces trois moments fonctionnent comme autant d'indices pour la révélation du personnage, objet d'une véritable investigation de la part d'Arthur Raimbaud.. M. de Noï était grand et mince, sa figure, cave et rentrante vers le milieu, s’allongeait toute en profil, et offrait une vague ressemblance avec la lame évidée d’un sabre. Parallèlement au bras, sa poitrine formait une ligne étroite et creuse qui fuyait pareille à un entonnoir. Ses épaules, en saillie, empiétaient irrégulièrement sur l’embauchement du col, et s'arrondissaient en cercle sur le devant, comme pour ôter passage à l’air. Un médecin eût reconnu dans cet homme tous les symptômes de la phthisie[Par VincentBierce] La phtisie, également appelée tuberculose, consiste en une consomption lente et progressive, accompagnée d'épuisement des forces. On peut noter que dans La Peau de chagrin (1831), les "effets bizarres de cette maladie" sont associés à Raphaël de Valentin, qui est d'ailleurs également un joueur.. Dans ces vaisseaux trop étroits le sang devait circuler avec peine, et ces membres en désaccord étaient nécessairement sujets à l'atrophie. Quoique peu initié aux secrets de la pathologie anatomique, Arthur possédait à un trop haut degré l'instinct des rapports physiques, ses données précédentes sur M. de Noï étaient d’ailleurs trop en harmonie avec le résultat de ses inductions, pour qu'il pût échapper à cette inévitable et terrible conclusion : poitrinaire[Par VincentBierce] Nouvel exemple de la force d’observation d'Arthur Raimbaut. C'est d'ailleurs toute la page qui le prouve, puisqu'il est décrit en train de s'adonner à une « analyse hypothétique » extrêmement précise qui le met sur une première piste. Notons que l'on retrouvera, en fin de chapitre, la comparaison avec la médecine. !...— Un quart d'heure, et je suis à vous, dit le diplomate en descendant des hauteurs de sa supériorité de convention, pour prendre le ton familier d'un homme qui se plie de bonne grâce aux nécessités de la vie ordinaire.

Arthur resta seul, et une fois lancé dans le champ de l'analyse hypothétique, il ne s'arrêta plus. Tous les meubles de l’appartement où il se trouvait devinrent successivement l'objet de son investigation rigoureuse[Par VincentBierce] Commence alors la deuxième étape de l'investigation d'Arthur : après avoir détaillé la figure de son hôte, c'est dans son appartement qu'il cherche des indices, suivant l'idée - très balzacienne - que l'habitant et l'habitat sont éminemment unis.. Il examina les couleurs du tapis, la disposition des rideaux ; il alambiquaArthur est décrit comme un alchimiste qui tire le suc de ce qu'il observe., pour ainsi dire, le luxe extérieur de cet appartement fashionable[Par VincentBierce] Fashionable : qui est élégant, conforme au bon ton de la mode. Terme qui, une fois n'est pas coutume, renvoie à Balzac, qui l'utilise plus d'une trentaine de fois dans La Comédie humaine. Dans son Traité de la vie élégante publié en 1830 dans le journal La Mode, Balzac insiste sur l'importance du terme dans la société d'alors : "n'est-il pas naturel de refléter la grande pensée qui meut notre siècle dans une œuvre destinée, peut-être, à réagir sur les mœurs des ignorantins de la fashion" ? (XII, p. 234), pour en extraire la signification cachée, pour en dégager l'esprit. Il y avait dans le salon dont nous parlons un mélange de sévérité et de recherche voluptueuse assez remarquable : la tenture en était sombre, et on eût dit que le plus grand soin du décorateur avait été de ménager des organes malades et des sens affaiblis. La lumière n’y avait pas droit d’asile. Le gros mobilier se composait seulement d’une bibliothèque et d’un bureau dont les teintes brunes se mariaient avec le ton général de l’appartement, et semblaient là, comme en certains tableaux de Rembrand, pour épaissir les ombres. Mais, par un caprice singulier du maître, les mêmes ornements contrastaient remarquablement avec cette position première. Au lieu des gravures sévères qu’il eût été raisonnable de trouver dans une pièce ainsi arrangée, de petites aquarelles roses et fleuries couraient le long de la tenture, et présentaient à l’œil des profils de jeunes femmes, des étoffes chatoyantes, et ces reflets dorés que le pinceau de Devéria[Par VincentBierce] Achille Devéria est un peintre, un graveur et un illustrateur français, célèbre notamment pour ses aquarelles, très recherchées dans le premier dix-neuvième siècle, ainsi que pour ses peintures et ses gravures érotiques. On ne le confondra donc pas avec son frère Eugène, l’un des principaux représentants du Romantisme en France, dont les peintures de guerre semblent beaucoup moins plaire à M. de Noï que les portraits de jeunes femmes peintes par Achille. a mis à la mode. Dans le choix de ces fantaisies perçait un instinct voluptueux à la fois et comprimé, comme est l’instinct des vieux libertins qui se complaisent, avec une ardeur croissante, à la représentation des plaisirs qu’ils ne goûtent plus, et des images qui les fuient. Il y avait, dans les aquarelles, de ces poses bizarres qui fouettent l’imagination et allument le sang. Elles retraçaient presque toutes quelques-unes de ces situations engageantes que les jeunes gens se figurent dans leurs rêves : c’étaient des yeux levés et trempés de larmes, une gorge à demi soulevée par un souvenir ou par une espérance ; des inclinaisons de taille pleines de cette morbidesse qui attire ; des serrements de mains, le soir, dans l'ombre ; des sofas au fond de tous les intérieurs, des médaillons suspendus au col, et de noirs cheveux retombant en désordre sur des épaules d'albâtre. Si, par un côté, le salon de M. de Noï ressemblait à la chambre d'un malade, par l'autre elle reproduisait les signes généraux de certains boudoirs, où les peintures fardées de M. Dubufe[Par VincentBierce] Claude Marie Paul Dubufe (1790-1864) a mené une longue et brillante carrière de portraitiste dans la noblesse et haute bourgeoisie, et s'est spécialisé dans les peintures représentant des visages expressifs de femmes. sont devenues une nécessité.

Ainsi que le gros mobilier, les ornements de la cheminée étaient empreints de sévérité, comme pour signifier plus clairement que dans cet appartement la volupté ne tenait qu'une place furtive et honteuse, et que semblable aux coquettes[Par VincentBierce] La discrète comparaison est habile, car elle prépare l'apparition imminente de la belle Mme de Noï, précisément comparée à une "grande coquette" au chapitre précédent., qui concilient la décence des manières avec l'abandon du cœur, elle ne pouvait se montrer que sous un masque de rigueurs. Mais entre des candélabres dorés et couronnés de bougies diaphanes, Arthur aperçut trois ou quatre de ces bagatelles qu'on trouve toujours éparses sur la cheminée d'un célibataire[Par VincentBierce] Le fait que la cheminée de M. de Noï, qui est pourtant marié, présente les caractéristiques de celles que l'on trouve chez les célibataires, fonctionne comme un signe qui prépare à la description de la situation difficile du couple. tant soit peu initié aux secrets de la vie parisienne : c’étaient d’abord des gants blancs froissés et déchirés vers l’entournure du pouce, puis un porte-cigare en argent à demi couvert par les feuilles d’une rose de bengale fanée, puis quelques pièces d’or qui scintillaient par intervalles, pareils pareilles aux yeux d’un chat dans la nuit. Arthur approcha et examina une à une toutes les pièces de cet inventaire désordonné ; il prenait délicatement la tige de la rose effeuillée, lorsqu’une espèce de carte jaune et ébréchée roula sous son doigt. En la regardant, une lueur subite parcourut son visage, il avait reconnu une de ces cartes qui servent de jalons aux joueurs sur la route du hasard, et qu’on nomme une ponte[Par VincentBierce] Ponte : le terme appartient en effet au vocabulaire du jeu. Il peu désigner soit une combinaison dans un jeu de carte, soit une personne qui, dans un jeu de hasard, joue contre le banquier. Il semblerait plutôt ici que la carte désigne une sorte d'atout, que le personnage pique de manière malhonnête afin de la reconnaître dans le jeu des aversaires. . Il suivit de l’œil les nombreux coups d’épingles qui la traversaient, et la reposant sur la cheminée, il s’assit silencieusement avec cet air convaincu d’un homme qui vient de trouver la solution d’un problème, et comme il avait conclu : poitrinaire... il conclut : joueur !...— Me voilà prêt, dit M. de Noï en rentrant, partons-nous ?

L’ancien diplomate attendait une réponse, lorsque, de l’autre côté du salon, une voix de femme lui répondit par ces mots :— Monsieur, ne paraitrez-vous pas aujourd’hui au dîner ?

Au son de cette voix, Arthur se leva vivement, et se prit à détailler celle qui venait de parler. C’était une femme fraîche et jeune, mais avec cet éclat et ce poli d'une beauté qui se connaît et se cultive. Elle portait un peignoir d’étoffe laineuse qui ceignait sa taille sans l’emprisonner, et tombait mollement sur l’extrémité d’une pantoufle brodée en soie, qui accusait merveilleusement la finesse du pied ; ses cheveux, relevés vers le sommet de la tête et séparés des deux côtés par deux raies blanches, avaient cette transparence et ce lustre d’une glace qu’on craindrait de ternir par un souffle. Sa figure ressemblait à ces figures d’ivoires que les artistes de la Renaissance ont léguées à notre culte, tant les lignes en étaient harmonieuses et pures, tant par une imperceptible dégradation tous les traits se fondaient merveilleusement dans un ovale régulier ; seulement, c’était une de ces beautés trop parfaites pour qu’involontairement on n’y reconnût pas les traces du travail. On devait se dire, en la voyant, que la nature ne pouvait pas enfanter une création aussi complète, et malgré soi on songeait à ce mythe poétique de la beauté égoïste et préparant elle-même, et pour elle, un magnifique piédestal. Le seul caractère de cette figure était une sorte d’idolâtrie personnelle, de supériorité froide et dédaigneuse qui excluait toute idée de sympathie. On sentait instinctivement qu’une pareille femme était trop haut placée par son orgueil pour qu’aucun désir humain pût parvenir à monter jusqu’à elle[Par VincentBierce] Cette interprétation sera bien confirmée par l'élucidation de l'histoire qui la lie avec Arthur, qui ne parvient dans un premier temps pas à reconnaître celle qu'il a aimée, et qui l'a méprisé. . Quoique sa toilette fût ce qu’on appelle un négligé[Par VincentBierce] Négligé : tenue légère et sans recherche qu'on porte généralement dans l'intimité., on y apercevait ce fini de l’artiste supérieur qui se révèle dans les fantaisies de son imagination comme dans les œuvres les plus hautes de sa pensée. Sous l’humilité du gynécée[Par VincentBierce] Gynécée : dans l’Antiquité, partie de l’habitation réservée aux femmes. Par métonymie, le terme désigne l’ensemble de femmes qui vivent dans le gynécée puis, par analogie, le lieu même où vivent des femmes et donc où elles s'habillent avec simplicité. perçait l’orgueil de la pourpre impériale.

En contemplant cette éblouissante image, Arthur Raimbaut était demeuré immobile et pensif, ainsi qu’un homme qui cherche à se rappeler les notes confuses d’une cantilène[Par VincentBierce] Cantilène : chant parfois opposé comme chant profane au motet, chant religieux. Le terme désigne également un poème de forme brève, d'inspiration lyrique et aux harmonies douces. La comparaison, en se fondant sur une mélodie qui connote l'amour et le lyrisme, renvoie à l'histoire passée d'Arthur qui n'arrive pas encore à s'en souvenir précisément. presque oubliée, et à renouer les fils d’une tradition interrompue. Malgré l’étonnement qui l’avait saisi, son regard exprimait plutôt une attente interrogatrice qu’une muette et aveugle admiration. À cette belle idole qui posait devant lui, il ne disait pas : je vous adore, mais il demandait : Qui êtes-vous ?..— Je dîne en ville, dit M. de Noï en prenant le bras d’Arthur.

Et ils sortirent tous deux.

Arthur marchait en silence. La vision qui venait de l’éblouir avait jeté dans son âme un ébranlement profond assez semblable aux secousses de la machine électrique[Par VincentBierce] La comparaison est d’actualité, puisque c’est en 1821 que le physicien anglais Michael Faraday construit deux appareils pour produire ce qu’il appela une « rotation électromagnétique ». A sa suite, Peter Barlow conçu en 1822 ce qui peut être considéré comme le premier moteur électrique de l’histoire, la « roue de Barlow ». . M. de Noï parla le premier.— Croiriez-vous, dit-il, que la femme que vous avez vue a passé sa jeunesse à la campagne ?— Où ? demanda Arthur.— Dans un château près de Lisieux, entre un vieillard et une vieille femme, son père et sa tante.

L’espèce de nuage qui couvrait le front d’Arthur se dissipa au souffle de ces paroles, et son regard terni et rêveur reprit sa lucidité habituelle. On eût dit que tout d’un coup le malaise intérieur qui semblait absorber sa pensée s’était dissipé sous un rayon de soleil, et que les brouillards qui voilaient son imagination avaient laissé tomber leur voile[Par VincentBierce] Si la métaphore est un lieu commun, elle indique bien que le mystère de l'apparition de Mme de Noï semble résolu par Arthur - mais le narrateur ne le lève pour autant pas, maintenant une forme de suspense pour le lecteur..— Dans un château près de Lisieux, murmura-t-il, entre un vieillard et une vieille femme ?..— Oui, dit M. de Noï avec un accent de plainte orgueilleuse, depuis ce temps l'oiseau a brisé sa coque, l’aigle a conquis son empire.

La conversation tomba de nouveau. Ils marchaient tous deux côte à côte, sans trop se soucier du but apparent où leurs pas et non leurs pensées tendaient. Seulement M. de Noï interrogeait de temps en temps la physionomie redevenue impassible de son compagnon, comme pour calculer d’avance les chances d’une tentative longuement préparée.— Où voulez-vous dîner ? dit encore M. de Noï impatienté du résultat négatif de son investigation obstinée.— Où vous voudrez, répondit Arthur ; pour causer affaires, on est bien partout.

Cette dernière phrase, lancée à dessein, annonçait chez ce dernier une résolution contraire à ses précédentes résolutions.— Nous causerons donc affaires ? dit M. de Noï avec cette finesse inamovible de la diplomatie qui d’ordinaire cache dans le coin d’un post-scriptum le mot important d’une question.— N’est-ce pas votre intention ? dit froidement Arthur.

M. de Noï entraîna alors son compagnon avec un empressement remarquable vers le premier restaurant qui s’offrit à sa vue, et tous deux s’assirent face à face, dans l’embrasure d’une croisée. Après de si longs détours, une explication nette et positive était enfin devenue inévitable. Arthur l’attendait avec ce demi-sourire de la perspicacité sûre d’elle-même, qui prévoit d’avance toutes les ruses et pressent toutes les embûches[Par VincentBierce] Commence ainsi la troisième étape du dévoilement du personnage de M. de Noï. Or le dialogue, pourtant annoncé comme une discussion "nette", est toute entier placé sous le signe de la fausseté et de l'hypocrisie. . M. de Noï s’y préparait en silence, et couvait dans la méditation ses plans d’ouverture et ses moyens d’attaque. Il y a en toutes choses une stratégie mondaine que les esprits grossiers ne comprennent pas, et que les esprits fins gâtent en l’exagérant ; pour vouloir la tourner, on manque l’occasion. Dans le monde, comme à la guerre, la fusillade n’avance rien ; il faut du canon et des masses. Les hommes vraiment habiles sont ceux qui savent se tenir également à distance des deux excès contraires. On se perd aussi bien à marcher trop vite qu’à marcher trop lentement[Par VincentBierce] Métaphore filée attendue qui compare la sociabilité mondaine à une bataille, et qui permet au narrateur d'insister une nouvelle fois sur l'habileté du personnage, qui se tient savamment en un juste milieu..— Êtes-vous réellement décidé, dit M. de Noï, à ne pas vendre votre château ?

Arthur se tut un instant, comme s’il eût cherché une transition habile entre deux pensées contradictoires, et redouté de laisser entrevoir le motif de sa fluctuation.— Écoutez, monsieur, dit-il d’un ton grave et solennel, je ne voudrais pourtant pas refuser votre proposition avant de vous avoir entendu ; comme service à vous rendre, peut-être l’accepterai-je.— Monsieur, répondit le diplomate en baissant la voix, j’ai une confidence sérieuse à vous faire. Je vous la ferai franchement, sans déguisement, sans détour : une fatale passion, qui me maîtrise, m’entraîne à ma ruine ; je suis joueur, monsieur !

M. de Noï s’arrêta, semblable à un acteur qui attend l’effet d’un mot sur lequel il compte. Arthur demeura immobile et muet.— Tout ce que tous pouvez me dire à ce sujet, continua celui-ci, je le sais d’avance. Le jeu est la plus mauvaise et la plus fatale des passions ; mais, monsieur, c’est par cela même qu’elle nous domine. Il est des maux qu’on ressent et qu’on juge sans pouvoir s’en guérir, il est des habitudes funestes qui nous suivent jusqu’au tombeau. On voit l’abime et on ne saurait fuir ; la voix de la raison vous crie vainement : "Arrête !" une autre voix fatale et irrésistible vous crie : "Marche !" et l’on marche ; on marche toujours jusqu’à ce qu’à la fin le pied vous glisse dans la fange ou dans le sang, jusqu’à ce qu’on tombe déshonoré ou mort. C’est une terrible chose, monsieur, que la passion du jeu !

M. de Noï avait prononcé ces mots avec cette sorte d’affectation théâtrale plus contraire à la vérité que la monotonie du débit le plus froidement accentué ; en l’écoutant, on eût dit plutôt un rhéteur s’échauffant à froid sur une matière à dissertation philosophique, qu’un homme aux prises avec la passion qui le déborde ; il reprit :— Pour vaincre cette passion, monsieur, j’ai tout fait ; j’ai appelé à mon aide les conseils de la raison et de l’honneur. Chaque fois que j’essayais de remonter la pente fatale, un bras invincible me repoussait malgré moi, et la plus terrible chute était toujours la dernière.— Enfin, monsieur ? dit Arthur du ton sec d’un médecin impatient de tâter du doigt la plaie et d’en sonder la profondeur.

M. de Noï se recueillit un instant, et mit la main sur ses yeux, comme pour écarter les terribles images qui s’offraient à sa vue.— Ma fortune, dit-il à voix basse, est cruellement compromise, me comprenez-vous maintenant ?— Pas encore, dit Arthur.— Vous ne comprenez pas, reprit M. de Noï qui s’était levé et entraînait Arthur hors du restaurant, qu’il ne m’est plus possible de soutenir le train de vie que nous menons à Paris, qu’il faut que je vende mes chevaux, mon hôtel peut-être, qu'il faut que j’entraîne ma femme loin d’un séjour terrible que ma faiblesse, instruite par le passé, redoute pour l’avenir !— Je comprends, dit Arthur en fixant les yeux sur ceux de M. de Noï ; vous voulez que je sois l'intermédiaire entre le coupable et le juge, que je vous épargne la honte d’un aveu, que je dise à votre femme : Madame, il faut renoncer au luxe qui vous environne, aux plaisirs qui vous assiègent ; vous pouviez être heureuse hier, vous ne le pouvez plus aujourd'hui ; vous étiez riche, le jeu vous a fait pauvre. C'est bien cela, n’est-ce pas ?— Oui, s’écria M. de Noï en serrant la main d’Arthur qui s’était reculé d’un pas, comme pour terminer par une brusque séparation un entretien qui le fatiguait peut-être. Oui, vous m’avez compris, et que ferez-vous ?...— Nous verrons, dit Arthur.— Me quittez-vous déjà ? demanda M. de Noï.— Mes affaires m’appellent, dit Arthur s’inclinant à peine ; et en s'éloignant il murmura : cet homme n’est pas un joueur, il a menti[Par VincentBierce] Ainsi s'achève habilement un chapitre entièrement construit à partir d'une dynamique de dévoilement, et que la révélation finale semble provisoirement remettre en cause. !...


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte