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Arthur Raimbaut habitait un hôtel de la
Arthur voulait faire diversion à ces pensées, où les regrets, la perplexité, l’orgueil s'entrechoquaient violemment ; sa figure s’était contractée sous la pression convulsive de ses doigts, la sueur coulait de son front, ses lèvres tantôt se serraient avec force l’une contre l’autre, tantôt s’entrouvraient pour donner passage à un amer sourire.
Il prit un livre, l’ouvrit, et y jeta les yeux quelques instants, puis le referma avec impatience ; car il ne pouvait pas même réussir à y concentrer sa vue.
En dépit de lui-même, son âme inquiète interrogeait l’avenir, ou cherchait tout au moins à pressentir le lendemain ; mais aucune lueur distincte ne venait l’éclairer dans cette route nouvelle où il s’était jeté, il n’apercevait aucun point de repère auquel il pût attacher ses pensées ; seulement un vague instinct lui disait que l’issue de tout cela était prochaine, puisque tous les événements de sa destinée se trouvaient maintenant réunis.
Arthur se reportait alors à Saintry ; l’image de Marguerite lui apparaissait plus belle, mais plus triste que jamais, et son cœur se serrait péniblement. L'existence de cette femme s'était attachée fatalement à la sienne, comme une planète est attachée à une planète plus puissante
Ces réflexions devinrent trop poignantes pour qu'Arthur pût y résister plus longtemps, il se leva impétueusement, se promena à grands pas dans sa chambre, et se plaça à la fenêtre qu'il tint entr’ouverte ; un air vif rafraîchit son front, sa figure reprit un peu de calme, et il put considérer le spectacle qu’il avait devant les yeux.
Au commencement de la nuit, rien ne porte à la mélancolie comme l’aspect d’une des rues les plus actives et les plus tumultueuses de la capitale, lorsque vous assistez, sans vous y mêler, à ce tumulte et à cette activité. Tous ces êtres qui se succèdent si rapidement sous vos yeux, les uns préoccupés et à la démarche inquiète, les autres insouciants et à l’allure tranquille ; ceux-ci quittant un plaisir pour aller à un autre, ceux-là sachant à peine s’ils trouveront un gîte jusqu’au lendemain ; le riche blasé qui passe avec dédain devant les magnifiques étalages de l’industrie, le pauvre affamé qui s'arrête à toutes les boutiques et convoite toutes les richesses ; l’artisan satisfait de sa journée qui retourne à son repos et vers sa famille, le désœuvré qui se traîne à pas lents vers une nouvelle débauche : tous ces contrastes n’excitent-ils pas dans l’esprit de tristes réflexions sur les vanités de la vie humaine ?
Arthur n’accordait à ce panorama
Poussé par un de ces instinctifs mouvements de curiosité, dont les plus forts entre les hommes ont peine à se défendre, Arthur descendit précipitamment, et à trente pas devant lui, il aperçut l’ombre de M. de Noï, rasant la ligne obscure des maisons. De temps en temps un pâle rayon de lune illuminait mystérieusement sa haute stature et en faisait ressortir le profil maladif et les anguleuses inégalités.
La démarche de M. de Noï était vive et saccadée comme celle d’un homme en proie à une agitation intérieure, ou dominé par quelque pensée fascinatrice. Il allait tête baissée, tout d’une pièce, s’effaçant dans l’ombre de chaque renfoncement, pressant le pas devant chaque saillie. Dans cette espèce de course nocturne, dont il était difficile de prévoir le but, il y avait quelque chose de fiévreux, et, pour ainsi parler, de fatal, qui frappa l’esprit d’Arthur et lui souffla de folles et bizarres pensées. Cet homme ainsi pressé et haletant sous le poids de quelque caprice bâtard, fils de la nuit, ténébreux comme sa mère, n’était-il pas la plus complète image de l’humanité toute entière, se hâtant, convulsive, vers un but éloigné et obscur, et tressaillant à chaque pas de son voyage, sous le fouet de plomb de la destinée ?
Un instant, les anciennes suppositions d’Arthur lui revinrent à l’esprit, et il eut envie de croire que M. de Noï était réellement un joueur ; car il n'y a au monde que deux passions qui impriment à l’allure d’un homme ce caractère d’agitation nerveuse et de précipitation inquiète : l’amour honteux, incandescent, rêvant l’assouvissement de ses désirs ; cet amour qui ressemble à une ardente sécheresse, à une soif inextinguible, et qui cause des nuits si cruelles et de si terribles insomnies ; et cette rage féconde en tourments toujours nouveaux, qui survit à toutes les ruines, domine toutes les émotions, absorbe à son profit tous les sentiments et les fond à son creuset comme l'or dans une fournaise : maladie dévorante qui ne laisse à l'âme ni merci, ni trêve, et la dévaste d’un souffle, la passion du jeu !
Il était à peu près onze heures du soir, et dans les rues que suivaient M. de Noï et Arthur après lui, les passants devenaient rares, et les lumières s’éteignaient peu à peu.
Après avoir traversé la
En pénétrant dans la rue que nous décrivons, M. de Noï tourna presque imperceptiblement la tête, comme si, derrière lui, il eût laissé une inquiétude ou craint une surveillance vigilante. Puis, après ce court moment d'hésitation qui ne dura même pas le temps que nous mettons à le signaler, son pas se rassura, et il continua sa course, rasant toujours les maisons, augmentant ou diminuant de vitesse selon les répartitions de la lumière ou de l'ombre.
Arthur le suivait toujours ; cette course dont il essayait en vain de pénétrer le secret, et dont il ignorait le but, avait pour lui un attrait de curiosité et de mystérieuse obscurité qui l'attirait involontairement et échauffait par degrés son esprit. À voir ces deux hommes marchant ainsi à la clarté de la lune, vous eussiez cru voir ces deux personnages éternels du drame humain qui se complètent l'un par l’autre, et sont les deux bouts de cette chaîne qui se perdra peut-être où elle a commencé, dans une nuit profonde : la passion qui sent et souffre, et la science qui analyse, explique, commente, et le scalpel à la main cherche dans les entrailles fumantes des victimes le mot de ses énigmes, la solution de ses problèmes.
Vers le milieu de la rue Sainte-Anne, et à peu près à égale distance de la rue des Petits-Champs et de la
Les fenêtres qui entrecoupent la façade de ces maisons sont généralement basses, rapprochées les unes des autres et fissurées vers leurs encadrements. La porte, qui sert d’entrée, n’est ni haute, ni brillamment vernie comme ces nobles portes des hôtels du grand faubourg, qui semblent porter à leur front un brillant écusson, et appeler hautement le soleil. C’est ordinairement une porte obscure, rentrante, et comme étouffée sous les planchers qui la surplombent. Entre M. de Noï, l’homme de mœurs élégantes, de dissipations mondaines, de manières distinguées et aristocratiques, et cette maison de si laide apparence, quel rapport pouvait-il donc exister ? Par quel lien le diplomate habile et compassé de la restauration était-il uni
La halte de M. de Noï fut de courte durée. Il frappa doucement à la porte, et par un mouvement machinal, Arthur s’avança comme pour entrer en même temps que lui ; mais là porte roula assez rapidement sur ses gonds et se referma presque sans bruit. La curiosité d’Arthur Raimbaut s’irrita par cet obstacle. Sans préméditation, presque sans arrière-pensée, sans se demander même ce qu’il répondrait à cette question de tous les portiers :
M. de Noï montait toujours, et à mesure que l’escalier s’avançait vers le faîte de la maison, son obscurité devenait plus profonde. Arrivé au troisième étage, M. de Noï frappa à une petite porte qui donnait sur une espèce de palier où aboutissaient plusieurs sorties.
Il y a certaines impressions dont les natures les plus fortes et les plus habituées à se dompter ont peine à se défendre. En entendant ces quelques mots échangés à voix basse et dans l’ombre, Arthur Raimbaut frissonna en reculant, il eut l’idée de fuir ; mais, après un moment d'incertitude, la curiosité, plus forte que le dégoût, le retint, il resta et franchit à son tour le troisième étage.
D'abord il demeura indécis entre les quatre ou cinq portes qui se croisaient ; mais bientôt un faible bruit fixa son attention et il approcha son oreille de la porte qui s'était ouverte quelques moments auparavant.
Arthur Raimba
Malgré son attention, Arthur ne put saisir qu’un bruit sourd et des paroles indistinctes. Et que voulait-il donc apprendre ? quel intérêt si direct le poussait ainsi et le ravalait à des démarches indignes de son caractère ? en était-il venu à cette époque critique qui marque toutes les existences, époque de relâchement et de faiblesse, où les caractères les plus résolus s'affaissent ? Une échappée de lumière furtive, en éclairant le palier, le tira de sa misérable préoccupation. En regardant au-dessous de lui, il aperçut, à l’étage inférieur, une femme parée comme pour un théâtre, qui montait, une chandelle
Cette vision avait distrait Arthur en même temps qu’elle avait jeté dans son esprit une étrange lueur ; jusque là, son imagination n’avait pas osé aller aussi loin. Mais alors les contrastes qui l’avaient frappé dans l’appartement de M. de Noï, lui revinrent à la mémoire ; il se rappela toutes ces peintures agaçantes qu’on aurait dû trouver chez quelque vieux libertin plutôt que chez un homme jeune encore, et vivant, comme l’ancien secrétaire d’ambassade, dans une atmosphère de luxe, d’élégance et d'intrigue ; mais dans toutes ces représentations de la passion la plus grossière, encore trouvait-on ce vernis d’élégance, de bon goût, de distinction innée qui ne doit jamais manquer aux hommes d’un certain monde ; or il y avait là un désaccord, une solution de continuité dont Arthur ne se rendait pas compte. Puis, par une pente assez naturelle, il se trouva amené à se représenter la femme du diplomate, il revit cette éblouissante image de la beauté égoïste et parée, ces traits si fins, si purs et à la fois empreints de froideur et de dureté , cette pose gracieuse et théâtrale
Partie d’un pareil point de départ, quel cours suivit la pensée d'Arthur ? nous ne saurions le dire, mais peu à peu, il sembla oublier tout ; et appuyant sa tête sur la rampe de fer de l’escalier, il demeura enseveli dans une de ces profondes rêveries
Tout à coup, un bruit de porte résonna à son oreille, et il se trouva face à face avec M. de Noï, qu’une femme éclairait en souriant.
À l’aspect d’Arthur, le diplomate ne put dissimuler une sorte de frémissement nerveux ; puis, par un mouvement rapide, lui saisissant le bras sans mot dire, il l'entraîna vivement d’étage en étage jusqu’à la porte de la rue, qui se referma sur eux.
Quand ils furent sortis :
M. de Noï avait prononcé ces mots avec une hauteur menaçante qui n’était pas dans ses habitudes de politesse dédaigneuse et d’insolence habilement ménagée ; au ton arrogant qu’il prenait, il était aisé de voir que la scène étrange qui venait de se passer l’avait irrité outre mesure.
M. de Noï s’arrêta, il était tremblant et évidemment agité par de terribles pensées. Il prit convulsivement la main froide d’Arthur, et la pressant dans sa main brûlante : — Monsieur, dit-il d’une voix étouffée et sourde, n’épousez jamais une coquette !...
Il y avait eu dans l’accent de M.de Noï quelque chose de si profondément pénétré, de si fatalement douloureux, que le cœur d’Arthur vibra péniblement comme sous un courant électrique.
Ce mot,
Les lèvres de M. de Noï s'agitaient, comme s’il se fût parlé à lui-même ; il était dans un de ces moments de crise où les organisations les plus sensées sont confondues et bouleversées. Son esprit avait rompu toutes les digues, il ne se souvenait plus, il ne raisonnait plus, il souffrait, il était fou.
Il serra la main d’Arthur avec un redoublement d’énergie.
Et il s’enfuit en disant ces mots
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