Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 3

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III.

Arthur Raimbaut habitait un hôtel de la rue Vivienne[Par MargotFavard] Rue du iie arrondissement de Paris qui relie le Palais Royal aux Grands Boulevards, connue pour son Passage des Panoramas et la Galerie Vivienne (construite en 1823, elle connaît un grand succès jusqu'au Second Empire)., et du milieu de sa chambre ses yeux pouvaient plonger sous l’entrée de cette galerie, dont la construction irrégulière et sans goût est rachetée par le luxe et l’activité qui la vivifient. À cette heure, le bruit des voix et le roulement incessant des voitures formaient un concert discordant à travers lequel perçait par intervalle le cri de quelques enfants, comme le sifflet du contre-maître[Par MargotFavard] Forme attestée par le Littré. Contre-maître : terme de marine, troisième officier de manoeuvre à bord, au-dessous du maître et du second maître d'équipage. perce à travers les mugissements de la tempête. Cependant les pensées d’Arthur, se pressant en tumulte dans son esprit, semblaient l’avoir isolé de toute sensation extérieure ; il se tenait assis, immobile devant un feu brillant, les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et soutenait à deux mains son front appesanti.— Oui, cet homme a menti, répétait-il avec impatience, et s’il croit avoir menti avec adresse, je le désabuserai ! Mais pourquoi m’a-t-il trompé ? quelle passion plus forte, quel intérêt plus puissant dois-je substituer à la passion du jeu, au désir de s’y soustraire ? Je le saurai. Cet homme n’est plus maintenant un étranger pour moi ; ses actions, ses pensées m’intéressent, il me semble qu’il m’en doit compte. Le hasard nous a poussés l’un vers l’autre ; je suis venu chez lui avec une volonté aussi ferme que bien arrêtée, celle de rompre une affaire, et une apparition, et une évocation subite du passé[Par MargotFavard] Voir, dans le chapitre précédent, l'apparition de Mme de Noï et la révélation qu'elle vient de Lisieux s’est jetée entre nous et le but que je croyais toucher ! M. de Noï n’a vu dans mon refus que cette finesse grossière qu’emploient les spéculateurs; il a pensé que je faisais de la diplomatie commerciale, et, à cette heure, il en est plus persuadé que jamais. Oh ! pourquoi ce fil que je croyais rompu pour toujours s’est-il renoué tout à coup ! j’ai tout fait pour éloigner ma barque de cet écueil fatal[Par MargotFavard] Le chapitre se déploie ensuite en entremêlant ces deux aspects du discours d'Arthur : la passion de l'enquête et la réflexion sur le tragique de la condition humaine. La barque, l'écueil fatal et la destinée apparaissent comme autant d'éléments topiques du discours de la fatalité tragique. qui avait brisé mon bonheur, et d’un coup de vent la destinée m’y ramène ; j’ai dépensé toute mon énergie dans ces vains efforts, je me sens incapable d’une nouvelle lutte, et il me faut marcher les yeux fermés vers un dénoûment que je ne saurais prévoir.

Arthur voulait faire diversion à ces pensées, où les regrets, la perplexité, l’orgueil s'entrechoquaient violemment ; sa figure s’était contractée sous la pression convulsive de ses doigts, la sueur coulait de son front, ses lèvres tantôt se serraient avec force l’une contre l’autre, tantôt s’entrouvraient pour donner passage à un amer sourire.

Il prit un livre, l’ouvrit, et y jeta les yeux quelques instants, puis le referma avec impatience ; car il ne pouvait pas même réussir à y concentrer sa vue.

En dépit de lui-même, son âme inquiète interrogeait l’avenir, ou cherchait tout au moins à pressentir le lendemain ; mais aucune lueur distincte ne venait l’éclairer dans cette route nouvelle où il s’était jeté, il n’apercevait aucun point de repère auquel il pût attacher ses pensées ; seulement un vague instinct lui disait que l’issue de tout cela était prochaine, puisque tous les événements de sa destinée se trouvaient maintenant réunis.

Arthur se reportait alors à Saintry ; l’image de Marguerite lui apparaissait plus belle, mais plus triste que jamais, et son cœur se serrait péniblement. L'existence de cette femme s'était attachée fatalement à la sienne, comme une planète est attachée à une planète plus puissante[Par MargotFavard] Comparaison topique de l'attraction amoureuse avec l'attraction des planètes et des astres. Voir à ce propos l'introduction., et se meut incessamment autour d’elle. En suivant son destin, Arthur entraînait irrésistiblement Marguerite ; il fallait qu’elle prît part au dénoûment qui se préparait, il fallait que cette tendre fleur s'inclinât sur sa tige au souffle de l'orage. Était-ce là ce qu'il avait promis à Henri, qui s’était reposé sur lui du bonheur de Marguerite ? encore une âme qu’il allait briser, encore un homme qui allait le mépriser et le haïr.

Ces réflexions devinrent trop poignantes pour qu'Arthur pût y résister plus longtemps, il se leva impétueusement, se promena à grands pas dans sa chambre, et se plaça à la fenêtre qu'il tint entr’ouverte ; un air vif rafraîchit son front, sa figure reprit un peu de calme, et il put considérer le spectacle qu’il avait devant les yeux.

Au commencement de la nuit, rien ne porte à la mélancolie comme l’aspect d’une des rues les plus actives et les plus tumultueuses de la capitale, lorsque vous assistez, sans vous y mêler, à ce tumulte et à cette activité. Tous ces êtres qui se succèdent si rapidement sous vos yeux, les uns préoccupés et à la démarche inquiète, les autres insouciants et à l’allure tranquille ; ceux-ci quittant un plaisir pour aller à un autre, ceux-là sachant à peine s’ils trouveront un gîte jusqu’au lendemain ; le riche blasé qui passe avec dédain devant les magnifiques étalages de l’industrie, le pauvre affamé qui s'arrête à toutes les boutiques et convoite toutes les richesses ; l’artisan satisfait de sa journée qui retourne à son repos et vers sa famille, le désœuvré qui se traîne à pas lents vers une nouvelle débauche : tous ces contrastes n’excitent-ils pas dans l’esprit de tristes réflexions sur les vanités de la vie humaine ?

Arthur n’accordait à ce panorama[Par MargotFavard] Ce "panorama" développé au paragraphe précédent, offre une vue d'ensemble sur la rue commerçante, fait voir des caractères du Paris urbain et marchant. Au xixe siècle, il existe une vogue du panorama et de la littérature "panoramique" selon l'expression de Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle (1924-1939). mouvant qu’une attention banale, lorsqu’au milieu de cette foule, il reconnut l’homme dont sa pensée s’occupait encore, celui qu’il venait de quitter, M. de Noï.

Poussé par un de ces instinctifs mouvements de curiosité, dont les plus forts entre les hommes ont peine à se défendre, Arthur descendit précipitamment, et à trente pas devant lui, il aperçut l’ombre de M. de Noï, rasant la ligne obscure des maisons. De temps en temps un pâle rayon de lune illuminait mystérieusement sa haute stature et en faisait ressortir le profil maladif et les anguleuses inégalités.

La démarche de M. de Noï était vive et saccadée comme celle d’un homme en proie à une agitation intérieure, ou dominé par quelque pensée fascinatrice. Il allait tête baissée, tout d’une pièce, s’effaçant dans l’ombre de chaque renfoncement, pressant le pas devant chaque saillie. Dans cette espèce de course nocturne, dont il était difficile de prévoir le but, il y avait quelque chose de fiévreux, et, pour ainsi parler, de fatal, qui frappa l’esprit d’Arthur et lui souffla de folles et bizarres pensées. Cet homme ainsi pressé et haletant sous le poids de quelque caprice bâtard, fils de la nuit, ténébreux comme sa mère, n’était-il pas la plus complète image de l’humanité toute entière, se hâtant, convulsive, vers un but éloigné et obscur, et tressaillant à chaque pas de son voyage, sous le fouet de plomb de la destinée ?[Par MargotFavard] Le chapitre poursuit l'alternance entre réflexion mélancolique sur la destinée tragique de l'homme et l'enquête policière. Il joue ainsi de tous les ressorts narratifs de la nuit urbaine propice à la poésie mélancolique et au mystère.

Un instant, les anciennes suppositions d’Arthur lui revinrent à l’esprit, et il eut envie de croire que M. de Noï était réellement un joueur ; car il n'y a au monde que deux passions qui impriment à l’allure d’un homme ce caractère d’agitation nerveuse et de précipitation inquiète : l’amour honteux, incandescent, rêvant l’assouvissement de ses désirs ; cet amour qui ressemble à une ardente sécheresse, à une soif inextinguible, et qui cause des nuits si cruelles et de si terribles insomnies ; et cette rage féconde en tourments toujours nouveaux, qui survit à toutes les ruines, domine toutes les émotions, absorbe à son profit tous les sentiments et les fond à son creuset comme l'or dans une fournaise : maladie dévorante qui ne laisse à l'âme ni merci, ni trêve, et la dévaste d’un souffle, la passion du jeu !

Il était à peu près onze heures du soir, et dans les rues que suivaient M. de Noï et Arthur après lui, les passants devenaient rares, et les lumières s’éteignaient peu à peu.

Après avoir traversé la rue Neuve-des-Petits-Champs[Par MargotFavard] Aujourd'hui rue des Petits Champs. Une image de la rue en 1866 : http://vergue.com/post/553/Rue-Neuve-des-Petits-Champs, M. de Noï s’était jeté vivement dans la rue Sainte-Anne[Par MargotFavard] Voici l'itinéraire de la filature d'Arthur : https://www.google.fr/maps/dir/48.8670953,2.3391004/48.8649961,2.3349011/@48.8654468,2.3347536,17z/data=!4m2!4m1!3e2, rue silencieuse au milieu du bruit, rue obscure qui semble toucher à la lumière sans y participer, et qu’on prendrait pour un long corridor aboutissant à travers les ombres à un double foyer de clartés et de mouvements : le boulevard, avec son bruit toujours nouveau et ses perpétuelles ondulations de promeneurs ; le Palais-Royal, grand foyer parisien , où toutes les dorures, toutes les passions, tous les vices, et tous les provinciaux semblent se donner rendez-vous chaque soir.

En pénétrant dans la rue que nous décrivons, M. de Noï tourna presque imperceptiblement la tête, comme si, derrière lui, il eût laissé une inquiétude ou craint une surveillance vigilante. Puis, après ce court moment d'hésitation qui ne dura même pas le temps que nous mettons à le signaler, son pas se rassura, et il continua sa course, rasant toujours les maisons, augmentant ou diminuant de vitesse selon les répartitions de la lumière ou de l'ombre.

Arthur le suivait toujours ; cette course dont il essayait en vain de pénétrer le secret, et dont il ignorait le but, avait pour lui un attrait de curiosité et de mystérieuse obscurité qui l'attirait involontairement et échauffait par degrés son esprit. À voir ces deux hommes marchant ainsi à la clarté de la lune, vous eussiez cru voir ces deux personnages éternels du drame humain qui se complètent l'un par l’autre, et sont les deux bouts de cette chaîne qui se perdra peut-être où elle a commencé, dans une nuit profonde : la passion qui sent et souffre, et la science qui analyse, explique, commente, et le scalpel à la main cherche dans les entrailles fumantes des victimes le mot de ses énigmes, la solution de ses problèmes.

Vers le milieu de la rue Sainte-Anne, et à peu près à égale distance de la rue des Petits-Champs et de la rue Saint-Honoré, M. de Noï s’arrêta subitement comme sous la pression d’un ressort. La maison devant laquelle il demeurait immobile était à demi-enfoncée, et, pour parler le langage technique, effacée entre deux grands bâtiments, lourdes constructions où l’industrie et le commerce s’établissent à flots pressés d’étage en étage, comme un casernement de soldats ou une ruche d’abeilles. C’était une de ces petites maisons étriquées, sombres, chétives, comme un enfant débile[Par MagalieMyoupo] La comparaison, déjà dysphorique, annonce le secret du couple de Noï qui, faute de sexe, ne peut avoir d'enfant., et qui semblent à peine tenir au sol. Il y a dans certaines rues de Paris, une prodigieuse quantité de ces maisons à mine équivoque, comme certains hommes[Par MargotFavard] Description d'un Paris "équivoque", sombre, populaire. En 1831 la rue des Petits-Champs est un lieu de prostitution., et qui produisent sur la vue et l’imagination je ne sais quelle impression de froid et presque de terreur involontaire[Par MargotFavard] Cette phrase n'est pas sans rappeler l'incipit de Ferragus (1834) et sa description des "rues déshonorantes" de Paris..

Les fenêtres qui entrecoupent la façade de ces maisons sont généralement basses, rapprochées les unes des autres et fissurées vers leurs encadrements. La porte, qui sert d’entrée, n’est ni haute, ni brillamment vernie comme ces nobles portes des hôtels du grand faubourg, qui semblent porter à leur front un brillant écusson, et appeler hautement le soleil. C’est ordinairement une porte obscure, rentrante, et comme étouffée sous les planchers qui la surplombent. Entre M. de Noï, l’homme de mœurs élégantes, de dissipations mondaines, de manières distinguées et aristocratiques, et cette maison de si laide apparence, quel rapport pouvait-il donc exister ? Par quel lien le diplomate habile et compassé de la restauration était-il uni[Par MagalieMyoupo] Le mot, qui peut aussi suggérer l'acte sexuel, confirme le parallèle entre l'obscurité de la maison et l'obscurité du sexe de la femme., fut-ce pour un moment, à cette habitation ignoble et devant laquelle il s’était arrêté ? en s’adressant à lui-même cette question, Arthur Raimbaut se sentit étonné et comme étourdi, lui qui depuis si longtemps se croyait au-dessus de tous les étonnements. Il y avait en tout ceci un mystère dont le mot lui manquait. Il entrevoyait les détails sans en pouvoir toucher du doigt le point culminant ; à l’édifice de suppositions qu’il bâtissait dans son esprit, il ne fallait plus qu’un point de départ, et pour ainsi dire, une clef de voûte.

La halte de M. de Noï fut de courte durée. Il frappa doucement à la porte, et par un mouvement machinal, Arthur s’avança comme pour entrer en même temps que lui ; mais là porte roula assez rapidement sur ses gonds et se referma presque sans bruit. La curiosité d’Arthur Raimbaut s’irrita par cet obstacle. Sans préméditation, presque sans arrière-pensée, sans se demander même ce qu’il répondrait à cette question de tous les portiers : "où allez-vous ?" il frappa à son tour, se trouva devant un escalier assez mal éclairé par une lumière venue d’en haut, et il entendit le bruit des pas de M. de Noï, qui le précédait d’un étage. Il s’arrêta un instant dans la crainte d’éveiller les soupçons du diplomate, puis il se remit en marche, se glissant le long du mur en tâtonnant et s’enveloppant d’obscurité. Il passa sans mot dire devant une loge petite et basse où une vieille femme, assise dans un grand fauteuil, semblait ensevelie[Par MagalieMyoupo] Beaucoup de motifs de profondeur dans ce chapitre qui trouvent un écho dans l'enquête d'Arthur comme dans le cadre sulfureux de la maison. Notons que ce motif est toujours employé dans une description à connotation négative. dans une sorte d’extase idiote et immobile, qui semblait participer de la joie, de l’ivresse et du sommeil ; la vieille femme le regarda en clignotant, et laissa tomber sa tête. Arthur n’eut donc pas besoin de répondre au qui-vive ordinaire, qu'il n’avait pas prévu.

M. de Noï montait toujours, et à mesure que l’escalier s’avançait vers le faîte de la maison, son obscurité devenait plus profonde. Arrivé au troisième étage, M. de Noï frappa à une petite porte qui donnait sur une espèce de palier où aboutissaient plusieurs sorties.— Qui est là, dit une voix enrouée et comme éteinte ?— Ouvrez ! dit le diplomate à voix basse.

Il y a certaines impressions dont les natures les plus fortes et les plus habituées à se dompter ont peine à se défendre. En entendant ces quelques mots échangés à voix basse et dans l’ombre, Arthur Raimbaut frissonna en reculant, il eut l’idée de fuir ; mais, après un moment d'incertitude, la curiosité, plus forte que le dégoût, le retint, il resta et franchit à son tour le troisième étage.

D'abord il demeura indécis entre les quatre ou cinq portes qui se croisaient ; mais bientôt un faible bruit fixa son attention et il approcha son oreille de la porte qui s'était ouverte quelques moments auparavant.

Arthur Raimbaut, en écoutant, se reprochait intérieurement sa faiblesse, et condamnait sa curiosité, à peu près comme un écolier qui se sent en faute et redoute le regard du maître. Les contradictions de sa nature l'étonnaient sans qu’il pût les vaincre, il se sentait faible avec la volonté d'être fort ; lui qui toute la vie s'était imposé un rôle et avait essayé d'imprimer à son masque la rigueur du fer, il succombait maintenant à la mollesse d'une âme irrésolue et mal apprise aux événements de la vie humaine. Pourquoi s’efforçait-il à cette heure, comme un vil espion, de saisir les murmures confus de quelque scène honteuse ? L'homme est ainsi fait que la plupart du temps ses actions donnent un démenti formel à ses paroles, à ses principes de conduite, et que bien souvent il se trouve en désaccord dans la pratique avec les maximes les mieux arrêtées dans la théorie.

Malgré son attention, Arthur ne put saisir qu’un bruit sourd et des paroles indistinctes. Et que voulait-il donc apprendre ? quel intérêt si direct le poussait ainsi et le ravalait à des démarches indignes de son caractère ? en était-il venu à cette époque critique qui marque toutes les existences, époque de relâchement et de faiblesse, où les caractères les plus résolus s'affaissent ? Une échappée de lumière furtive, en éclairant le palier, le tira de sa misérable préoccupation. En regardant au-dessous de lui, il aperçut, à l’étage inférieur, une femme parée comme pour un théâtre, qui montait, une chandelle a à la main, et en fredonnant un refrain des rues[Par MargotFavard] Le "refrain des rues" et la comparaison "comme pour un théâtre" agissent comme autant d'indices suggérant qu'il ne s'agit pas d'une aristocrate. La suite du portrait le confirme : chaque trait de son visage révèle vulgarité et disgrâce. ; elle avait un chapeau rose qui projetait des reflets crus et faux sur un double bandeau de cheveux noirs et luisants ; sa figure aurait pu paraître remarquable sans l’expression de vulgarité qui la déparait ; son front était haut et lisse ; son nez, légèrement aquilin, aurait assez volontiers exprimé le dédain inné de la beauté qui se connaît, n’eût été le gonflement des narines qui en détruisaient l’harmonie générale et en paralysait l'effet ; ses lèvres étaient grossières, sans grâce et presque sans pensée. Cette femme passa devant Arthur, tenant toujours sa chandelle à la main, le regarda d’un air moitié curieux, moitié hébété, et monta lentement à l’étage supérieur sans tourner la tête.

Cette vision avait distrait Arthur en même temps qu’elle avait jeté dans son esprit une étrange lueur ; jusque là, son imagination n’avait pas osé aller aussi loin. Mais alors les contrastes qui l’avaient frappé dans l’appartement de M. de Noï, lui revinrent à la mémoire ; il se rappela toutes ces peintures agaçantes qu’on aurait dû trouver chez quelque vieux libertin plutôt que chez un homme jeune encore, et vivant, comme l’ancien secrétaire d’ambassade, dans une atmosphère de luxe, d’élégance et d'intrigue ; mais dans toutes ces représentations de la passion la plus grossière, encore trouvait-on ce vernis d’élégance, de bon goût, de distinction innée qui ne doit jamais manquer aux hommes d’un certain monde ; or il y avait là un désaccord, une solution de continuité dont Arthur ne se rendait pas compte. Puis, par une pente assez naturelle, il se trouva amené à se représenter la femme du diplomate, il revit cette éblouissante image de la beauté égoïste et parée, ces traits si fins, si purs et à la fois empreints de froideur et de dureté , cette pose gracieuse et théâtrale[Par MargotFavard] Mme de Noï est une femme "théâtrale", en miroir inversé de la femme du paragraphe précédent, parée "comme pour un théâtre"., ce geste impérieux et dominateur, tout ce magnifique ensemble où rien ne manquait, excepté peut-être une imperfection qui le rendît plus touchante, et, pour ainsi dire, plus sympathique.

Partie d’un pareil point de départ, quel cours suivit la pensée d'Arthur ? nous ne saurions le dire, mais peu à peu, il sembla oublier tout ; et appuyant sa tête sur la rampe de fer de l’escalier, il demeura enseveli dans une de ces profondes rêveries[Par MargotFavard] Dans ce chapitre Arthur se plonge dans plusieurs "rêveries" qui sont des moments d'intense réflexion et débouchent sur une action. Jusqu'ici la rêverie était surtout l'apanage d'Henri et était tout entière du côté d'une "poésie" synonyme d'inaction. Les "rêveries" d'Arthur signalent l'évolution du personnage mais, au contraire d'Henri, il reste toujours un homme de réflexion et d'action. qui semblent tracer autour de l'âme humaine un cercle infranchissable.

Tout à coup, un bruit de porte résonna à son oreille, et il se trouva face à face avec M. de Noï, qu’une femme éclairait en souriant.

À l’aspect d’Arthur, le diplomate ne put dissimuler une sorte de frémissement nerveux ; puis, par un mouvement rapide, lui saisissant le bras sans mot dire, il l'entraîna vivement d’étage en étage jusqu’à la porte de la rue, qui se referma sur eux.

Quand ils furent sortis :— Vous m’avez suivi, dit M. de Noï.— Oui, dit Arthur.— Quel intérêt avez-vous donc, monsieur, à espionner ma conduite ?

M. de Noï avait prononcé ces mots avec une hauteur menaçante qui n’était pas dans ses habitudes de politesse dédaigneuse et d’insolence habilement ménagée ; au ton arrogant qu’il prenait, il était aisé de voir que la scène étrange qui venait de se passer l’avait irrité outre mesure.— Monsieur, dit froidement Arthur, vous manquez en ce moment à la règle de prudence et de prévision qui a dirigé votre vie. De quelque façon que je possède votre secret, toujours est-il que je le possède, et, à moins que vous n’ayez, comme les Italiens, un poignard à votre service, je ne vois d’autre moyen de vous tirer d’affaire que d’être franc et, comme nous disons, nous autres gens du peuple, bon enfant[Par MargotFavard] L'expression est attestée dès La Fontaine. L'italique souligne son caractère populaire..

M. de Noï s’arrêta, il était tremblant et évidemment agité par de terribles pensées. Il prit convulsivement la main froide d’Arthur, et la pressant dans sa main brûlante : — Monsieur, dit-il d’une voix étouffée et sourde, n’épousez jamais une coquette !...

Il y avait eu dans l’accent de M.de Noï quelque chose de si profondément pénétré, de si fatalement douloureux, que le cœur d’Arthur vibra péniblement comme sous un courant électrique.

Ce mot, n’épousez pas une coquette, encadré comme il l’était par tous ces détails qu’Arthur avait successivement analysés, était gros de douleurs comprimées et inouïes peut-être. C’était comme le résumé de toute une existence vouée à d’indicibles souffrances.

Les lèvres de M. de Noï s'agitaient, comme s’il se fût parlé à lui-même ; il était dans un de ces moments de crise où les organisations les plus sensées sont confondues et bouleversées. Son esprit avait rompu toutes les digues, il ne se souvenait plus, il ne raisonnait plus, il souffrait, il était fou.

Il serra la main d’Arthur avec un redoublement d’énergie.— On s’étonne dans le monde, ajouta-t-il, qu’elle ne soit pas mère, elle n’est pas même épouse !

Et il s’enfuit en disant ces mots[Par MargotFavard] Le chapitre se clôt sur cette révélation importante qui lève le mystère du couple des De Noï : le mariage du libertin et de la coquette n'est pas consommé. Ce secret dévoilé révèle aussi la situation adultérine de M. De Noï et la relative liberté de Mme de Noï..


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