Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 4

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IV.

Les confidences de M. de Noï avaient provoqué dans l’âme d’Arthur cette espèce d’étourdissement fébrile qui suit d’ordinaire certains rêves bizarres, certaines hallucinations maladives. Ce type de femme, qu’il avait entrevu d’abord à travers les explications de l’ancien diplomate, s’était complété dans son imagination, et lui apparaissait dans toute sa sécheresse orgueilleuse, dans toute sa monstrueuse grandeur[Par Yohann] Cette composition chimérique de Madame de Noï annonce déjà sa description en animal à sang froid et amorce un long suspens avant son apparition dans ce chapitre. . L’instinct de la coquetterie, ainsi dégagé de tout sentiment étranger et de toute faiblesse humaine, prenait devant ses yeux l'aspect d’une de ces cristallisations qu’on trouve pendantes aux dentelures des rochers de la Norwége[Par Yohann] Norwége : graphie aujourd'hui désuète de Norvège., et il en résultait pour lui une insurmontable impression de resserrement et de froid.

Où trouver le mobile de cette passion égoïste ?[Par Yohann] La série de question qui suit (qui constitue une forme de discours rapporté des réflexions d'Arthur) annonce la poursuite de l'enquête sur le couple de Noï.

Comment expliquer cette tension continuelle de l'esprit vers un but vide, vers un résultat négatif ? cette déification de soi-même roide et décolorée, cette image d'une vanité s’enfermant dans sa pompe, comme un colimaçon[Par Yohann] Colimaçon : escargot. dans sa carapace, et traçant autour d'elle un cercle de feu, moins la lumière et la vie ? Par quelle série d’idées, par quelle suite d’événements cette femme en était-elle venue à ce point de rigorisme étrange, de stoïcisme obstiné qui méprise tout au monde, hommes et choses, et se fait un manteau de roi de son indifférence ? Le cœur de cette femme s’était-il pétrifié au contact de la vie, comme certaines végétations au contact de la rosée incessamment filtrante ? Le sang ne coulait-il plus dans ses artères ? le regard s’était-il retiré de ses yeux ? cette merveilleuse enveloppe d’une beauté idéale n’était-elle qu’un affreux mensonge qui cachait, sous un voile pompeux, une nature morte, un squelette d’âme, une statue de pierre ou de marbre[Par Yohann] C'est l'âme entière de Madame de Noï qui se trouve ainsi fossilisée. Le Père Goriot, qui contient un éloge de Cuvier, ne précède La Bande noire que de trois ans. Voir à ce propos l'introduction. ? En interrogeant ainsi cette destinée fatale et mystérieuse Arthur se sentait saisi d'un dégoût inexplicable à la fois et d’une ardente curiosité[Par MargotFavard] Ce mélange de dégoût et de curiosité, Arthur l'éprouvait déjà devant le mystère de M. de Noï au chapitre 3 (tome 2).. Semblable à un voyageur, qui, penché sur le bord d’un abîme, écoute avec un mélange de secret plaisir et d’horreur instinctive les bruits étranges qui montent à son oreille, il ne pouvait se détacher de l’image qui le poursuivait, et il regardait en tremblant au fond de l’abîme. Un moment, il se souvint de cette froide statue qui éteint dans sa main de pierre la main chaude de don Juan[Par MargotFavard] Référence à la statue du commandeur qui entraîne justement dans l'abîme Don Juan à la fin de la pièce de Molière (Dom Juan ou le Festin de pierre, 1665). C'est Mme de Noï qui devient ici le "commandeur" qui menace un Arthur Don Juan., et il se sentit trembler ; c’est qu’il se passait dans son esprit une horrible métamorphose. Le vieux commandeur était devenu une femme, jeune, belle, avec tous les dehors de la vie et du bonheur ; et pourtant, comme le vieillard, la jeune femme était une froide statue, et, comme les mains du commandeur, ses mains étaient de pierre[Par Yohann] L'intertexte suggère un rapport problématique d'Arthur avec un passé qui l'obsède, le hante, et à propos duquel il aurait des raisons de se sentir coupable. Ce souvenir du mythe ouvre donc la voie, au paragraphe suivant, à une perspective rétrospective..

Dans la muette contemplation d’Arthur, peut-être aussi le souvenir avait-il sa part ? Madame de Noï était-elle donc, pour lui, autre chose qu’une inconnue ? tenait-il déjà quelques anneaux de cette chaîne qui venait d’aboutir à un si bizarre dénoûment[Par Yohann] Ici, dès le premier tiers du second tome, la "chaine" de l'intrigue est déjà exhibée comme résolue : cela suggère que Madame de Noï est la clé des fantômes qui hantent Arthur et le poussent à agir comme il le fait (spéculation, refus de donner sa bague comme gage...). La phrase suivante constitue un premier indice qui pousse à considérer qu'Arthur connaît effectivement Madame de Noï, et qu'il a joué un rôle dans sa fossilisation. ? La grande coquette avait-elle laissé dans la mémoire du spéculateur quelques jours de son passé, quelques traces fugitives de son existence antérieure ? Il est permis de le croire ; Arthur n’était pas de ces hommes qui observent pour observer, et font de l’analyse le but unique de leur vie. Comment expliquer sa curiosité et les agitations de son esprit, sans penser que déjà sa vie, au moins par la pensée, s’était mêlée à la vie de madame de Noï, et, qu’en la retrouvant, il avait retrouvé des espérances ou des regrets vivants encore sous un voile d’oubli ? Qui sait même si le nom de cette femme n’avait pas rempli peut-être toutes les lacunes de cette vie inexpliquée, et soulevé les plus ardentes aspirations de ce cœur, qui s’était fait vieux et glacé avant l’âge ? Qui sait si ce n’était pas là le mot de cette énigme, si souvent pressentie par Henri dans ses conversations avec Arthur, et que celui-ci dissimulait sous l’ironie d’un sourire étudié ? Il y a presque toujours dans le cœur de l’homme, un coin inaperçu, un repli mystérieux qui se cache à tous les regards et défie toutes les ruses de l’observation. Chaque existence a son secret, qu’elle cache soigneusement sous les plis d’un manteau, comme le jeune Spartiate le renard qui lui dévorait la poitrine[Par Yohann] Allusion à la Vie de Lycurgue, de Plutarque (XVIII-1), qui relate l'épisode d'un jeune spartiate qui cache illégalement un renard sous sa toge et préfère le laisser lui mordre et lui déchirer la poitrine plutôt que de subir la rigueur punitive de l'éducation spartiate. Voir à ce sujet l'article "L'enfant Spartiate et le renardeau", de Jean Ducat, Revue des Études Grecques, année 2004, volume 117, numéro 1, p. 125-140 : http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2004_num_117_1_4565. Pareille à certains échos de la vallée qui ne se révèlent qu’à certains moments, et sous le coup d’un choc électrique, cette portion de l’âme humaine reste ensevelie dans la nuit et dans le silence jusqu’au jour où la main du destin vient déchirer le voile qui la couvre, et remuer la flamme intérieure qui la consume. Ces masques vénitiens, qui cachent sous un air de fête toutes les passions et toutes les douleurs, sont une image assez fidèle de la vie : le sourire à la surface, les larmes au fond[Par MargotFavard] Intertexte hugolien par anticipation = le personnage de Gwynplaine, 1869 L'Homme qui rit, est l'incarnation de cette "image de la vie" : marqué d'un sourire éternel et atroce, son visage ne peut jamais trahir son désespoir intérieur. .

Un incident qui, sous une apparence banale, cachait un résultat profond, et, pour ainsi parler, une pointe acérée, vint encore mêler une agitation de plus aux agitations d’Arthur. Il reçut de Henri la lettre suivante.[Par Yohann] Traiter typographiquement cette lettre comme celle qu'Henri (le personnage qui, décidément, écrit des lettres) envoie à Marguerite.

« Il existe entre nous deux un engagement d’honneur que vous n’ignorez pas. Vous m’avez ravi l’amour de Marguerite, et je n’ai pas murmuré. Sous le coup qui me frappait, je me suis incliné sans me plaindre, et j’ai accepté courageusement mon sort ; mais j’exige de vous, et j’en ai le droit, que vous ajoutiez à la part qui lui revient, la part de bonheur que vous m’avez prise. Vous êtes responsable de son sort non-seulement devant elle, mais devant moi. Tout ce que j’aurais fait pour elle, il faut que vous le fassiez aussi. Il faut que vous l’aimiez comme je l’aurais aimée moi-même, afin que je n’accuse pas les arrêts de Dieu, et que je ne sois pas forcé de vous maudire. Songez-y bien, Arthur, votre vie est enchaînée, et si faible que soit ma main, jamais je ne laisserai échapper le bout de la chaîne. Si vous vous écartez de la route, je serai là pour vous y faire rentrer. Ma destinée est invinciblement unie à la destinée de Marguerite, et si vous brisez l’une, il faudra briser l'autre...[Par Yohann] Voilà donc une nouvelle figure du Commandeur qui s'esquisse (la comparaison sera reprise dans les derniers chapitres), et suggère un renversement des rapports de force visible par la portée comminatoire de la fin de ce paragraphe. En outre ce rappel des personnages et de l'intrigue de Saintry (jusqu'ici un peu mis de côté) achève de compléter la chaîne amoureuse du roman : Mme de Noï - Arthur - Marguerite Evon - Henri, à laquelle on peut ajouter les "maris" M. de Noï et Guillaume Evon. Cette chaîne amoureuse symbolique trouve son écho direct dans la chaîne d'or qu'Arthur a toujours ave lui et qui est mentionnée à nouveau dans le paragraphe suivant.

Que faites-vous, à Paris ?... Elle vous attend et souffre. Revenez donc. »

Arthur était assis dans une petite chambre sans feu, dont les meubles vieux et usés portaient l’empreinte particulière aux meubles des hôtels garnis ; sur un canapé couvert en velours jaune à rosaces, les habits de la veille gisaient éparpillés, et déjà fripés et sans lustre. Sur le marbre de la cheminée brillaient en serpentant les mailles de sa chaîne d’or ternies, et comme recouvertes d’un enduit de cendre et de poudre ; les draps du lit en désordre, et rejetés vers l’extrémité d’une couchette en bois de noyer, accusaient l’inégale pression d’un sommeil agité et nerveux[Par Yohann] Le désordre et la patine qui recouvre la superbe de l'apparat d'Arthur annoncent la déchéance du personnage et sa cause : la grande coquette.. On eût dit la chambre d’un joueur haletant entre les émotions de la veille et les émotions du lendemain. On eût dit un bivouac en temps de guerre, une halte de soldat. À la lecture de cette lettre, le front d’Arthur se couvrit d’un nuage de tristesse, et, s’appuyant sur les bras du fauteuil où il s’était assis, sa tête retomba lentement sur sa poitrine. Il demeura quelque temps ainsi, immobile et silencieux ; puis, peu à peu, ses yeux s’humectèrent, et, sur sa joue cave une larme tomba lentement, traçant à travers les rides du visage un terne sillon[Par Yohann] Le procédé du paysage état-d'âme, cher à l'auteur, est transposé ici dans une description de la peine d'Arthur qui mêle physiognomonie et élément paysager..— Marguerite !... Henri !... murmura-t-il en accouplant ces deux noms comme les deux faces d'une pensée homogène, ou les pointes d’un double glaive !

À la fin, il se leva, et passant la main sur son front :— J’ai promis, s’écria-t-il ; sur mon âme, je tiendrai ma promesse ; quoiqu’il m’en coûte, j’accomplirai mon devoir. Marguerite ! je ne t’oublierai pas. Fuyez donc, vains rêves du passé ; fuyez, trompeuse illusion de ma jeunesse ! Cette femme, Marguerite, cette image qui plane encore sur ma vie[Par Yohann] Il s'agit de la réponse à la question plus haut posée : Arthur connaît bien Madame de Noï. La répétition du nom de Marguerite opère une sorte d'incantation pour se défaire du sortilège déjà jeté par Mme de Noï. à te rendre jalouse, si je la revois, que ce soit pour lui dire un éternel adieu !

Arthur marchait à grands pas. Comme il arrive dans l’enfantement des résolutions extrêmes, des gouttes de sueur avaient remplacé les larmes sur sa joue. En ce moment, cet homme, si fort en apparence, montait la route de son calvaire, et le fardeau de sa croix l’accablait[Par Yohann] La métaphore christique (quand bien même le chemin de croix d'Arthur consiste à rester fidèle, dans l'adultère, à Marguerite) suggère la fin du roman..

Il s’habilla alors précipitamment, avec le calme mortel d’un homme qui veut en finir avec la vie[Par MargotFavard] Ainsi présenté comme une sorte de suicide, le retour à Marguerite n'est pas des plus joyeux., et s’achemina vers l’hôtel de Noï. Il était midi.

L'hôtel de l’ancien diplomate était muet ; on y sentait ce zèle de discrétion et de réserve que les habitudes des maîtres imposent nécessairement à leurs serviteurs. Toutes les portes étaient fermées, et le soleil de janvier, qui commençait à poindre à travers le brouillard, entrecoupait de ses pâles rayons de teinte grise des contre-volets soigneusement rabattus à toutes les fenêtres. À peine si deux ou trois domestiques interrompaient, du bruit de leurs pas, le morne silence de la cour d'entrée. Arthur monta l’escalier d'un pas ferme ; et, arrivé devant une petite porte qui conduisait aux appartements de madame, sonna sans hésiter. Au bout de quelques instants, la porte s'ouvrit à petit bruit, et une femme de chambre jeta sur Arthur un regard impertinent et curieux, en lui demandant à voix basse :— Que voulez-vous ?— Je veux parler à votre maîtresse, dit Arthur.

La femme de chambre recula d’un pas, poussant un petit cri d’effroi semblable au cri d’un oiseau qui se sent pris au trébuchet[Par MargotFavard] Trébuchet : piège à prendre les petits oiseaux, qui consiste en une cage dont la partie supérieure, couverte de grains, fait bascule, trébuche quand l'oiseau vient s'y poser, et l'enferme (Littré)..— Parler à madame ! à cette heure ?— Ne craignez rien, dit Arthur en souriant ; votre maîtresse peut se montrer à moi sans danger : dites-lui que je suis un spéculateur, un homme d’affaires, un peu moins que son coiffeur.

Arthur était entré dans une antichambre complètement obscure, et attendit quelque temps encore, jusqu’au moment où une échappée d’air l’avertit du retour de la camériste.— Venez, monsieur, dit-elle toujours à voix basse ; madame vous recevra dans son cabinet de toilette.

Après avoir traversé plusieurs pièces aussi obscures que l’antichambre, Arthur aperçut enfin une petite porte entre-bâillée, dont s’échappait un pâle rayon de jour.

La femme de chambre s’arrêta, avec l’expression du respect religieux d’un prêtre qui s’apprêterait à introduire un novice dans le redoutable tabernacle[Par MargotFavard] Tabernacle : temple qu'utilisèrent les hébreux durant leur errance dans le désert., et étendant l’index avec un tremblement craintif :— C’est là, dit-elle.[Par Yohann] La mise en scène de la présentation de Madame de Noï, de l'ombre à la lumière, dramatisée par l'effroi de la camériste, concourt à installer une sorte de révélation mystique et un suspens.

Le cabinet de madame de Noï était une petite pièce carrée que rapetissait encore la variété des objets dont il était encombré. Un demi-jour, semblable au rayonnement confus du crépuscule, prêtait à tout cet attirail de toilette, que les Romains appelaient si ingénieusement mundus muliebris[Par Yohann] Ce qui est ingénieux, et que la suite du paragraphe va s'ingénier à exploiter, c'est le double sens du nominatif mundus, signifiant à la fois quelque chose caractérisé par un état ordonné ainsi qu'un monde en soit. L'expression latine signifie autant "monde des femmes" et "objets de toilette des femmes". En latin l'expression rapproche mundus "le monde" et munditia "la toilette" (Tite-Live, Histoire romaine, XXXIV, 7) (En Grec même jeu possible sur cosmos "ordre", "monde" et "parure" à la fois). Plus tard on retrouve l'expression chez Baudelaire dans "Le Peintre de la vie moderne" (1863), "La Femme" : "Tout ce qui orne la femme, tout ce qui sert à illustrer sa beauté, fait partie d'elle-même ; et les artistes qui se sont particulièrement appliqués à l'étude de cet être énigmatique raffolent autant de tout le mundus muliebris que de la femme elle-même". (Voir Claude Pichois, "Baudelaire et le mundus muliebris", Etudes et témoignages, Neuchâtel, A la Baconnière, 1967, p. 156-162 : il souligne la "rare puissance de suggestion" de la formule qui désigne le "monde" que constitue la parure féminine.), ces teintes idéales, cette physionomie fantastique que le mélange de la lumière et des ombres prête aux détails de la nature. Dans ce sanctuaire étrange, vous eussiez vainement cherché un meuble sans utilité, une bagatelle indifférente et seulement consacrée au luxe. Malgré l'encombrement apparent des objets, ils étaient tous groupés avec ordre, arrangés avec cette symétrie méticuleuse d’un enfouisseur, qui chaque jour apporte le même soin à l’arrangement de ses trésors, ou d’un bibliophile qui consacre ses veilles au gouvernement de ses livres. Ce qui d’abord frappait l'œil en entrant, c'était cette sorte d'éclat brisé qui jaillit d’un lustre à facettes et scintille en tous sens comme les rayons de la lune à la surface d’un lac. On eût dit une mosaïque de porcelaine et de verroterie tournoyant dans un cercle mouvant, et éparpillant en tous sens les reflets de son centre éblouissant. Après le premier coup d’œil, et quand on en venait au détail, une impression grotesque était la suite nécessaire d’une observation attentive, pareille à celle qu’on éprouve à l'aspect d'une de ces boutiques où les juifs étalent tous ces brimborions[Par Yohann] Brimborion : petit objet de peu de valeur. dépareillés, tous ces riens que la fantaisie de quelques-uns déifient, et qu’on est convenu d’appeler des curiosités. C’était en effet le même luxe d’objets dépareillés et contrastants entre eux : des plateaux en porcelaine avec leur couvercle, des pots de toutes formes, des bouteilles soigneusement bouchées, comme les compositions de quelque alchimiste[Par MargotFavard] Le narrateur dévoile ici les coulisses et artifices de la beauté. Recouvrant le naturel de son masque, le maquillage effraie comme une opération de magie noire. du vieux temps, des coffrets en marqueterie, arsenaux toujours fermés qui ne s’ouvrent qu’à certaines heures, et dont les caméristes les plus initiées ignorent elles-mêmes le contenu. Il y avait là bien des secrets de femme irrévélés, et quiconque eût su faire de ce cabinet de toilette un inventaire intelligent et complet, eût été effrayé de cette supériorité si chèrement acquise, qu’on nomme la beauté. Au-dessus d’une toilette en acajou s’étendait une double rangée de boîtes qui trahissaient à l’odorat les parfums des savons de toutes sortes, et de ces poudres dentifrices que le charlatanisme renouvelle chaque jour. Puis c’étaient des pommades, des eaux balsamiques[Par Yohann] Balsamique : qui a les caractéristiques du baume, et guérit par conséquent les maux physiques., des compositions étranges que certaines femmes du grand monde vont chercher seules, à pied, le matin, qu’elles cachent dans les plis de leurs manteaux, et conservent dans les meubles les plus discrets, dans les recoins les plus inaperçus de leurs appartements. Là chaque détail de la beauté avait son cortége à lui propre. En fouillant ce musée[Par Yohann] La muséographie, qui ordonne au XIXe siècle le désordre des cabinets de curiosité, est une mode du temps. tout féminin, on eût appris par quels procédés on peut rehausser la vivacité des yeux, et donner à la peau cet éclat et ce velouté qui se marient si harmonieusement le soir, à l’éclat des bougies ; comment on prévient cette couperose mortelle qui glisse sur le satin des joues, comme un ver rongeur sur des feuilles de rose ; comment on fait saillir l’azur des veines du cou[Par Yohann] Cette précision est de nature à mettre en valeur la beauté naturelle de Marguerite, dont les veines du cou sont saillantes et visibles sans artifices., et ressortir la teinte purpurine d’une lèvre fatiguée. Tout était là ; à la lumière de ces mille détails, l’instinct de la coquetterie apparaissait splendide, et complet à faire peur.

Sur le dessus de la toilette se voyait une espèce de masque où se découpait seulement la place des yeux, enduit d’une couche blanchâtre et accusant encore l’empreinte chaude du visage ; et auprès une houppe[Par MargotFavard] Houppe : flocon de plumes que certains oiseaux portent sur la tête. Assemblage de fils de laine, de soie formant un bouquet, une touffe. en plumes de cygne, qui servait à enlever l’enduit gras que le masque laissait après lui. C’était là une combinaison nouvelle, un de ces essais que la coquetterie risque chaque jour. Sur un pot en porcelaine ; on lisait ces mots : Baume d’Osman iglou[Par Yohann] Baume qui existe effectivement à l'époque : une publicité l'atteste dans la Gazette des Salons n° 26, 10 mai 1838 : on y apprend que ce baume d'origine oriental, "employé dans les sérails", fait disparaître les boutons, rougeurs, signes de couperose, de fatigue, et qu'il estompe même les signes de vieillissement : https://books.google.fr/books?id=MZ5UAAAAcAAJ&pg=PA416&lpg=PA416&dq=baume+d%27Osman+iglou&source=bl&ots=tTgiXI7jYx&sig=p96XPs1ubTNPsmowJWF9J8mGW4E&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj9oo_l4o3TAhUBMhoKHT41AnEQ6AEIHjAA#v=onepage&q=baume%20d%27Osman%20iglou&f=false !... baume oriental, récemment mis à la mode, et qui doit détrôner tous les cosmétiques des parfumeurs parisiens. Plus loin, parmi des épingles noires, accessoire obligé de la coiffure, vous eussiez remarqué une sorte de pâte faite avec l’essence du coing, qui sert à fixer les cheveux en corrigeant toutes les inégalités de leur surface, et qu’on nomme la bandeline. Enfin, appendue à un clou et dans un des angles du cabinet, une calotte en cuir faisait ombre sur la tenture, préservatif obligé que trois ou quatre femmes ont imaginé pour garantir leur chevelure des atteintes trop corrosives d’un bain aromatisé.

Peut-être notre description pourrait-elle s’étendre loin encore, car notre science n’est pas à bout, mais nous ne voulons pas qu’on nous accuse de trahir tous les secrets d’un art si puéril aux yeux de certains hommes, si important, quoique à différents degrés d’application, aux yeux de toutes les femmes. Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que le soin de la toilette est mort parmi nous ; seulement d’ostensible qu’il était, il s’est fait discret et hypocrite, comme presque toutes les passions et les croyances de cette époque. Les femmes n’admettent plus les hommes à leur petit lever, mais le fard et les eaux de senteur n’y manquent pas plus qu’autrefois.

En contemplant cet indescriptible tableau[Par Yohann] Subtile prétérition, après la longue description qui en a justement été faite., Arthur éprouva ce frisson qu’on éprouve du contact d’un air humide et délétère, ou à la vue d’un tigre fixant sur vous sa prunelle ardente. La sensation de resserrement et comme d’oppression qu’il avait déjà ressentie augmenta d’intensité, il était atteint de cette trépidation maladive que le frottement de la soie, ou le déchirement aigu d'une lime communique aux natures impressionnables et nerveuses. Il se sentait effrayé à la fois et agacé, les dents lui grinçaient.

En apercevant Arthur, madame de Noï ne fit ni mouvement ni geste. Soit à dessein, soit par mégarde, elle était assise dans la partie la plus obscure du salon, et son profil diaphane se dessinait dans l’ombre avec l’indécision d’une silhouette. Celui-ci avança instinctivement vers elle comme pour la saisir et l’étreindre.— Que me voulez-vous ? demanda madame de Noï en regardant Arthur avec ce dédain d’une supériorité qui se connaît et se proclame, et en donnant à l’accent de sa voix une acutesse[Par Yohann] Acutesse: état de ce qui est aigu. Néologisme balzacien présent dans Eugénie Grandet (1834). presque métallique.

Arthur s’assit sans répondre, et se tint immobile, avec un demi-sourire, semblable à un homme robuste qui brave la colère d’un enfant.— J’aurais pu m’éviter cette question, reprit sèchement madame de Noï, car je sais pourquoi vous venez ; mais vous ne connaissez guère, monsieur, les convenances d’un certain monde (elle appuya sur ces deux mots), car vous devriez savoir qu'à midi une femme n’est jamais visible.— J’ai déjà présenté à madame une excuse assez plausible, dit Arthur avec une politesse affectée, et en employant à dessein la formule d’une domesticité obséquieuse : un vendeur de maisons n’est pas plus homme[Par Yohann] Les italiques signalent un usage particulier du terme qui indique que la fonction de certains hommes en font de purs outils au service des dames. La précision entend aussi annuler la possible scène de séduction : un homme dans l'espace privé et intime du cabinet de toilettes aurait tout pour être un Don Juan. qu’un coiffeur.— Est-ce bien là de l’humilité ? Demanda madame de Noï qui détaillait les traits d’Arthur avec un insolent sang-froid.— Rien que de l’humilité.

Madame de Noï fit un mouvement en arrière, comme si le ton et l'attitude d’Arthur eussent laissé des doutes en son esprit ; peut-être s’étonnait-elle de ne pouvoir sonder d’un coup dans l’âme de celui qui posait devant elle ; peut-être pressentait-elle déjà, sans pouvoir se l’expliquer, cette influence que la supériorité exerce en dépit même de ceux qui en ressentent les effets ? Elle rapprocha d’un pas son fauteuil, et reprit ainsi :— Vous venez ici, n’est-ce pas, comme intermédiaire de mon mari, me proposer l'acquisition d'un château à la campagne ? Eh bien ! monsieur, dites à celui qui vous envoie que je ne veux ni habiter la campagne, ni acheter un château ; j'aime Paris, et j’y resterai : ceci est clair.— Très-clair, dit Arthur. Est-ce là le dernier mot de madame ?— Véritablement mon dernier mot : je ne surfais[Par Yohann] Les italiques signalent ici un usage particulier du terme : il est en effet rare dans cette acception commerciale de "surenchérir". jamais.

Il y avait dans l’expression de madame de Noï, et dans la manière dont elle avait accentué la phrase empruntée aux usages commerciaux qu’elle venait de prononcer, une arrière-pensée d’ironie écrasante, et cette hauteur d’une reine qui souffre et se plaint d’être contrainte à traîner son manteau dans la fange populaire. Seulement, le dépit fit place à l’orgueil lorsqu’elle vit Arthur Raimbaut demeurer, en l’écoutant, impassible et presque souriant.— Ce résultat, continua-t-elle, m'afflige pour vous, qui espériez sans doute recueillir un honnête bénéfice de cette affaire ; mais enfin, mon parti est pris, et ma décision irrévocable. Seulement, M. de Noï est trop juste pour ne pas vous payer de vos peines ; parlez-lui de cela.

Jusqu’alors, Arthur s’était tenu la tête baissée, dans une attitude d’humilité servile et de terreur révérencieuse ; tout à coup, il se leva et se redressa sur sa chaise, et arrêtant sur madame de Noï son regard lucide et plein d’une dignité dédaigneuse :— Madame, dit-il, regardez-moi bien en face : ai-je l’air d’un laquais qu’on a le droit d’injurier pourvu qu’on le paye ? Vous n’êtes pas physionomiste, madame, car si votre œil était plus exercé, vous ne vous seriez pas méprise de la sorte. Vous êtes belle, madame, et il faut que les flatteries de vos courtisans aient bien faussé votre esprit, pour que vous vous croyiez le privilège de blesser sans mesure ceux même que vous ne connaissez pas.

La figure d’Arthur Raimbaut avait une expression de hauteur et d’énergie telle, que madame de Noï elle-même en fut troublée. Elle essaya pourtant de maintenir son regard au niveau de la supériorité railleuse qu’elle avait montrée, mais l’hésitation de sa voix trahit, en dépit d’elle-même, son émotion ; elle eût voulu paraître ironique et digne dans sa réponse, elle parut déconcertée.— Je vous demande pardon, monsieur, d’avoir cru qu’un spéculateur spéculait, qu’un marchand tenait à vendre sa marchandise, qu’un courtier devait tenir au payement de son courtage[Par Yohann] Usage brillant du polyptote qui suggère une grande maîtrise oratoire de Madame de Noï, rompue aux exercices de la répartie. Cette maîtrise en fait un adversaire de taille à affronter Arthur.. Je vous ai fait injure, monsieur ; mais alors expliquez-moi pourquoi vous faites le métier que vous faites. Vendez-vous des châteaux, comme on dit, en amateur ?— Ceci est une question, dit Arthur en adoucissant pourtant la rigueur de sa voix, et vous n’avez pas été assez polie, madame, pour que je me croie obligé d’y répondre. Ma mission est maintenant remplie ; vous m’avez donné votre réponse ; je n’ai plus rien à faire ici.

En disant ces mots, Arthur se leva pour sortir.

Par quelle révolution[Par Yohann] A propos de l'importance de ce terme, voir l'introduction.réservée par laquelle il venait de terminer une conversation si bizarrement nuancée, quoique si brève, tout cela avait-il remué les ressorts d’une organisation débile, comme toutes les organisations féminines, malgré son extérieur roide et ses apparences anguleuses ? Peut-être sera-t-il permis à ceux qui ont étudié tant soit peu les péripéties du cœur humain, de se livrer, non sans quelque fondement, à de pareilles hypothèses.

Quoi qu’il en soit, sa physionomie changea subitement, comme si un souffle amollissant en eût détendu les muscles, sa voix elle-même descendit de l’octave aigre et sifflante où elle s’était tenue jusque-là à une octave harmonieuse et douce qu’on ne lui aurait pas supposée. La curiosité avait pris pour un instant le dessus sur l'orgueil, le tigre endormait sa proie pour la déchirer peut-être.— Si je vous ai blessé, dit-elle, blessé dans votre honneur, j’en suis fâchée sincèrement, monsieur ; ne voulez-vous pas me pardonner ? mais, en vérité, je suis plus fâchée encore de voir un homme comme vous exercer un métier qui, après tout, n’est ni brillant ni honorable.

Arthur était occupé à contempler madame de Noï. Malgré lui, ces traits si purs, cette bouche si fraîche et si finement modelée, ces cheveux qui, dans le demi-désordre du matin, s’enroulaient autour du front en boucles capricieuses avec une grâce qui manque à la plus désespérante perfection, cette noblesse d’une taille souple qui n’avait pas encore pris sa roideur solennelle et ses poses de représentation, ce son de voix qui remuait si doucement les nerfs, sinon le cœur, cette espèce d’amende honorable faite avec tant d’art qu’on eût pu la croire naturelle et franche, tout cet ensemble de grâce inimitable et d’égoïsme, de roideur froide et de royale beauté, produisit sur Arthur l’effet magnétique de ces liqueurs fermentées qui brûlent et rafraîchissent à la fois la poitrine. Il éprouvait cette espèce d’âcre plaisir que les poètes éprouvent à l’aspect d’une belle atrocité[Par Yohann] L'espression antithétique rappelle l'alliance du sublime et du grotesque. L'intertexte hugolien paraît envisageable : la préface de Cromwell est de dix ans antérieure à La Bande Noire..— Un métier ni brillant ni honorable ! dit Arthur en se rasseyant. Devriez-vous donc juger les hommes sans connaître le mobile qui les fait agir ? Quand on ignore les causes, est-il permis de blâmer les effets[Par Yohann] Arthur se dépeint lui-même ici en causaliste ou en aristotéliste. ? User sa vie en de misérables intrigues, en de pauvres spéculations d'argent, saisir au passage les caprices de la fortune et les exploiter à son profit, comme un joueur qui calcule, autour d’un tapis vert, les chances probables du hasard, oui, sans doute, c’est là un misérable métier ; mais si au bout de ces calculs mesquins vous mettez une passion à assouvir, une vengeance à satisfaire, le métier devient sinon louable, du moins grand. Eh bien ! moi, je me venge, madame[Par Yohann] Explication autant que justification de l'action spéculative sur laquelle repose tout le roman. La Bande Noire se révèle en fait comme appartenant à la catégorie des récits de vengeance, et non pas à un roman historique, comme le laissait pressentir le titre. ! Contribuer pour sa part à démolir pièce à pièce toutes ces aristocraties orgueilleuses qui pullulent sur le sol, humilier ces grands de la terre, qui mettraient volontiers le pied sur les petits pour se servir d’eux comme de marchepied, se faire l’instrument d’une œuvre de destruction et de ruine au profit du pauvre contre le puissant, assister aux dernières luttes de la fortune qui tombe, de l’orgueil qui s’éteint, mettre à son tour le pied sur la tête du noble insolent qui la veille vous regardait en pitié, c’est là un plaisir qui ne le cède a aucun autre, et ce plaisir est le mien[Par Yohann] La justification est certes d'ordre sociale et révolutionnaire, néanmoins Arthur confesse immédiatement la présence d'une part de plaisir personnel. Il annonce ce faisant que son entreprise trouve un ancrage dans une déconvenue intime. ! Oui, chaque fois qu’un de ces magnifiques domaines, qui semblent insulter à la misère du peuple, me tombe entre les mains, il me semble remplir, en le détruisant, une mission de justice et d’expiation ; il me semble que le haut propriétaire s’incarne dans sa propriété, et qu’en démembrant l’une, c’est l’autre que je déchire. Quand je pose mon pied, taché de boue, sur les dalles de quelque salon aristocratique, une indicible joie me monte au cœur ; je me sens fier, heureux ; je crois tenir en mes mains un maître détesté que je terrasse en l’insultant. Voilà pourquoi je fais le métier...[Par Yohann] Cette hésitation révèle une réticence tout à fait surprenante alors même qu'Arthur est en train de tout avouer (même si la révélation finale est encore à venir). que je fais ; voilà pourquoi je me suis résigné à subir toutes les humiliations, à dévorer toutes les injures, à boire tous les calices. Qu’importe ! pourvu que mon œuvre s’accomplisse ; qu’importe ! pourvu qu’un jour, en contemplant les solitudes d’un noble château, je puisse me dire : "Encore un soleil qui tombe, encore un grand nom qui s’éteint !" Et voilà dix ans, madame, que ma vie est enchaînée à cette pensée unique ; voilà dix ans que je porte sans rougir, sur mon front, cet écriteau qui vous fait sourire de mépris, vous autres gens titrés, gens de cour et de salon : la Bande Noire[Par Yohann] Le mot est enfin lâché : jusqu'à présent, Arthur ne l'assumait pas.. Riez donc ! mais prenez-y garde, cette Bande Noire, à peine digne de vos sarcasmes, représente un instinct terrible et général, un instinct de haine et d’empiétement ; la Bande Noire, c’est le peuple qui, las de donner pour rien ses secours à ceux qui possèdent, veut posséder à son tour ; c’est la bête de somme qui, fatiguée de ses travaux du jour, se rebute et regimbe ; c’est l’esclave qui mord sa chaîne en attendant qu’il puisse la briser. La société, c’est un vieux théâtre de foire, et les acteurs subalternes veulent à leur tour jouer le premier rôle. Le paysan souffre sous son mauvais sarrau[Par Yohann] Sarrau : blouse de toile à l'usage des paysans. de toile, et demande aussi des paillettes à son habit et des plumes à son chapeau. Tous ceux qui ont faim veulent avoir part au festin. L’intelligence ébranle incessamment cette insurmontable barrière, qui établit entre les hommes ces injustes et dérisoires distances que vous nommez, je crois, des mésalliances, vous autres. Prenez garde ! l'orage menace, chaque jour apporte sa vague, et demain, peut-être, le torrent envahira tout, hommes et titres[Par Yohann] Ce discours révolutionnaire emprunte de façon tout à fait traditionnelle la métaphore naturelle du flot et du courant démocratique dévastateur. Voir à ce sujet Olivier Ritz, Les Métaphores naturelles dans le débat sur la Révolution, Paris, Classiques Garnier, 2016. !

Arthur avait dans la voix des vibrations aiguës, semblables aux déchirements de la scie ; sa pâle figure s’était colorée de teintes rouges, son œil brillait avec l’expression fougueuse d’un tribun, son geste accusait cette violence saccadée et brève d’une nature nerveuse qui s’est longtemps contenue, et qui éclate à la fin sans ménagement et sans mesure ; la rage d’une illusion perdue[Par Yohann] Ce syntagme balzacien est déjà utilisé dans le premier tome, chapitre 10., d’un bonheur manqué débordait en lui ; l’anathème avait succédé à la plainte ; il ne gémissait plus, il maudissait. Madame de Noï l’avait écouté avec cette sorte d’attention indifférente qu’on accorde, au théâtre, à ces scènes exagérées qui étonnent sans émouvoir ; elle le regarda en souriant :— Vous détestez donc bien ceux que vous nommez les grands de la terre ? ou, pour me servir d’une expression déjà fameuse, les aristocrates[Par Yohann] Echo du fameux chant révolutionnaire : "Ah ! ça ira (...) les aristocrates à la lanterne". ?— Je les déteste, dit Arthur avec un frémissement étrange.— Détester les hommes !... dit madame de Noï ; c’est trop : les mépriser, à la bonne heure !...

Madame de Noï avait prononcé ces mots avec ce calme du scepticisme qui se joue de toutes les croyances, avec cette froideur d’une conviction sèche et railleuse, qui domine tontes toutes les passions. Sa voix ressemblait au souffle d’un aspic qui glace le sang avant de le boire[Par Yohann] Les rôles ont donc été renversés, puisque c'était Arthur le froid calculateur qui glaçait le sang de Marguerite, dans le tome 1.. Le mot de mépris, en passant par sa bouche, avait la puissance engourdissante de la torpille[Par Yohann] Torpille a ici le sens de poisson capable de produire des décharges électriques. Après l'aspic, voilà donc un nouvel animal à sang froid..

Un frisson mortel figea le sang dans les veines d’Arthur, comme si on lui eût appliqué sur le cœur la lame froide d’une épée ; il sentait combien le mépris de cette femme dominait sa haine, et l’écrasait. Cette impression de froid ne fut pas de longue durée. Arrêté dans son cœur, le sang se précipita de nouveau avec une violence concentrée, et sans rejaillir au dehors. La colère, qui enflait ses veines, n’était plus une colère éclatante et active, c’était comme un levain aigri qui fermentait silencieusement au fond de ses entrailles. Par un seul mot, madame de Noï avait, en les comprimant, ravivé ses blessures, et sur elle seule il accumulait tous ses ressentiments.— Et d’où vous vient cette grande haine ? dit madame de Noï avec le même accent calme et presque somnolent qu’elle avait pris.

La figure d’Arthur était redevenue paisible, et il souriait à son tour.— Ceci est mon secret, dit-il, et madame de Noï a-t-elle le droit de m’adresser une semblable question ? La grande dame est toujours la même que la petite fille, et les salons de Paris, à ce qu’il paraît, n’ont pas changé les habitudes du château de Saint-Vallier[Par Yohann] Ce lieu, près de Lisieux, semble inventé. : toujours du mépris et de la curiosité.— Me connaissez-vous donc, monsieur ? demanda madame de Noï étonnée.— Non, dit Arthur négligemment ; et d’ailleurs, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; permettez-moi de replacer la conversation sur son véritable terrain. Je suis ici l’agent de votre mari : souffrez que je vous parle en ce nom. Si je vous disais : "Madame, il faut renoncer à tout ce luxe qui vous environne, à cette pompe de tous les jours dont vous vous êtes fait une habitude ; il faut dire adieu à tous ces triomphes de l’orgueil satisfait qui, à défaut de bonheur réel, remplissent votre vie ; il faut vivre dans un château, à la campagne, sans entourage, sans courtisans, sans flatteurs ; il faut redescendre du trône où vous êtes assise, et rentrer dans les humbles limites d'une vie obscure ; il faut abdiquer la couronne, et la laisser passer aux mains d'une plus digne ou d'une plus heureuse" ; si je vous disais : "Votre règne est passé, madame ; la fatalité vous a prise et va vous soumettre à son niveau de fer..." Eh bien ! madame !...— Je ne vous comprends pas, dit madame de Noï.— Vous allez me comprendre. Je vous parlais tout à l'heure de ces fortunes qui s'éparpillent, de ces grands noms qui s'éteignent ? Votre fortune, madame, n’existe plus ; votre mari est joueur, et il a perdu.

Pour la première fois, madame de Noï changea d’attitude, et sur sa figure courut cette espèce de tressaillement nerveux, symptôme des émotions profondes. Elle regarda longtemps celui qui parlait, comme pour comparer sa figure avec son langage, et tirer de cette comparaison une solution favorable.— Dois-je vous croire, monsieur ? dit-elle à la fin ; ce que vous dites est-il vrai ? n’est-ce pas un piége piège que vous me tendez ? n’est-ce pas encore en ce moment une œuvre de vengeance que vous accomplissez ?— Ce que je dis est vrai, et maintenant c’est vous qui êtes troublée à votre tour. Ah ! je conçois qu’une pareille nouvelle vous afflige. Il est dur, quand on ne vit que par l’orgueil, de renoncer aux jouissances de l’orgueil ; il est dur de perdre, d’un seul coup, toutes les adorations impuissantes de ces hommes que vous méprisez.

Arthur semblait prendre un étrange plaisir à prolonger l’accentuation de ses phrases, comme pour les enfoncer plus avant dans le cœur de la grande coquette. Dans cette lutte de deux natures obstinées et fortes, la chance avait tourné, et c’était le vaincu qui écrasait à son tour le vainqueur. Il reprit ainsi.:

— Et savez-vous pourquoi vous méprisez tant les hommes ? je vais vous le dire, moi. C’est que, jusqu’à présent, un homme seul vous rendit votre mépris, et que cet homme existe ; écoutez-moi, j’ai une histoire à vous raconter.

Madame de Noï était interdite et muette ; elle voyait confusément passer devant ses yeux d’inexplicables visions. Arthur continua.— Il y a quelque dix ans, vivait, dans un château près de Lisieux[Par MargotFavard] Arthur se fait ici le narrateur d'une saynète bucolique et pastorale., une jeune fille de grande maison, toute jeune et toute belle, aussi belle que vous ; un petit pâtre, un gardeur de moutons (sauf votre respect), s’était épris de la belle demoiselle, et, comme il convenait à un pauvre enfant sans fortune et sans avenir, il aimait respectueusement et en silence. Un jour le petit pâtre trouva, dans un buisson, un anneau qui appartenait à la jeune fille, et il alla bien vite le lui porter. " Combien veux-tu pour ta peine ? lui dit-elle avec ce ton de mépris[Par Yohann] L'italique indique qu'Arthur reprend à dessein la formulation de son interlocutrice "les mépriser, à la bonne heure". Le polyptote est par ailleurs filé à la fin du chapitre. ordinaire aux demoiselles de bonne maison. — Rien, dit le petit pâtre, mais je garde l’anneau." Il l’a gardé toujours.

Arthur s’arrêta, et tirant de son doigt un anneau d’or qu’il présenta à madame de Noï :— Cet anneau, le voilà, reprit-il ; le petit pâtre s'est fait homme, et cet homme vous méprise autant que vous méprisez les hommes.[Par Yohann] Cette révélation finale explique l'effroi d'Arthur à se séparer de son anneau (que Marguerite lui réclamait), signe qui le lie à son destin de vengeance en même temps qu'il l'unit à Madame de Noï.

En finissant, Arthur se leva, et jetant sur la grande coquette un dernier regard, il s’inclina et sortit.


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