Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 5

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


V.

Depuis l'entrevue que nous venons de décrire, deux mois s'étaient écoulés[Par MagalieMyoupo] Ellipse temporelle qui souligne l'importance de l'entrevue qui a lieu dans le chapitre précédent et de ses conséquences. Ce chapitre porte de nombreuses traces des changements qui adviennent et adviendront chez les personnages.. Retiré au château, Arthur n’en sortait plus ; il n'avait pas cherché à revoir madame de Noï. Il affectait dans son humeur, dans son langage de tous les jours, cette indifférence stoïque, cette résignation victorieuse d’un homme qui vient de rompre avec ses souvenirs, et renie courageusement son passé. Dans ses entretiens avec Henri, il était toujours affectueux et bon, mais sans épanchement et sans confiance ; on eut eût dit que cette âme, longtemps combattue et agitée, s’était repliée sur elle-même, comme la pierre d’un tombeau, et que le dernier rayon de vie qui, quelque temps auparavant, en colorait encore la surface, avait disparu sans retour, perdu dans la nuit du doute et d’un découragement sans bornes. Ainsi qu’un solitaire des anciens jours, il avait tiré le voile sur sa face ; le sphinx n’avait plus ni voix ni regard ; l’énigme de cette vie, un moment entrevue, était murée désormais, et la lumière brisait ses rayons impuissants sur une statue de granit. Sur ce fond obscur et triste, Marguerite seule se détachait, ombre splendide, quoique déjà ternie par les larmes, et à demi cachée sous le pâle nuage des douleurs. Assez souvent, le matin, on la voyait traverser silencieusement la grande avenue du château, un panier au bras, et non plus comme autrefois rayonnante et fière, mais humble et pensive, la tête baissée, regardant obliquement autour d’elle, comme si à travers les rameaux desséchés des arbres elle eût aperçu de menaçants fantômes. Ce luxe de beauté et d’ardente énergie, qui la caractérisait naguère, s’était déjà évanoui avec ses songes du premier âge. Les tons chauds de son front s'étaient fondus et amollis, comme les lèvres d’un jeune homme sous les premières atteintes des voluptés mordantes de l’amour. Son regard, si puissant et si plein d’ardents appels, se faisait inquiet et mélancolique. Sa démarche même se ressentait de cet abattement qui accablait son cœur. À la voir ainsi, l’idée fût venue à un poète de quelque majesté déchue et découronnée ; et quand parfois son œil lançait un éclair, c’était plutôt une de ces clartés froides et sans chaleur, qui se font jour à travers les glaces du pôle, qu’une de ces franches échappées de flammes qui, pendant l’été, couronnent les montagnes, inondent les vallées. Marguerite n’était pas restée longtemps debout sur ce magnifique sommet qu’elle avait entrevu dans ses rêves. La main de fer de la réalité avait déjà nivelé cruellement les dangereuses saillies de son imagination hâtive. Un moment ravie au ciel, sur des ailes de feu, elle avait subitement retourné la tête, et elle avait eu peur. À chaque instant cette exclamation des illusions perdues, des regrets naissants était prête à s’échapper de sa bouche : O Ô bonheur ! pourquoi m’as-tu trompée !...

Les femmes subissent toutes les angoisses de cette chute terrible, de cette commotion mortelle, qui les précipite en un moment des hauteurs du ciel aux profondeurs de la terre. Toutes sentent le pied leur glisser sur cette pente de l’amour, si perfide et si glissante. Demandes Demandez-leur si elles ont aimé : et si elles n’en rient pas, soyez sûres qu’elles en pleureront. Marguerite en était aux larmes. Bien qu’Arthur employât toute l’énergie de sa volonté à l’affermir et à la consoler, bien qu’il essayât, avec l’ardeur que donne le sentiment du devoir, de la retenir dans sa chute, bien qu'il lui tendît la main en souriant, et l’arrêtât au bord de l’abîme, Marguerite comprenait instinctivement que le dévouement n’est pas de l’amour, et sous les caresses et les tendres paroles d’Arthur, elle sentait percer les efforts du sacrifice, et la douloureuse contention d’une volonté qui s’immole. Alors, au milieu de sa tristesse, il lui venait par intervalle une amère irritation, et cette colère de l'orgueil, derniers vestiges de sa première nature. Ainsi qu’un naufragé qui lutte contre les flots, et essaye de se reprendre à la vie, sa main se crispait comme pour atteindre une ombre fugitive, une insaisissable espérance.

Au milieu de ces agitations continuelles, de cette lutte constante, quoique étouffée, Henri seul demeurait le même ; toujours attentif, dévoué, énergique ; dans le silence de la résignation et de l’attente, il comptait en lui-même les larmes de Marguerite, et souffrait de ses douleurs pour le présent et pour l’avenir, car il entrevoyait clairement le dénoûment de ce triste drame, qui, malgré lui, s’était noué si vite et l’avait enveloppé dans ses replis. Avec Arthur, il était silencieux, mais non plus troublé et timide. Son attitude était plutôt celle d’un juge qui sonde du regard la conscience du coupable, que celle d’un ami discret, qui respecte les secrets d’un ami, et baisse la tête en signe d’infériorité. Chose singulière, et pourtant facile à expliquer : cette âme de poète, si mélancolique naguère, et si doucement naïve, avait grandi et s’était fortifiée. La douleur lui avait mis sur les épaules sa robe virile ; il s’était fait homme en devenant martyr. C’est là d’ailleurs un phénomène, depuis longtemps révélé, que les larmes nous vieillissent avant les années, et que parmi les hommes les plus vieux furent les moins souffrants. Quelquefois, lorsque Marguerite passait furtivement devant lui, Henri la regardait aller, en hochant tristement la tête, comme pour dire : Vous que j’ai aimée, êtes- vous heureuse sans moi ? Jamais, du reste, il ne lui parlait, et il évitait même de se montrer à elle. Comme un ange invisible, il se contentait de veiller mystérieusement sur cette vie menacée dans ses plus chères illusions. Il était le protecteur et le gardien de cette femme, à son insu, et malgré elle peut-être.

Telle était la situation des principaux personnages de cette histoire, lorsqu’un incident nouveau vint imprimer à cette vie active au fond, quoique inerte en apparence, un redoublement de vivacité et de mouvement[Par VincentBierce] Procédé balzacien qui consiste à prendre apparemment du recul et donner à lire une annotation métanarrative pour résumer en une phrase la situation des personnages et relancer l'intrigue de plus belle.. Par un dimanche du mois de mars, une calèche s’arrêta devant la grille du château. Quelques nuages d’azur, éphémères avant-coureurs du printemps, se détachaient sur un ciel gris et pluvieux. C’était une de ces journées mêlées de pluie et de soleil, qui semblent participer à la joie des mauvais jours qui s’éloignent et des beaux jours qui vont commencer. Dans la campagne, quelques rares bourgeons de verdure accidentaient déjà la perspective, et les jeunes bouleaux se revêtaient hâtivement de leur robe blanche et lissée. À côté des vieux chênes mornes encore et grisâtres, comme des vieillards au front chauve, surgissaient de rares touffes de genêts verdoyants, et, sous la mousse humide, la violette cachait en tremblant ses frileux trésors. La nature avait cet aspect d’enfance chétive, de force naissante et peureuse qu’on pourrait comparer à la physionomie frêle et rougissante d’une jeune malade, moitié épanouie, moitié mourante, et qui hésite entre les invitations séduisantes de la vie et les appels irrésistibles du tombeau. Dans le village que la calèche avait traversé, ce symbole d’opulence inattendu avait produit une de ces sensations profondes dont les voyageurs sont si souvent la cause et les témoins. Jamais d'ailleurs, les habitants de Saintry n'avaient été si bien disposés à ces impressions de curiosité naïve, que l'amour du merveilleux et de l'imprévu fait naître dans les imaginations inactives d'ordinaires. Il y avait assemblée dans le village; c'est-à-dire que tous les hommes, au lieu de vaquer à leurs travaux journaliers, avaient empli, dès le matin, les cabarets ; et les femmes, parées de leurs plus beaux atouts atours, s'étaient rendues à l’église, ce rendez-vous de la dévotion et de la coquetterie, les jours de fête. Dès que l’élégante voiture eut traversé, au galop retentissant des chevaux, la grande rue du village, des groupes curieux s'étaient formés sur son passage, et tous les regards avaient avidement contemplé le lustre aristocratique d'une caisse légère et nouvellement vernie, les livrées galonnées des valets, et le brillant des harnais garnis d'argent. Seulement, la curiosité n’avait pas pu pénétrer plus loin. Tendus par l'humidité, les stores cachaient aux yeux l'intérieur de la voiture, et tout au plus apercevait-on, sur la surface trouble du verre, se dessiner deux ombres indécises, semblables aux silhouettes d’une fantasmagorie mal éclairée.

Les deux personnages qui occupaient l’intérieur de la calèche, descendirent ensemble devant la grille, et s’acheminèrent vers le château; c’était M. de Noï, et sa femme, ce type de coquetterie royale que nous nous sommes complu à décrire minutieusement. M. de Noï, quoique les rigueurs de l’hiver se fussent déjà sensiblement adoucies, était enveloppé d'une grosse redingote garnie de fourrure et ouatée ; mais, malgré cette apparence frileuse et maladive, sa figure s’épanouissait plus gaie que de coutume, et sur son front rayonnait ce contentement d’un projet réalisé, d’une espérance longtemps comprimée, et qui se fait jour au-dehors ; sa démarche, pesante d’ordinaire, et roide comme celle d’un soldat prussien façonné au joug et rompu aux exigences de la parade royale, était devenue légère et presque sautillante, comme celle d’un écolier qui, au sortir de la classe, respire joyeusement l’air libre et pur des champs. Lorsque, un pied appuyé sur le marchepied, il présenta la main à sa femme, il la salua d’une de ces gracieuses inclinations de tête qui ressemblent au remerciement d’un courtisan, ou à l’invitation timide d’un amoureux. Il y avait, dans toute sa personne, quelque chose d’heureux et comme d’allégé[Par VincentBierce] Alléger : (Beaux-arts) diminuer l'épaisseur de la pâte, la matière, le contenu. ; on eût dit que le fardeau qui déprimait sa poitrine devenait moins lourd et plus supportable. Pour madame de Noï, un grand changement s’était aussi opéré en elle, et il eût été facile, à un observateur, de reconnaître au premier coup d’œil les modifications qu’elle avait subies, sinon d’en deviner la cause. Les signes extérieurs, après tout, ne sont pas aussi futiles que quelques-uns voudraient le faire croire. On pourrait dire de la toilette, ce que les Italiens disent de la physionomie, qu’elle est le miroir de l’âme. La mise de madame de Noï, quoique élégante et riche, n’avait ni cet apparat, ni ce fini qu’on eût été en droit d’attendre d’elle. Cette négligence, qu’on pourrait appeler la morbidezza[Par MagalieMyoupo] Morbidezza : terme qui appartient au champ lexical de la peinture et qui désigne une beauté minée par une forme d'affectation ou alanguie. de la toilette, s’y faisait remarquer, et un peintre y eût trouvé ce quelque chose de lâché qu’on nomme, je crois, dans les ateliers, le flou[Par MagalieMyoupo] Flou : les italiques ne semblent pas être liés ici à une forme de nouveauté du terme (le flou, dans le domaine de la peinture, est un terme attesté depuis le xviie siècle). C'est plutôt le caractère technique du vocabulaire qui est souligné ici (cf. le terme "morbidezza" un peu plus tôt).. Cette sorte de laisser aller rendait madame de Noï plus belle, en la présentant sous un aspect nouveau. Un grand cachemire noir, attaché sur la poitrine, encadrait la naissance du col et en faisait ressortir l’éblouissante blancheur ; un chapeau de velours noir, relevé vers la passe, et évasé par le haut, se prêtait merveilleusement au développement du front, qui se déroulait sous un double bandeau de cheveux blonds, pareil à une source argentée entre deux plates-bandes de pâquerettes. Une robe de soie onduleuse descendait mollement jusqu’à la cheville, et couronnait, comme d’une frange mobile, un brodequin de satin noir enfermé dans de petites pantoufles garnies de martre[Par MagalieMyoupo] Martre : fourrure d'un petit carnassier de la famille des belettes.. Dans ce choix d’ornements, c’était, contre l’habitude de madame de Noï, l’effet pittoresque qui avait remplacé l’effet théâtral. La reine avait abdiqué[Par MagalieMyoupo] Au début de ce chapitre, c'est Marguerite qui était "déchue" et "découronnée". Le vocabulaire politique est donc une constante dans la description des relations amoureuses. De ce point de vue, il est intéressant de voir que la femme est souvent perçue comme une grandeur mise à bas. Symboliquement, Arthur, dans sa volonté de revanche, domine tout aussi bien la paysannerie que la grande bourgeoisie. ; la femme reparaissait ; sa physionomie elle-même se ressentait de cet abandon et de cette désinvolture[Par MagalieMyoupo] Désinvolture : la forme française du mot semble récente puisque le Trésor de la langue française l'atteste dans Le Rouge et le Noir de Stendhal (1831). Ici, il entre bien sûr en réseau avec les références picturales précédentes qui n'étaient pas sans rappeler les grands peintres italiens. anormale. La courbe aquiline de son nez semblait avoir perdu de sa raideur empesée, sa bouche, tendue d’ordinaire, et orgueilleusement railleuse, était prête à se façonner aux charmes d’un sourire indulgent et facile ; et dans ses yeux, fiers encore, un de ces rayons humides, qui ressemblent à la transparence demi-voilée d’une glace, scintillait par intervalles comme un diamant sous un voile de gaz[Par MagalieMyoupo] Le texte juxtapose les portraits des deux amantes d'Arthur (celle actuelle et celle à venir). Toutes deux ont significativement une lueur dans les yeux. Toutefois, celle-ci est interprétée différemment dans les deux portraits. Celle des yeux de Marguerite ("une de ces clartés froides et sans chaleur, qui se font jour à travers les glaces du pôle") dit l'amoindrissement de la vie et de l'espoir dans le cœur du personnage. Le motif de la glace suggère une pétrification mortifère. En ce qui concerne Mme de Noï, c'est aussi le mot de "glace" qui est utilisé mais il s'agit d'un synonyme : là où la glace de Marguerite était figement, celle de Mme de Noï est reflet, miroitement et donc mouvement. Notons enfin que le comparant lié à ce reflet réintroduit une dimension sociale dans la description de cette femme ("diamant"). Entre l'éclat de la chaîne d'Arthur et celui des yeux de Mme Noï, une mystérieuse harmonie se dessine..

Lorsque M. et madame de Noï eurent monté les degrés du péristyle qui conduisait au château, ils furent étonnés du silence et du vide qui régnaient dans les appartements. Ils traversèrent plusieurs salles désertes et froides, et s’arrêtèrent à la fin devant une petite porte à deux battants, qui semblait donner entrée dans un appartement réservé.— Peut-être trouverons-nous quelqu’un ici, dit M. de Noï en frappant légèrement à la porte.

Arthur Raimbaut se présenta devant lui. À la vue des hôtes inattendus qui venaient le visiter, Arthur ne put réprimer un mouvement de surprise, prompt comme un éclair, et qui disparut aussi vite. Reprenant alors son calme et sa froideur polie, il introduisit M. de Noï et sa femme dans un petit cabinet à peine meublé, et où se trouvaient seulement, près du feu, trois ou quatre fauteuils à dossier courbé, nécessité première d’un cabinet de réception et de travail.— Mon cher monsieur Arthur, dit M. de Noï d’un ton délibéré, et avec ce dégagement de manières qui trahit le dégagement du cœur, nous venons, madame et moi, vous demander à dîner.

Arthur regarda M. de Noï en face, comme pour sonder sa pensée et scruter là signification de ses paroles.— Soyez les bienvenus, dit-il ; seulement, madame se rappellera que nous sommes ici à la campagne, et que la campagne est un lieu d’exil pour les royautés déchues et les fronts découronnés[Par MagalieMyoupo] Réapparition de l'idée de la chute politique. C'est à partir de cette grille de lecture qu'Arthur envisage sa relation avec tous ses "supérieurs" sociaux..— Point de précautions oratoires, dit M. de Noï, c’est Amélia[Par MagalieMyoupo] Il s'agit d'un prénom extrêmement donné dans la première moitié du XIXe siècle. Est-ce une allusion au personnage d'Amélie (cf. la tragédie Les Vêpres siciliennes de Casimir Delavigne en 1820) ? elle-même qui m’a engagé à venir ici.

Pour la première fois Arthur étudia la physionomie de la jeune femme. Il fut frappé de la révolution[Par MagalieMyoupo] Après les mentions de la déchéance, le mot reprend ici son sens politique. extérieure qui s’était opérée en elle, et dont nous avons décrit les symptômes. Madame de Noï baissait les yeux, et balançait doucement le cou, avec cette coquetterie naïve d’un oiseau qui essaye ses ailes. Sur ses lèvres, légèrement bleuies par le contact inaccoutumé de l’air, errait un demi sourire, moitié timide, moitié satisfait, semblable à l’expression indécise d’une jeune fille qui vient de faire le premier aveu de son amour et s’effraye déjà de son audace. Arthur remarqua avec une curiosité croissante toutes les nuances que nous avons indiquées, le long châle croisé négligemment sur sa poitrine, la forme irrégulière des bandeaux dont le niveau uni laissait échapper çà et là quelques cheveux qui voltigeaient sur les tempes, les ondulations molles et sans apprêt de la soie qui chatoyaient en sens divers sous les reflets du foyer, la teinte un peu passée des gants, qui accusait en madame de Noï une incompréhensible distraction, et surtout le laisser aller de cette physionomie, jadis si compassée et si glaciale, qui semblait s’être amollie et fondue au souffle d'un air amollissant[Par MagalieMyoupo] Variations autour du thème de la morbidezza explicité plus tôt. Comme Arthur et Henri échangent de caractère, Marguerite se glace au fur et à mesure que Mme de Noï s'attendrit. De ce point de vue, le prénom d'Amélia semble s'inscrire dans un imaginaire de la mollesse, du laisser-aller italien (qui commençait à s'esquisser avec les références picturales). En devenant une femme du Sud, on devient fatalement une possible amante.. Cet aspect, si peu prévu, l’avait jeté dans une sorte d’extase dont il avait peine à déterminer les causes, et à apprécier les effets. Un esprit, plus disposé aux impressions poétiques que le sien, se fût cru sous l’empire de quelque hallucination surnaturelle, tant l’image de madame de Noï lui apparaissait maintenant tout autre qu’elle ne lui avait apparu ; tant cette femme, ainsi tombée volontairement ou malgré elle de son piédestal[Par MagalieMyoupo] On oscille entre deux comparaisons : celle politique qui est négative (la déchéance) et celle artistique positive (la Galatée qui s'est animée pour enfin venir à la rencontre de l'homme)., avait gagné de grâce et de suavité en perdant de sa hauteur ; tant pour paraître moins parfaite aux regards de l’analyse rigoureuse, elle paraissait plus belle aux yeux de l’instinct humain, et du sentiment intime[Par MagalieMyoupo] Instinct et sentiment entrent bien en accord avec une représentation topique des passions dans l'espace méditerranéen. Encore une fois, ici, le modèle semble bien être Stendhal (et plus précisément, la relation entre Julien et Mathilde de la Mole)..

Madame de Noï leva les yeux, et jouant avec son pied sur le parquet :- Ne voulez-vous pas, dit-elle à Arthur, nous donner à dîner ?

Arthur garda encore quelques instants le silence. La voix de madame de Noï venait de lui révéler un nouvel accord qui comblait cet ensemble d'harmonie à moitié entrevu, quoique encore incompris ; son accentuation n’avait plus cette sécheresse et cette rigueur d’intonation qui pénétrait dans le cœur comme la lame froide d’un poignard ; les paroles qu'elle avait prononcées donnaient un démenti à tout son passé, et reniaient pour ainsi dire ses aïeux. Elle avait parlé d'un ton simple, naturel, ou mieux, ainsi qu’un ami qui parle à un ami, une sœur qui s’entretient avec son frère, une femme douce et sympathique qui cherche un écho à sa voix.

Arthur portait alternativement ses regards sur M. de Noï et sur celle qui, jusque-là, s’était offerte si opiniâtrement à son esprit, sous l’aspect d’une grande coquette ; ses idées étaient bouleversées ; sa logique, d’ordinaire si ferme, s’embarrassait dans un réseau de conjectures et de folles suppositions ; un jeune homme, hésitant entre la crainte et l’espérance, aux genoux de sa première maîtresse, tantôt repoussé par un regard sévère, tantôt attiré par une pose excitante, un geste encourageant, n’est pas plus vacillant et plus incertain,— Permettez alors, dit Arthur, que j’aille donner mes ordres.— Des ordres ! dit madame de Noï ; mais vous voulez donc traiter à la campagne comme on traiterait à Paris ? Nous sommes des campagnards, de vrais campagnards, je vous en préviens : du beurre et du lait, voilà tout ce qu’il nous faut.

M. de Noï écoutait sa femme avec ravissement, et se complaisait à ce spirituel enjouement d’une grande dame qui se met à son aise ; c’était pour lui comme le spectacle d’une reine à sa toilette ; et, sous les inspirations secrètes qui lui venaient du cœur, sa figure s’épanouissait doucement, et son front se dilatait dans une atmosphère de sérénité et de bonheur.— Venez-donc avec moi, dit Arthur à celui-ci, vous qui connaissez les intentions de madame, vous me les apprendrez, afin que je m’y conforme.

En même temps, Arthur prit le bras du diplomate, et l’entraîna avec lui, en ajoutant :— Madame nous pardonnera de la laisser seule ; nous sommes à la campagne, partant point de gêne.

Lorsque la porte du cabinet se fut refermée, M. de Noï prit la main d’Arthur, et la pressant dans la sienne avec une affection expansive :— Monsieur, lui dit-il, permettez que je vous remercie sincèrement ; je vous dois le bonheur que j’éprouve : vous avez agi loyalement ; vous avez noblement servi ma confiance ; merci ! encore une fois.

En écoutant ces énergiques remercîments , Arthur était froid et impassible ; le mot de l’énigme, qu’il cherchait, était encore un secret pour lui, et, en emmenant M. de Noï avec lui, son but unique était de le lui arracher ; aussi procéda-t-il par la voie la moins détournée, celle de l’interrogation.— Madame de Noï est-elle donc décidée à renoncer à Paris, à ses pompes et à ses œuvres ? demanda-t-il avec un demi-sourire qui jouait l’indifférence.— Oui, oui, dit le diplomate ; c’est une affaire conclue, arrêtée ; nous vivrons à la campagne, tous deux, tout seuls.— Vraiment ! dit Arthur qui roulait en son esprit toutes les combinaisons possibles pour arriver à la solution du problème. Elle est déterminée à quitter Paris ? elle aime la campagne ?

M. de Noï se contenta de répéter longuement les détails qu’il venait d’effleurer ; la résolution de sa femme étant venue subitement, sans effort, sans provocation, c’était à Arthur qu’il fallait en attribuer l’honneur.

Arthur hochait silencieusement la tête ; enfin, après une heure de questions et d’explications inutiles, il rentra avec M. de Noï dans le cabinet, et se contenta de dire, en s’inclinant respectueusement devant la grande coquette[Par MagalieMyoupo] Désignation qui est peut-être liée à un effet de focalisation intérieure. Arthur, encore trop étonné par ce changement, a du mal à substituer une nouvelle image d'Amélia à l'ancienne. La pointe ironique de ce chapitre le confirme. :— Madame est servie !


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte