VI.
Lorsque les convives retournèrent dans le cabinet d’Arthur, le soleil n’avait pas encore quitté l’horizon ; son disque était voilé, par des vapeurs rougeâtres, mais des gerbes brillantes perçaient victorieusement ce rideau, et, frappant sur les vitres et les ardoises, semblaient en faire jaillir des étincelles de feu. Un vent tiède rasait la terre, et son souffle agitait à peine les branches inférieures des arbres ; l’atmosphère était lourde comme en un soir du mois d’août, le ciel se montrait tacheté par d’innombrables nuages, et plus d’un laboureur hochait la tête à ces signes infaillibles d'un lendemain pluvieux[Par VincentBierce] On retrouve ici le procédé traditionnel qui consiste à lire symboliquement dans le paysage et le ciel l'avenir de la relation entre les divers personnages. C'est une métaphore que l'on retrouvera à la dernière ligne du chapitre, procédant ainsi à un effet de bouclage éminnement symbolique.. Mais enfin la soirée était belle, et les sons aigres d'un violon, qui parvenaient par intervalles jusqu’aux fenêtres du château, annonçaient que les habitants de Saintry la mettaient à profit.
M. de Noï, après avoir fait l’éloge du temps et comparé la pureté vivifiante de l’air qu’il respirait avec les miasmes de la capitale, proposa à sa femme, du ton le plus aimable, d’aller prendre part aux danses du village.— Je suis charmé, dit Arthur Raimbaut, que M. de Noï m’ait prévenu ; j’hésitais à faire cette proposition, et pourtant je sentais combien un simple cabinet de travail est un triste salon de réception.
Madame de Noï était assise devant la croisée, et ne paraissait que médiocrement occupée de ce qui se passait autour d’elle ; elle se leva machinalement, et se disposa à sortir sans appuyer d’un seul mot son assentiment. Arthur la jeta, pour ainsi dire, au bras de Henri, et s’empara vivement de celui de M. de Noï. Il ralentit alors sa marche de manière à laisser assez d’avance aux deux premiers pour que ses paroles ne pussent arriver distinctement à leurs oreilles. Arthur avait compris que le moment était venu de frapper le coup décisif ; pas un mot d’affaire n’avait été échangé entre lui et M. de Noï depuis l’arrivée de celui-ci au château, mais cette visite spontanée annonçait hautement que le combat ne serait pas long, et que l’issue n’en était pas douteuse. Aussi, quand ils arrivèrent à la salle de danse, M. de Noï disait à Arthur en dégageant son bras.— Eh bien ! donc, que tout soit fait comme vous l’entendez, et terminons le plus tôt possible.
Mais vainement on aurait cherché dans les yeux d'Arthur une nuance de satisfaction, et sur ses lèvres un sourire de triomphe. Ses espérances étaient pourtant réalisées, la grande pièce du morcellement avait trouvé son acquéreur, la partie était gagnée, et, quelques jours plus tôt, cette chance si favorable eût rencontré moins de froideur dans l’âme d’Arthur Raimbaut. Une réaction violente et imprévue s’était opérée chez cet homme ; la fièvre de spéculation était la révulsion d’une autre fièvre[Par VincentBierce] Le chapitre s'inscrit bien dans la continuité de l'histoire personnelle d'Arthur, contée deux chapitres auparavant : la spéculation n'est pour lui qu'un moyen de vengeance, elle ne doit être comprise que comme la conséquence du mépris jadis professée par la jeune Madame de Noï à l'encontre du petit pâtre tombé amoureux d'elle. ; il avait appliqué là toute l’énergie de ses facultés, comme un médecin emploie les remèdes les plus violents pour appeler au dehors le feu qui menace de dévorer l’intérieur du corps. Mais le mal réel avait reparu, et son intensité s'était accrue des efforts faits pendant longtemps pour le comprimer. Arthur, suivant jusqu’au bout la route que ses calculs avaient ouverte, que son habileté avait aplanie, et parvenant au but avec un bonheur et une promptitude merveilleuse, n’était pas plus touché que s’il se fût agi de l’intérêt d’un étranger, que s’il eût exécuté et vu réussir les projets conçus par une autre pensée que la sienne. M. de Noï fut frappé du flegme incroyable avec lequel Arthur Raimbaut accueillit son acquiescement aux conditions de la vente, mais il le compara au sang-froid du joueur consommé, qui ramasse son or sans sourire, comme il l’aurait vu sans sourciller disparaître sous le râteau du banquier. Entre sa noble existence et l’existence de cet inconnu, il ne voyait pas encore d’autre point de contact que la négociation d’une affaire.
La salle du bal[Par VincentBierce] On retrouve une scène de fête, qui fait évidemment pendant à la scène de fête villageoise au chapitre 5 du tome I. Mais à la description du trouble amoureux entre Henri et Marguerite, interrompu par l'arrivée du mari jaloux, succède ici une scène qui met en valeur la rivalité amoureuse et la jalousie entre les deux femmes. se composait simplement d’un toit appuyé par une de ses extrémités contre un mur, et soutenu à l’autre extrémité par deux poteaux. Une base grossièrement équarrie, et la partie supérieure de ces poteaux tournée avec non moins d’art, attestaient que le charpentier avait eu la prétention d’en faire des colonnes. Au fond, une planche posée sur des tréteaux servait de trône au ménétrier[Par VincentBierce] Ménétrier : musicien populaire qui faisait danser les villageois, le plus souvent au son du violon, en particulier à l'occasion des noces., dont le pied, frappant vigoureusement la mesure, mettait à l’épreuve la sonorité et la solidité de cet échafaudage. Les sons qu’il tirait de son instrument n’eussent pas été des plus agréables pour une oreille chatouilleuse, et pourtant, la danse était plus animée dans la grange que jamais elle ne le fut dans un salon de Paris, aux accords de l’orchestre le plus harmonieux[Par VincentBierce] On retrouve ici la comparaison déjà croisée entre les moeurs de la ville et celles de la campagne ; thème décliné quelques lignes plus bas à travers la comparaison entre l'homme de luxe et l'homme de labeur, puis à travers celle entre la grande dame et la fermière.. Le jour était alors près de finir, mais des appliques en fer-blanc suspendues au mur et aux poteaux promettaient que les plaisirs ne finiraient pas avec lui.
L’entrée des nouveaux venus causa une légère sensation, mais le mouvement de curiosité, qui avait détourné plus d'une tête, fit place en un instant à une indifférence qui n’était pas exempte d'affectation. Le peuple des campagnes est jaloux, cent fois plus jaloux que le peuple des villes, de protester contre la supériorité des classes élevées ; et tant que son intérêt n’exige pas rigoureusement de lui une conduite différente, il pousse ses protestations jusqu’à la grossièreté. Il était bien évident pour tous les paysans, réunis dans la grange, que l’homme opulent arrivé le matin dans un brillant équipage était déjà, ou allait devenir propriétaire du château de Saintry. Mais, dans l’ensemble de la vente, le château était le lot de pierre, comme il y avait eu le lot de bois, le lot de pré ; l’un était pour l'homme de luxe, les autres pour l'homme de labeur, et celui-ci devait se trouver l’égal du premier.
Le murmure des voix et le bruit des verres n'avaient donc subi qu'une légère et presque imperceptible suspension ; un seul individu continuait à examiner Arthur Raimbaut et M. de Noï, jetant sur le premier un regard de méfiance, sur l'autre, un regard de curiosité : cet individu était le fermier Guillaume Évon[Par VincentBierce] Ainsi se trouvent enfin réunis tous les personnages principaux du récit. ; il avait mis dans son costume tout l'appareil convenable à sa dignité, et la ceinture tricolore flottait majestueusement à son côté.— Monsieur de Noï, dit Arthur en s'approchant vivement de Guillaume Évon, permettez- moi de vous présenter M. le maire de la commune de Saintry ; vous êtes désormais au nombre de ses administrés.
Arthur pallia par un coup d'œil ce que sa phrase pouvait avoir de choquant pour la vanité de M. de Noï, et celui-ci prouva par un demi-sourire qu'il ne s'en trouvait nullement offensé ; en même temps il salua le maire, mais avec un air de protection que Guillaume Évon lui rendit assez gauchement.— Je ne vois pas madame Évon, reprit Arthur, quelle raison peut l'empêcher de prendre part à vos plaisirs ?— Madame Évon est une capricieuse qui a passé deux heures à sa toilette, et cela pour aller se planter sur une chaise dans le coin le plus obscur de la salle ; j’ai toujours vu sa tête travaillée par d'étranges lubies, mais depuis quelque temps les accès deviennent si fréquents et si singuliers, qu'ils commencent à m'inquiéter sérieusement.
Arthur ne fit pas grande attention au ton concentré qu’avait pris la voix de Guillaume Évon en prononçant ces dernières paroles ; mais, suivant l'indication de son doigt, il vit en effet Marguerite assise à quelque distance, derrière un des piliers. Jusqu’au moment où la voix d’Arthur avait frappé son oreille, elle avait paru absorbée dans ses réflexions ; à cet instant seulement elle releva vivement sa jolie tête, et sans l'ombre que répandait sur elle la projection du poteau, on aurait pu remarquer l’éclair de rougeur qui colora ses joues.
Pour elle, comme pour lui, Arthur eut voulu ne point rencontrer Marguerite au bal.— Quelle est cette femme ? lui demandait quelques instants après madame de Noï, tandis qu’Arthur Raimbaut s’excusait auprès de ses hôtes de les avoir laissés seuls si longtemps.— C’est madame Évon, la femme du maire de Saintry.— Sa figure est charmante, dit M. de Noï, elle se dessine au milieu des autres femmes du village comme une rose parmi des fleurs d'églantier.
Madame de Noï ne revint pas sur ces éloges pompeux, tant elle avait la conscience de sa supériorité sur Marguerite ; et en quelques minutes, l’idée comme l’image de la fermière étaient loin de la grande dame.
Mais lorsque, plus tard, Arthur Raimbaut figura dans un quadrille à côté de madame Évon, et vis-à-vis de madame de Noï, ce fut au tour de Marguerite à l’interroger et à lui dire.— Arthur, quelle est cette dame ?— Celle qui désormais habitera le château de Saintry.— Dites-moi pourquoi sa présence me fait mal.— Parce que l’imagination, opiniâtrement fixée sur un seul point, finit par y découvrir des fantômes.— Non, non, Arthur, cette femme était connue de vous ; elle vous regarde comme souvent je me surprends à vous regarder moi-même[Par VincentBierce] A la perspicacité observatrice d'Arthur, sur laquelle le récit a longtemps insisté, répond celle de Marguerite qui parvient très rapidement à déceler le lien singulier qui unit Arthur à Mme de Noï..— Marguerite, en vérité, vous agissez comme un enfant, votre main tremble et ce tremblement sera sensible pour le premier qui la touchera ; vos traits sont agités par le trouble, et vous ne songez pas que le moindre de vos gestes est exposé aux yeux de la foule qui nous entoure.— Eh bien ! je serai calme, je renfermerai dans mon cœur l’angoisse de mes pressentiments ; mais mon trouble est bien pardonnable : Arthur, jusqu’ici j’avais quelquefois pensé que vous ne m’aimiez pas, jamais que vous en aimiez une autre.
La fin de la contredanse dispensa Raimbaut de poursuivre cet entretien pénible ; il ramena Marguerite auprès du fermier, qui n’avait point cessé de les examiner tant qu’avait duré le quadrille.— Je vois, monsieur Raimbaut, que vous n’avez pas réussi à rendre cette belle dame moins triste, dit Guillaume Évon ; je tâcherai d'être plus heureux et de connaître au moins la cause de ses chagrins.
Puis, quelques pas plus loin, Arthur rencontra Henri :— Arthur, vous n’avez pas oublié sans doute la promesse sacrée que vous m’avez faite, et cependant j’ai vu des larmes dans les yeux de Marguerite !
Ainsi s’amoncelaient les éléments de l’orage prochain ; mais Arthur avait jeté le gant[Par VincentBierce] Expression intéressante qui renvoie de manière sous-jacente à la fois à la querelle entre Arthur et Henri à propos de Marguerite et au duel futur qui opposera Arthur et M. de Noï à propos de Mme de Noï. , il n’avait plus qu’à marcher devant lui. Une heure après, il regagnait le château donnant le bras à madame de Noï, et causant très-vivement avec elle.