Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 7

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VII.

Il était deux heures, et, contre ses habitudes d’activité, Arthur Raimbaut n’avait pas quitté la petite chambre qu’il occupait au premier étage du château. Enveloppé dans une longue redingote croisée sur la poitrine, et penché sur le dossier d’un fauteuil, il semblait oublier tous les intérêts de sa vie ordinaire, et laissait aller son esprit au courant de ces rêveries où la réalité a moins de part que l’imagination. Sa figure avait ce caractère de contentement inquiet, de satisfaction combattue qui indique les angoisses de l’attente mêlées aux douceurs de l’espérance, et cette espèce d’indécision qui arrête et glace l'âme au milieu même de ses plaisirs les plus violents, de ses plus chaudes émotions. Ainsi qu’un voyageur, près d’atteindre le sommet d’une montagne, s’arrête et jette un regard étonné sur la campagne qu’il vient de parcourir, sur la verte vallée qui étend au-dessous de lui son manteau bariolé, ainsi faisait Arthur prêt à s’élancer dans l’avenir[Par Yohann] David joue ici de l'inversion du topos romantique du voyageur au sommet de sa montagne. Ce dernier regarde en avant pour imaginer où ses pas le mèneront (c'est un prophète) tandis qu'Arthur regarde en arrière pour déterminer le chemin à suivre en avant (c'est un analytique).. Le souvenir du passé le retenait encore, et il entrevoyait dans l’ombre une barrière infranchissable à ses désirs. Au bruit que fit la porte de la petite chambre, en tournant sur ses gonds, il sortit enfin de son immobilité, et une légère rougeur colora sa joue lorsqu’il aperçut Henri debout devant lui[Par Yohann] Nouvelle allusion à la statue du Commandeur.. Les traits du jeune homme étaient empreints de tristesse et de sévérité ; les lignes de sa physionomie juvénile ressortaient plus que de coutume ; les contours de son front, ordinairement arrondis comme la tête d’une jeune fille, se contractaient vers les tempes, et des touffe de cheveux, irrégulièrement éparpillées, y projetaient des ombres anguleuses. Jamais Henri n’avait subi une transformation si complète. Son regard, indécis d’ordinaire, et comme caché sous un voile de timidité craintive et d’enfantine irrésolution, s'arrêtait ferme et clair sur Arthur, sans affectation, sans effort. À voir ainsi ces deux personnages, l’un homme de volonté et d’énergie, devenu irrésolu et timide, l’autre enfant doux et soumis, devenu courageux et fort, on eût cru que, par une subite métamorphose, les rôles avaient changé. Henri atteignait la virilité, Arthur redescendait à l’enfance[Par MargotFavard] Le renversement hiérarchique entre les deux personnages, annoncé avant, est le coeur de ce chapitre où Henri prend le rôle de l'homme viril et âgé. En toute logique physiognomique, les changements de caractère sont aussi changements physiques. Le paragraphe suivant y ajoute une physiognomie de l'intérieur : le désordre moral d'Arthur se lit dans le désordre de sa chambre..

La chambre d’Arthur était sombre, et l’apparence de nudité qui la caractérisait donnait à cette entrevue un cachet de douleur et de resserrement ; le brouillard étendait son crêpe noir sur les croisées sans rideaux, où les arbres du parc projetaient leurs profils dépouillés comme autant de maigres squelettes ; dans l’encadrement en bois d’une alcôve apparaissait une modeste couchette, assez semblable à un lit de camp, dont les matelas, foulés en tous sens, attestaient une de ces insomnies douloureuses qui participent des agitations de la fièvre ; outre le fauteuil où Arthur était assis, trois ou quatre chaises de paille seulement complétaient l’ameublement. Cette chambre ressemblait à celle d’un soldat : c’était le même délabrement, la même incurie. Il y avait, dans Arthur, quelque chose de cette résignation militaire qui s’accoutume aux privations, plutôt par habitude et par apathie que par nécessité et par héroïsme. Comme tous les hommes qui consacrent leur vie au triomphe d’une idée bonne ou mauvaise, à une pensée de moralisation ou de vengeance, d’édification ou de ruine, il méprisait tous les accessoires du luxe, toutes ces fantaisies du bien-être qui ont tant de prise sur les âmes molles, sur les existences paresseuses et sans but. Cet aspect nu et austère contribuait à éclairer le contraste des deux figures que nous avons décrites ; et, dans un pareil cadre, il était impossible de placer des détails touchants, des sentiments affectueux et doux. La décoration indiquait déjà la scène. Ces croisées sans rideaux, ces murs sans ornements, cette cheminée sans feu, qui ne contenait plus qu’un amas de cendres froides, faisaient assez pressentir une de ces situations austères qui resserrent le cœur et contristent[Par MargotFavard] Contrister : causer une tristesse profonde. l’imagination.

Henri était roide et immobile devant Arthur ; une de ses mains tombait le long de la cuisse, tandis que l’autre, cachée sous les parements d’une redingote croisée, tourmentait par intervalles sa poitrine à la hauteur du cœur[Par MargotFavard] C'est désormais Henri qui est décrit dans la posture de Napoléon, ce qui confirme l'inversion de son caractère avec Arthur..— Je suis bien aise de vous voir, dit à la fin Arthur en indiquant du doigt une chaise au jeune homme, qui conserva obstinément son attitude immobile ; j’avais à vous parler, Henri, et j’aurais déjà été vous trouver, si j’étais moins paresseux et moins souffrant. Asseyez-vous donc.

À cette invitation précise, Henri ne jugea pas à propos d’opposer une plus longue résistance ; il s’assit en face d’Arthur, sans que sa figure eût rien perdu de sa fierté première et de son intensité d’observation.— Vous êtes souffrant, monsieur[Par MargotFavard] L'italique vient ici souligner la froideur et la distance d'Henri, ce qui est explicité dans le paragraphe suivant. ? Demanda-t-il froidement et du ton d’un homme qui lutte contre ses affections et ses sympathies personnelles, pour n’écouter que la voix de fer d’un devoir rigoureux ; dites-moi alors ce que vous avez à me dire. J’avais aussi à vous parler : mon tour viendra plus tard.

L’accent impassible et froid du jeune homme échappa-t-il à Arthur ? ne remarqua-t-il pas cette étrange appellation de monsieur qui, pour la première fois, lui était adressée par Henri ? voulut-il abréger les détails d’une conversation pénible, et, sacrifiant les étrangetés de la forme, arriver plus vite, et sans détour, au fond ? Cette dernière supposition est peut-être la plus vraisemblable.— Henri, reprit-il, des affaires importantes me forcent à quitter ce pays, pour un temps ; car, soyez-en sûr, j’y reviendrai : j’ai donc besoin, pour terminer ma liquidation, d’un ami sûr, d’un homme de confiance, d’un autre moi-même qui veille sur mes intérêts comme sur les siens, et me représente, moi absent, comme je me représenterais moi-même. Pour remplir cette mission, j’ai songé à vous, Henri ; ai-je bien fait ?

Henri garda quelques instants le silence, comme si, dans le secret de son cœur, il eût balancé les différentes chances d'une combinaison, et eût été contenu d’une part par la raison, et de l'autre par les tentations décevantes d'un premier mouvement.— Et quelles sont, dit-il, les affaires pressantes qui vous forcent à partir ? Votre esprit est-il donc si remuant et si agité qu'il faille déjà lui préparer une pâture nouvelle ? avez-vous tellement peur du repos que vous ne puissiez supporter, sans mourir, une inaction de quelques jours ? votre vie est-elle condamnée à se mouvoir dans un cercle sans fin ? votre désir de locomotion et de mouvement est-il insatiable ? et, comme les condamnés[Par MargotFavard] Henri est décrit en rhéteur moraliste. Il brosse le portrait d'Arthur en homme aux désirs insatiables mais maudit, par le biais d'un jeux allusif avec les grands suppliciés. Ces allusions semblent marquer l'empathie du jeune homme tout en rappelant que son ami est condamné pour un crime qu'il a effectivement commis. Cette ambivalence est d'ailleurs explicitée dans le paragraphe suivant., entendez-vous une voix qui crie à vos oreilles : " Toujours ! ... toujours ? ..." enfin, où voulez-vous aller ? ...

La voix du jeune homme, grave d'abord, s'était accentuée sur la fin ; dans ses paroles, dans le pli imperceptible de sa lèvre inférieure, dans l'expression tristement dédaigneuse de ses regards, perçait je ne sais quelle muette ironie glaciale et écrasante, compatissante à la fois et acérée, comme l’ironie des vieillards. [NOTE ?] Arthur se sentit involontairement ému, et baissa la tête. Il fallait que, dans le cœur de cet homme, un orage bien violent eût soufflé, pour qu’il se laissât aller ainsi à ces signes d’abattement et de faiblesse. En le voyant, nul n’aurait pu se défendre de cette impression de mélancolie qui vous prend à l’aspect d’un vieil arbre dépouillé par la base, et jonchant le sol de ses débris.— On m’écrit de Lyon qu’il y a, dans les environs de cette ville, une propriété à vendre ; je vais la visiter ; et ne voulez-vous pas, Henri, me remplacer ici pendant mon absence ? Soyez-en sûr, je vous récompenserai.

Arthur avait prononcé ces mots à voix basse, avec cette demi-assurance qui vient plutôt du sentiment d’un parti pris, et qu’on veut mener à sa fin, que d’une conviction profonde et solidement établie.— Quelle récompense me donnerez-vous ? dit Henri.— Henri, continua Arthur, vous êtes jeune, et vous n’avez pas encore de chemin tracé, de position faite dans le monde ; je veux vous tracer un chemin, je veux vous faire une position. L’affaire que nous venons de terminer ici a réussi au delà même de mes espérances : nous partagerons le bénéfice par moitié, en frères.— Nous ne sommes plus frères, dit Henri gravement et sans changer d'attitude.— Qu’avez-vous ? Henri ?... Mon enfant, qu’avez-vous ? demanda Arthur en se levant avec un effroi véritable ; votre mère n'était-elle pas la sœur de mon frère ? n’avons-nous pas été élevés dans le même pays, dans cette vallée d’Auch[Par MargotFavard] Auch est une forme particulière pour Auge. Un article de Patrice Brasseur ("Les principales caractéristiques phonétiques des parlers normands", deuxième partie, Annales de Normandie, 1978, 28-3, p. 275-306 : http://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_1978_num_28_3_5287) explique qu'en bas-normand, les consonne finales sonores ont tendance à devenir sourdes (Auge>*Aug>Auch). La vallée d'Auge baigne en effet les environs de Lisieux où les protagonistes ont passé leur enfance. Certes, Arthur parle de la "Vallée d'Auge" dans le chapitre 11 du tome I, et ici de la "Vallée d'Auch", mais il dit la même chose de ces deux vallées qui n'en font en fait qu'une : "Cette belle vallée d'Auge où nous avons vécu tous deux" (t.1) devient ici "cette vallée d'Auch où mes plus riants souvenirs et les vôtres sont restés". Remarquons en outre que le premier volume se terminait par une réplique d'Henri intimant à Arthur l'ordre de ne plus lui parler de la vallée d'Auge pour se consacrer corps et âme au bonheur de Marguerite, joyau dont l'écrin est la vallée de la Seine, en Brie (le joyau de la vallée d'Auge, c'était Mme de Noï, nous apprend le deuxième volume). Est-ce un jeu conscient d'Arthur, que de revenir à cette vallée dont le souvenir lui est interdit, en accentuant son attachement par cette prononciation plus folklorique ? où mes plus riants souvenirs et les vôtres sont restés ? Ne vous souvient-il plus que ma main a soutenu vos premiers pas, et que j'ai promis à votre faiblesse l’appui de ma force et de mes conseils ? Oh ! parlez, parlez, Henri ; quittez avec moi, qui vous aime, cet air froid et sévère qui m'effraye ; redevenez mon ami, mon frère ! En quoi ai-je démérité de votre affection ? comment suis-je devenu coupable à vos yeux ? quel souffle mauvais a passé sur notre amitié ? quel mauvais génie a désuni nos existences liées au berceau ? Souvenez-vous, Henri, souvenez-vous ! ...

Henri ne répondit pas ; seulement, celle de ses mains qu’il cachait sous sa redingote fit un de ces mouvements qui ressemblent à un sarcasme ou à une menace ; puis, se levant à son tour, il regarda Arthur fixement, et d’une voix sombre laissa tomber ces mots :— Je me souviens. Mais vous, monsieur, vous souvenez-vous ?

C'était la seconde fois de sa vie que le jeune homme, en parlant à celui qu'il avait si longtemps considéré comme son père, se servait du mot monsieur. Cette fois, plus que la première, ce mot, étrange dans sa bouche, avait pris une signification accablante et dure ; on eût pu en comparer l'accentuation à celle du juge qui lit au prévenu son verdict de condamnation[Par MargotFavard] Cette comparaison juridique guide la suite du dialogue d'Arthur et d'Henri. Par ailleurs, Henri mène là, pour la première fois, une tirade d'une grande maîtrise rhétorique..— Que signifient ces paroles ? demanda Arthur ; expliquez-vous.— Ne me comprenez-vous pas ? reprit celui-ci lentement et en appuyant sur chaque mot ; il faut que votre mémoire soit bien troublée, ou votre intelligence bien obscurcie. Vous me faites pitié, Arthur ! car vous vous défendez vainement contre une pensée qui vous accable, contre une vérité qui vous menace malgré vous ; peut-être aurais-je dû vous épargner la peine de mentir ! Vous voulez partir !... vos affaires vous appellent loin d'ici, vous allez visiter une propriété qu’on vous a indiquée ; en tout ceci, une seule chose est vraie, c'est que vous voulez partir ; mais n’essayez donc pas de me donner le change : ce n'est pas un voyage que vous méditez, c’est une fuite. Ne niez pas ; le mensonge n'est pas dans votre caractère, et je rougis pour vous de la contrainte que vous vous êtes imposée. Le motif de votre départ, je le sais ; au besoin, je pourrais vous dire quel jour, à quelle heure et avec qui vous avez l’intention de partir : je sais tout, tout, vous dis-je. Ne me répondez pas ; je devine votre réponse et j’entends vos reproches. J’ai suivi vos pas, épié votre conduite, surpris vos plus intimes confidences, tout ce qu’il vous plaira ; accusez-moi, si vous voulez, d’avoir joué un rôle indigne de moi, indigne d’un honnête homme ; dites qu’écouter aux portes, le soir, dans l’ombre, est le propre, non d’un ennemi loyal, mais d’un traître, d’un misérable, d’un espion ; soit : je suis prêt à tout, résigné à tout. À vos injures, méritées ou non, je n'opposerai que mon silence, je supporterai vos accusations sans me plaindre, je boirai le calice jusqu’à la lie, sans pâlir et sans détourner la tête ; car, voyez-vous, quand on s'est imposé un devoir, il faut l’accomplir ; quand on s’est dévoué une fois, il faut pousser le dévouement jusqu’à ses dernières conséquences. Je me suis dévoué ; que m’importent donc les moyens, pourvu que ma mission s’accomplisse ! Oui, je vous ai épié, je me suis glissé comme un voleur jusqu’à la porte de votre chambre, j’ai appliqué mon oreille sur la serrure, pour mieux entendre tout ce qui s’y disait, et j’ai tout entendu[Par Yohann] Rapprochement entre les deux hommes : Arthur avait lui aussi suivi un autre homme jusqu'à la porte d'une chambre.. Vous croyiez, n’est-ce pas, qu’il était facile de me tromper ; vous me preniez pour un enfant aveugle et faible qu’on pouvait gagner par la première caresse, apaiser par le premier mensonge : vous vous trompiez. Le jour où vous m’avez dit : « Marguerite est perdue pour toi », j’ai compris quelle était ma tâche ; je me suis senti dans le cœur une force et une résolution nouvelles. L’amour me rendait timide, le malheur m’a fait fort ; et, maintenant, entre nous deux, c’est une lutte d’homme à homme, et peut-être, de nous deux, est-ce vous qui faiblirez le premier. Quand vous m’avez dit : « Marguerite est à moi », la première pensée qui m’est venue est celle-ci : Peut-être est-il plus digne que moi de son amour ; et alors, dans l’affection que je vous portais, je me retraçais vos grandes et nobles qualités, et les grandissant encore, je me disais : il est bon, noble, généreux ; il ne voudra pas que son amour soit fatal à une pauvre femme qui l’a aimé tout d’abord, sans réflexion, sans réserve ; les engagements qu’il a pris, il les tiendra ; il lui donnera du bonheur en échange du mien qu’il a pris.

Ainsi pensais-je, Arthur, et, dans mon malheur, je me sentais heureux, qu’à défaut du mien, le cœur de Marguerite eût choisi un cœur comme le vôtre ; et, plein de l’admiration que je me sentais pour vous, j'osais à peine me plaindre, et je trouvais juste que le meilleur et le plus grand des deux eût la plus large part ; seulement, en justifiant le choix de Marguerite, je ne renonçais point à mes droits ; plus j'avais perdu, plus j’avais le droit d'être exigeant envers vous. En échange du sacrifice que je m’imposais, je m’étais acquis un privilège imprescriptible, le privilège que donne le martyre. Si vous rendiez Marguerite heureuse, je n’avais qu’une seule ressource, la résignation et le silence ; aussi, ne vous ai-je fait qu’une seule question : « L’aimez-vous ? — Oui » m’avez-vous répondu. C’en était assez ; vous acceptiez, vis-à-vis de moi, une responsabilité inaliénable ; sur les ruines de mon bonheur[Par MargotFavard] Arthur se présente toujours comme un agent de la Bande Noire, même dans les affaires amoureuses où il crée la ruine., vous vous engagiez à édifier le sien ; mes larmes garantissaient sa joie, mes douleurs cautionnaient son avenir. Vous me parliez tout à l’heure de cette riante vallée d’Auch où vous avez vu le jour, vous me retraciez les plaisirs de votre enfance, vous voudriez, disiez-vous, aller mourir aux lieux où fut votre berceau ; Arthur, c’est ici et non là-bas, c’est près de Marguerite qu’il faut mourir[Par MargotFavard] Voir le chapitre 11 du tome 1.. N’est-ce pas là ma réponse ? Arthur, vous en souvenez-vous ?

Henri s’était échauffé en parlant ; sa figure, pâle d’abord, s’était colorée peu à peu, dans ses yeux roulaient des pleurs comprimés qui mouillaient ses paupières, sa main droite tourmentait toujours sa poitrine comme si, par une compression puissante, il eût voulu arrêter les mouvements tumultueux de son cœur.— Vous souvenez-vous ? répéta-t-il en regardant Arthur avec une indicible expression de sévérité et de tristesse tout ensemble.— Je me souviens, balbutia celui-ci.— Oui, c’est ici, près d’elle, que vous devez mourir, afin de réparer, s’il est possible, les maux que lui ont causés votre amour, reprit Henri avec cette énergie que donne une conviction profonde et le sentiment d’un long et douloureux sacrifice ; ce que j’aurais fait, vous qui avez pris ma place auprès d’elle, vous devez le faire. Tout bonheur impose des droits ; vous avez pris l’un, ne devez-vous pas accepter les autres ? Ce que j’exigeais de vous, ne me l’avez-vous pas promis par votre silence même ? ne m’avez-vous pas dit que vous l’aimiez ? et quel engagement pourrait valoir un engagement pareil ? Répondez donc, Arthur, répondez : défendez-vous, au moins.

En écoutant Henri, Arthur marchait à grands pas dans la chambre, personnifiant ainsi la fable antique[Par MargotFavard] Allusion à Oreste poursuivi par les Erinyes. du coupable poursuivi par le remords. Lorsque le jeune homme, d’un ton de voix énergique et amer, lui cria de se défendre, il se retourna, et jetant sur lui un regard découragé :— Henri, dit-il, je suis bien malheureux, et, au lieu de m’accuser, vous devriez me plaindre ; car, si vous étiez plus avancé dans la vie, si vous saviez un peu ce que sont les hommes, livrés aux caprices du hasard, vous maudiriez la fatalité qui m’a poussé, au lieu de vous en prendre à moi d’une destinée[Par MargotFavard] Le roman tourne à la tragédie : Arthur devient un héros tragique, victime de la fatalité qui le poursuit. que je n'ai pas cherchée.

Henri était trop monté au ton de la colère, son cœur était trop plein de l’indignation qui le débordait, pour que, même dans la bouche d’Arthur, de semblables paroles produisissent sur lui l’effet amollissant qu'elles devaient produire. L'âme humaine [NOTE ?] est ainsi faite, que les impressions ne s'effacent que par degrés et lentement, avant de faire place à d’autres ; et que, pour passer de la colère à l’attendrissement, nous parcourons invariablement toutes les phases des passions intermédiaires. La voix d’Arthur, et son inexprimable accent d’angoisse, se brisa donc impuissant devant la résolution du jeune homme, qui continua :— Aujourd’hui, je vous l’ai dit, je ne suis plus votre frère, je ne suis plus votre ami ; je suis votre juge[Par MargotFavard] Henri prend cette nouvelle identité que son long discours annonçait déjà. La comparaison était suggérée par le narrateur, Henri se l'approprie. ; je viens vous demander compte des engagements que vous avez pris et que vous êtes prêt à rompre ; je viens vous rappeler les promesses que vous m’avez faites et que vous êtes prêt à violer. Je ne vous parle pas de Marguerite, vous ne l’aimez pas ; et quand vous m’attestiez votre amour, vous mentiez alors, comme vous avez menti aujourd’hui ; mais, entre vous et moi, il existe un contrat que vous ne pouvez pas rompre plus que moi. Si vous ne lui devez pas votre vie, à elle, au nom de son amour, vous la lui devez au nom de son malheur ; et, pourtant, ne devez-vous pas partir ce soir, ce soir même, avec une autre femme ? Est-ce de la loyauté cela, dites ? est-ce de la fidélité aux serments ? est-ce de l'honneur ?

Il s’arrêta encore une fois pour regarder Arthur, puis, donnant à sa voix une profondeur d’intonation qu’elle n'avait pas eue jusque-là :— Arthur, écoutez-moi, dit-il ; cette entrevue est grave, le jugement que je vais porter (je suis votre juge, ne l'oubliez pas) sera plus terrible que vous ne le pensez ; car c’est ici le jugement de Dieu[Par MargotFavard] Henri se constitue donc en instrument du jugement de Dieu. Il est juge, comme il le répète, et Dieu à la fois. Il apparaît comme une nouvelle figure du commandeur devant Arthur-Don Juan.. Vous ne partirez pas, ou, si vous voulez partir, je vais vous dire à quelle condition.

Pendant qu’il parlait, Henri avait retiré lentement sa main droite de l'étroite ouverture où elle était enfermée, et ramenant avec elle deux pistolets de poche qu’il posa gravement sur la cheminée :— Voilà ! dit-il ; vous ne partirez que moi mort !

Malgré le ton de gravité amère que Henri avait affecté dès le début de cette conversation, Arthur était loin de s’attendre à une conclusion aussi terrible. Jusque-là, il avait écouté les reproches du jeune homme avec cet abattement d'un homme qui se sent malheureux et coupable, et trouve à peine la force de se défendre contre les accusations de son propre cœur ; ce qui se passait dans son âme ressemblait assez à cette lutte du jour et de l’ombre, qui nous[Par MargotFavard] Après la réflexion sur "l'âme humaine", nouvelle intervention du narrateur qui s'unit au lecteur par le "nous" pour mener une réflexion sur les passions de l'homme. étonne vers la fin des soirées d’été par ses accidents contradictoires. La passion, aux prises avec le sentiment du devoir, bouleversait sa pensée avec des alternatives égales de victoire et de défaite, il entrevoyait le bonheur, et pourtant le bonheur était prêt à lui échapper. Sa vie lui paraissait soumise à une de ces destinées invincibles qui dominent certaines existences et les soumettent impérieusement à leur volonté capricieuse. Pourquoi, entre lui et la réalisation de ses rêves, le passé venait-il interposer ses souvenirs et ses insurmontables obstacles ? Par quelle fatalité, si près du but, se trouvait-il subitement arrêté par une barrière infranchissable[Par MargotFavard] Long moment d'interrogations internes d'Arthur. On suit le fil de ses doutes et angoisses. La réflexion sur la force du passé qui bloque l'avenir est à lier à une conception particulière de l'histoire. Voir à ce propos l'introduction. ? Un génie moqueur s’était-il donc acharné à sa perte, en épaississant sans cesse devant lui des nuages menaçants, et en rivant plus durement ses chaînes à chaque effort qu’il faisait pour s’en affranchir ? Comment s’était-il laissé glisser sur cette pente perfide offerte à ses désirs ? N’était-ce pas là un jeu cruel du sort, de ne lui avoir montré l’abîme qu’au moment où il venait d’y tomber ? Pourquoi Marguerite, avec ses charmes si séduisants, et son débordement de passion longtemps comprimée, s’était-elle trouvée sur ses pas pour l’enlacer et le retenir ? En présence de tant de doutes, d’anxiétés et d’angoisses, Arthur était irrésolu, faible, vacillant ; sa volonté n’était plus qu’une flamme mobile qui scintillait dans tous les sens comme un perfide mirage. Il se sentait attiré et repoussé tour à tour par des lueurs contraires, qui ne brillaient un instant que pour rendre plus épaisses et plus affreuses les ténèbres de sa pensée. Les hommes sont ainsi faits, que les plus forts parmi eux deviennent, au contact des événements, les plus faibles et les plus indécis. Plus Arthur avait montré jadis d’énergie et de force, plus, au moment décisif de sa vie, l’énergie et la force lui manquaient. Semblable à un soldat qui use ses cartouches dans les escarmouches[Par MargotFavard] Escarmouche : combat de courte durée et localisé. d’avant-poste, au jour du combat, il se trouvait dépourvu et désarmé.

La parole ardente et sévère de Henri l’accablait et l'épouvantait presque, et, dans son émotion, il y avait à la fois de la tristesse et de la crainte. Henri était pour lui le représentant des douces affections et des sentiments immuables ; il comptait sur son amitié comme sur une ressource qui ne pouvait pas lui manquer. Longtemps il s'était senti porté vers lui par cet irrésistible besoin d'affection qui, par une sympathie presque magnétique, unit la force à la faiblesse, comme le chêne au lierre. Il aimait Henri sans égoïsme, sans calcul, avec l'entier désintéressement d’un père qui s’attache à un enfant chétif, en raison même de ses infirmités. La vie du jeune homme lui semblait admirablement enchaînée à la sienne : c'était là le côté tendre et malléable de cette âme de fer. Toutes ses illusions, il les avait reportées vers lui, et avait déplacé pour ainsi dire le centre de son existence, afin de lui en donner la meilleure part. Or, lorsque cette idée terrible surgit tout à coup devant lui : se battre avec Henri ! lorsque, sur le marbre grisâtre de la cheminée, il vit reluire la batterie cuivrée des pistolets, un nuage couvrit sa vue, son front se dilata sous un courant électrique comme si les muscles s'en fussent détendus, il sentit par tout le corps un frissonnement involontaire qui lui serra le cœur et fit trembler ses membres ; une pâleur livide couvrit son visage. Il eut peur ; il eut froid.

Et qu’on ne se méprenne pas à nos paroles : le mouvement d’effroi que nous signalons n’est pas le résultat de cette faiblesse vulgaire, de ce saisissement nerveux qui caractérise la lâcheté des hommes ordinaires, mais plutôt cette impression douloureuse qui déchire les cœurs les plus élevés au moment où la dernière espérance leur échappe, où le dernier bandeau, qui cachait à leurs yeux les amertumes de la réalité, tombe et se brise, emportant avec lui les décevantes promesses d’une illusion chérie. Et qui, dans sa vie, n’a pas ressenti cette sensation solennelle de découragement et de tristesse, alors que l’adieu d’une maîtresse adorée s’est éteint dans l’espace, comme le souffle de la brise au bord des mers, alors qu’une voix insensible et dure a jeté à son oreille cette parole qui glace d’épouvante les plus hardis et les plus insouciants : "Réveille-toi ! ..." Ô vous qui tombez fleur à fleur, feuille à feuille ainsi que la verdoyante couronne des forêts, ô nos illusions de jeunesse, que devenez-vous en nous quittant ? dites-nous, au moins, où est creusée votre tombe, afin que nous allions y pleurer la perte de notre bonheur.

Un autre sentiment liait encore plus étroitement le fort au faible. Malgré la morgue attachée sur sa figure, Arthur trouvait dans son ami une confraternité de pensée et de nature qu’il avait reconnue dès le premier abord. Aux yeux d’Arthur, Henri apparaissait comme un miroir[Par MargotFavard] Henri apparaît comme le miroir d'Arthur, pour ce dernier. Alors même que le roman les a pour l'instant surtout montrés comme en un miroir inversé, ici s'ouvre la possibilité d'une continuation entre les deux, ce que l'inversion de leurs caractères indique déjà et que la fin du roman va confirmer. qui lui reproduisait les traits de sa jeunesse et cette exubérance d’imagination qui se resserrait sans s’amoindrir, comme la sève d’un arbre qu’on élague pour le rendre plus fort. Henri était pour ainsi dire la continuation d’Arthur ; il reproduisait sa vie, ses souffrances, ses illusions mille fois comprimées et toujours vivaces ; il le recommençait tout entier. Comme un flot pousse un autre flot, Henri suivait Arthur pas à pas, et pressait du pied la trace de son pied ; c’était toujours le même bruit, la même fougue, la même action. Le sillon qu’en passant avait creusé Arthur, Henri y marchait à son tour ; l’un était le premier anneau de la chaîne, l’autre en était le second[Par MargotFavard] L'image de la chaîne est ici appliquée aux liens familiaux entre Arthur et Henri. Elle revenait fréquemment auparavant pour dire la chaîne amoureuse qui lie les personnages du roman. ; il semblait que leur destinée fût commune, et que le ciel eût dit, en les créant : « Vous suivrez tous deux la même voie, vous frayerez le même sentier, les mêmes obstacles vous arrêteront, les mêmes épines vous déchireront la main ; l’un arrivera au même but que l’autre ; si l’un tombe, l’autre tombera ; vos chances sont égales, votre vie parallèle, et vous n’aurez pour vous deux qu'un calvaire. »

La destinée d’Arthur se débattait dans un cercle vicieux d’où il ne pouvait échapper ; il se sentait pressé de toutes parts entre les deux tranchants d’un dilemme impossible à vaincre. En proie à mille agitations, son âme pliait sous le choc, et au milieu des nuages qui obscurcissaient sa vie, il entrevoyait distinctement un point noir et menaçant.

Henri avait gardé quelque temps le silence, comme s’il eût voulu laisser à sa conclusion le temps de produire son effet ; sa figure était pâle, et son regard avait pris involontairement ce caractère de fierté douloureuse, symptôme des résolutions combattues.— Partirez-vous, Arthur ? demanda-t-il à la fin d’une voix légèrement forcée.

Arthur se débattit encore un moment contre les pensées diverses qui l’obsédaient, et regardant son interrogateur avec cette tristesse d’une âme forte qui se sent faiblir :— Henri ! Henri ! vous êtes bien cruel ! et vous me récompensez bien mal de l’amitié que je vous ai vouée. Quoi ! vous voulez que je me batte avec vous ? il faut que je vous tue, ou que je sois tué par vous ! Songez-vous bien à cela ? Votre main ajustera-t-elle, sans trembler, ma poitrine ? verrez-vous, sans pâlir, couler mon sang qui est le vôtre ? et si le ciel a marqué irrévocablement le terme de ma destinée, est-ce vous qui devez vous constituer l’instrument de ses décrets ? Vous me voyez faible, Henri, et vous m'accablez au lieu de me soutenir ; vous me voyez malheureux, et vous m'accusez au lieu de me consoler. Que vous ai-je donc fait, Henri, que vous soyez si injuste ? Je vous ai ravi votre bonheur ! Mais si le ravisseur avait plus souffert de son triomphe que la victime de sa défaite ; si cette victoire, que vous me reprochez avec tant d'amertume, je me l'étais reprochée à moi-même plus amèrement que vous ne pouvez le faire ; si une destinée mauvaise, plutôt que ma volonté[Par MargotFavard] Arthur fait de lui-même un personnage tragique, qui n'est pas responsable de son malheur et de celui qu'il provoque. La suite de son discours poursuit cette argumentation et renverse la position de bourreau et de victime : Arthur est victime de son destin., m'avait entraîné à consommer votre ruine ; si, en tout ceci, je n'avais été que le misérable jouet de cette puissance aveugle qui nous égare à sa suite, et nous cache l'abîme afin de nous y précipiter plus sûrement ; si vingt fois, détournant la tête vers le passé, je m'étais écrié : Henri, Henri, pourquoi m'as-tu parlé trop tard ? quand tu n'avais que la main à étendre pour me relever, pourquoi ne l'as-tu pas étendue ? pourquoi as-tu manqué de confiance envers moi, qui appelais ta confiance ? Si tout cela était vrai, serais-je donc si coupable ? aurais-je donc mérité la dureté que vous me montrez, et ne serais-je pas mille fois plus à plaindre qu’à blâmer ? Et tu veux, Henri, que nous nous battions ! Cela est-il vrai, dis ? peux-tu le vouloir ?

La voix d’Arthur était brisée ; tantôt il précipitait sa parole avec la rapidité d’un coupable qui veut tout d’un coup décharger sa conscience, et la montrer à nu aux yeux de son juge, tantôt il entrecoupait ses phrases avec un accent d’anxiété et d’angoisse.— Si vous persistez à exécuter vos projets de fuite, dit Henri d’un ton grave, je vous le répète, il faudra nous battre : ma mort seule peut vous livrer passage.— Je ne me battrai pourtant pas, reprit Arthur : sur mon honneur, je ne me battrai pas avec toi.— Il le faut, dit Henri en prenant sur la cheminée un des deux pistolets et en le présentant à Arthur.— Je ne me battrai pas, te dis-je, continua Arthur avec force ; plutôt subir toutes les humiliations, endurer toutes les tortures que d’accepter un pareil combat. Libre à toi, Henri, de presser la détente de ce pistolet et de l’appuyer contre ma poitrine ; je ne me détournerai pas, sois tranquille ; je ne reculerai pas devant la mort ; mais, pour me battre, non : mourir, à la bonne heure !

Arthur était au comble de l’agitation ; des gouttes de sueur inondaient son front et coulaient lentement sur ses joues, ses lèvres s’entrouvraient, comme si les convulsions intérieures de sa poitrine eussent sollicité un plus large passage à ses efforts, les tressaillements de ses muscles accusaient cette lutte désespérée de la volonté et de la force, qui se sentent subitement arrêtées par un obstacle insurmontable.— Partirez-vous ? demanda Henri.— Écoute-moi, dit Arthur en fermant les yeux pour recueillir ses sentiments confus, et les coordonner. Je vais tout te dire.[Par MargotFavard] Enfin Arthur confesse à Henri son secret (sa rencontre avec Mme de Noï). Il passe aux aveux comme dernier recours dans sa plaidoierie de défense face au juge Henri. Quand tu m’auras entendu, tu prononceras sur mon sort ; je jure d’obéir à ta volonté, et d’accepter ton arrêt ; écoute-moi seulement. Un jour, il m’en souvient, tu m’as demandé, Henri, si j’avais aimé. Je me suis tu, alors. Aujourd’hui, je parlerai. Je te dévoilerai le mystère de mon âme, le secret de ma destinée. Henri, c’est l’amour qui m’a fait ce que je suis ; j’ai aimé comme toi ; plus que toi, peut-être, j’ai souffert. Soit orgueil, soit curiosité, j’étais tout jeune, que déjà mon imagination m’entraînait en des régions inconnues. Tous les jours, à seize ans, j’errais seul dans les riants détours de notre chère vallée[Par MargotFavard] Arthur se fait à nouveau narrateur de son âge d'or pastoral et de l'épisode clé de sa destinée., et tous les bruits de la nature prenaient une voix et jetaient à mon oreille d’irritantes paroles, le souffle du vent gémissant à travers les longues files de peupliers qui bordent le fleuve, les chants éloignés et plaintifs des pâtres, le petit cri joyeux de la mésange qui faisait son nid dans les buissons de nos halliers[Par MargotFavard] Hallier : enchevêtrement de buissons épais., tous ces murmures incomplets de la création, qui élèvent incessamment vers son auteur un hymne mystérieux, me jetaient en d’ineffables extases, en de longues et indéfinissables rêveries. Quelquefois, lorsque la nuit me surprenait dans la prairie, couché dans les hautes herbes, je sentais ma poitrine se gonfler, mes yeux se voiler, des pleurs stériles amollissaient ma paupière, et de bizarres visions voltigeaient devant moi comme des ombres dansantes. C’étaient de riants songes de femmes belles et parées, avec des éclairs dans les yeux, des reflets argentés sur les épaules, des mains effilées et attirantes, des paroles touchantes murmurées à voix basse, et semblables aux modulations fugitives de la brise matinale. Tout pâtre que j’étais, je m’élançais, par la pensée, dans le monde brillant des rêves ; comme le papillon qui brise sa chrysalide, je secouais la poudre de mes haillons, je me voyais beau, riche, éclatant, aimé. Oh ! aimé, surtout ; l'amour, c’était là le dernier sommet de toutes mes pensées, c’était le terme dernier de mon ambition d’enfant. Je rêvais un amour pur à la fois, plein d’abnégation et de désintéressement, un amour tel, qu’il n’a jamais existé peut-être que dans l’imagination d’un pauvre petit pâtre normand, entouré de tous les prestiges d’une opulente nature, comme un grain de sable enchâssé dans une bordure de brillants.

Un jour, une femme m’apparut, elle était belle, noble, riche, elle habitait un château. Je l’aimai. Une occasion me fut offerte de la voir, de lui parler, un mot de mépris d’elle décida de toute ma vie ; j’accusai le sort de ne m’avoir pas fait riche et noble comme elle ; et j’enveloppai dans un même sentiment de haine tous les nobles et tous les riches. Tu comprends maintenant, Henri, toutes mes actions, toutes mes jouissances. Non, ce n’est pas un vain amour de la fortune qui m’a jeté dans ces entreprises hasardées qui ont usé mon existence. Quand on me croyait avide, je n’étais qu’irrité et souffrant ; je ne voulais pas m’enrichir, mais me venger[Par MargotFavard] L'entreprise de ruine d'Arthur (et de sa Bande Noire) sert donc une vengeance personnelle.. Voilà pourquoi j’éprouvais un sentiment de joie amère quand je faisais tomber une à une les pierres de quelque édifice élevé à grands frais par la noblesse et l'opulence. Voilà pourquoi j’accomplissais, avec tant de vigueur, cette œuvre de destruction que je m’étais imposée. C’était un défi que l’homme adressait à la destinée ; et dans ce combat inégal, je croyais avoir apporté assez d’énergie pour le supporter jusqu'au bout. Un moment, un seul moment, a encore bouleversé toutes mes résolutions et détruit cet échafaudage de vigueur factice. Cette femme qui, de pâtre, m’avait fait démolisseur de château, je l’ai revue, et je suis revenu à ma première nature ; le petit pâtre amoureux s’est retrouvé ; je l’aime encore, Henri, comme au premier jour où je la vis dans la vallée d’Auch, jeune et belle, avec une robe blanche flottant au vent et un bluet dans les cheveux. C’est que, pour moi, cette femme si fière s’est faite douce et bonne, c’est qu’elle a oublié toutes les orgueilleuses traditions de sa race pour mettre son cœur à la merci du mien, c’est qu’elle est descendue de toute sa hauteur pour venir à moi, à travers les préjugés du monde et ses impérieuses exigences, c’est que la distance des noms[Par MargotFavard] L'amour a rédimé le mépris initial et effacé la hiérarchie sociale entre les deux personnages. a disparu entre nous, qu’elle me nomme Arthur, et que je la nomme Amélie[Par MargotFavard] Au chapitre 5 du second tome, M de Noï l'avait appelée "Amélia", ce qui constitue un probable hypocorisme., et cette femme, oh ! plains-moi, Henri, c’est avec elle que je voulais partir, cette femme se nomme madame de Noï !

Arthur s’arrêta, il était ému et tremblant. Sur le bord de sa paupière vous eussiez vu briller une larme qui, par un dernier effort de volonté hésitait avant de tomber, Henri le regarda longtemps ; et, dans cette muette contemplation, le front du jeune homme s’amollit par degré, comme un niveau de glace sous le souffle d’une brise d’été.— Oui, cela est vrai, nos destinées se ressemblent ; comme moi vous avez aimé, comme moi vous avez souffert ; c’est le sort, Arthur. L’homme est tout entier au passé ou à l’avenir ; la vie se passe à se souvenir ou à espérer ; et entre ces deux extrémités, le présent n’est qu’un point imperceptible qui nous échappe.— Me condamnez-vous, maintenant ?— Je vous plains, dit Henri.— Et que faut-il que je fasse ? demanda Arthur.— Vous ferez votre devoir ; vous resterez.

Henri n’ajouta rien de plus. Le juge était aussi pâle que le coupable, et, comme lui, il se sentait prêt à pleurer.— Et qui lui annoncera une pareille résolution ? demanda Arthur d’une voix éteinte.— Il faut lui écrire, dit Henri.

Arthur, sans rien ajouter, traça quelques mots sur un papier qu’il plia, et qu’il remit à Henri[Par Yohann] Cette lettre explique l'irruption de Mme de Noï dans la chambre d'Arthur (chapitre 9, t. 2)..


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