Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 8

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VIII.

La faiblesse d’Arthur, ses hésitations, la détermination inexplicable de sa dernière résolution ne paraîtront étranges qu’à ceux qui n’ont pas assez profondément creusé les sentiments humains sous l’enveloppe qui les couvre[Par MargotFavard] Les passions humaines, en prolongement du chapitre précédent, sont d'entrée au coeur de ce chapitre. Elles se développent ici par les analogies avec la peinture et la machine., et ne savent pas encore que notre âme est tissue de contradictions, que les sentiments les plus opposés s’y mêlent et s’y heurtent, qu’en nous l’abattement du désespoir succède à la surexcitation de la fièvre, que toutes les nuances se confondent et s’entrechoquent, comme dans les peintures de Rubens[Par MargotFavard] La référence devient topique : il est déjà question de Rubens lorsque la veillée paysanne est décrite dans le chapitre 5 du t. 1., prodiges de richesses qui cachent sous un manteau de pourpre le secret de leur mécanisme et de leur pensée originelle. Presque toujours, ce qu’on nomme énergie dans les hommes, n’est qu'une vigueur factice prête à tomber au premier choc, comme on voit le ressort trop tendu d’une machine se briser en éclats. Toute la vie d’Arthur Raimbaut avait été ainsi couverte d'un nuage ; depuis dix ans, son impassibilité stoïque n’était qu'une lutte opiniâtre contre des sentiments primitifs, et une insurmontable tendresse de cœur. Semblable aux martyrs du vieux catholicisme, il s’était couvert d'un suaire pour imposer silence aux battements de son cœur, et les aiguillons des premières douleurs avaient laissé leurs traces dans ses flancs ; en vain, pour étouffer la voix secrète de ses désirs, avait-il essayé de demander à la vie active des spéculations, ses étourdissements et son ivresse ; en vain s’était-il imposé un rôle ; en vain avait-il voulu substituer un autre personnage[Par MargotFavard] En même temps que les illusions sont perdues, les masquent tombent. Depuis le tome premier, Arthur est aussi régulièrement présenté comme un acteur entrant en scène dès qu'il apparaît quelque part. à la place du sien, et, comme font les acteurs, abdiquer, au profit d'une situation et d’un caractère convenu, sa situation propre et son propre caractère. L’apparition de madame de Noï, image enchanteresse qui, depuis son enfance, planait sur sa pensée et sur son existence, comme le soleil sur son horizon de brouillards, venait de tout remettre en question, et il se débattait maintenant entre deux sentiments différents tous deux, mais tous deux puissants, qui se personnifiaient à ses yeux, et prenaient deux visages, deux voix, deux noms de femme, Marguerite ! ... et Amélie ! ... Presque tous les hommes, d’ailleurs, sont ainsi pendant toute leur vie, pressés entre un double écueil, comme entre les deux tranchants d’un dilemme ; et il n’en est pas un, peut-être, qui ne se soit trouvé acculé entre ces deux barrières infranchissables, le présent et l’avenir.

Seulement, parmi ceux qu’un même destin assimile, les plus malheureux sont les meilleurs[Par MargotFavard] Allusion à Matthieu, 20-16. ; et tandis que le vulgaire satisfait aisément aux appels de ses passions, les hommes d’élite[Par MargotFavard] Dans les chapitres du bal populaire au château (t. I, chap. 7 et 8), le peuple était déjà peint comme ayant des passions simples. En regard, Arthur, homme "d'élite", est aussi un romantique agité de tourments intérieurs. hésitent, tremblent, avancent vingt fois, et vingt fois reculent, toujours souffrants, toujours agités, et cherchent vainement le point d’appui qui doit leur servir de règle, et les jalons qui doivent leur montrer la route. Et pour ces hommes, ainsi placés, il n’est qu’un dénoûment possible, une fatale et terrible conclusion : le suicide[Par MargotFavard] Cette tentation du suicide dramatise l'ensemble du chapitre et crée son suspense. … Il n’y a que les esprits faibles qui supportent les positions mal définies et s’en accommodent. Les esprits droits et rigoureusement logiques, habitués qu’ils sont à pousser les principes jusqu’à leurs dernières conséquences, ont besoin de trancher tout d’un coup le nœud qui les embarrasse, et d’échapper d’un bond aux perplexités d’une situation contradictoire. Peut-être est-ce là la meilleure explication de ce grand problème mille fois débattu, et toujours à débattre. Peut-être est-ce là ce secret que tant de jeunes hommes, pleins d’espérances et d’avenir, ont enfoui avec eux dans la tombe ! ...

Le lendemain, vers les six heures du matin, Arthur était encore dans sa petite chambre, assis et pensif comme la veille ; on eût dit que le temps ne marchait plus pour lui, et que sa vie était vouée désormais à une désespérante immobilité[Par MargotFavard] Immobilité très inquiétante d'Arthur qui jusque-là a toujours été caractérisé comme homme d'action. Le voilà qui sombre dans l'inaction d'habitude réservée à Henri. ; il en était venu, à force de sensations contraires, à l’état de marasme où l’âme sommeille, et, n’attendant plus rien de la vie, anticipe sur le repos absolu de la mort. Son esprit ne saisissait plus que des idées confuses, semblables à ces vapeurs indécises qui accompagnent le crépuscule ; et, dans son abattement, il penchait douloureusement la tête, comme le voyageur, fatigué d’une longue route, qui s’asseoit sur le bord d’un fossé et se croise les bras.

Quelquefois, pourtant, son sang bouillonnait plus vite, son cœur battait avec violence, et une voix mystérieuse lui soufflait ces paroles puissantes : " Pourquoi souffres-tu qu’une influence puérile s’interpose entre toi et le bonheur ? N’es-tu pas maître[Par MargotFavard] Cette plongée dans l'intimité du personnage est l'occasion d'un retour de son instinct individuel au carpe diem et à la liberté. de ta destinée, et as-tu besoin de t’attendrir sur les malheurs d’une femme que tu n’as jamais aimée, et qui t’oubliera bientôt, comme toutes les femmes oublient ? Marguerite ! ... Que t’importe son nom ?... que te veut-elle ? qu’accepte-elle de toi ? Est-ce un lien éternel qu’une distraction passagère ? et le bonheur est-il si peu de chose, que tu refuses de l’acheter au prix d’un si faible sacrifice ? et quel est l’homme, après tout, qui se laisserait enchaîner par un engagement pareil ? quel est celui qui, pour assurer son avenir, ne jetterait volontiers au vent la cendre de ces amours éteintes ? Réveille-toi, Arthur, rappelle-toi ton inflexible volonté ; sois homme, sois heureux ! ... "

En écoutant cette inspiration, Arthur se sentait pris, pour un moment, d'une recrudescence d’énergie, et d’un irrésistible besoin d’action, qui remuaient son âme et l’agitaient en tous les sens. Il s’étonnait d’avoir cédé si facilement à la voix d’un enfant, et d’avoir timidement baissé la tête devant des reproches, qu’il avait prévus, et des terreurs qu’il aurait dû braver. Sa figure alors se colorait, et dans ses yeux brillait ce feu sauvage qui accuse les convulsions intérieures et les déterminations violentes de la volonté. Comme le corps d’un reptile, son corps se tordait sur le fauteuil où il était assis. Il était en proie à cette obsession cruelle des mauvaises pensées qui tiraillent l'esprit et le tiennent, pour ainsi dire, suffoqué et haletant. Puis, peu à peu, le délire s’affaiblissait, la surexcitation causée par le bouillonnement d’un sang trop, ardent, se dissipait en fumée. Et une autre inspiration, succédant à la première, lui insinuait ces graves et sévères avertissements : " Que parles-tu de bonheur, le bonheur peut-il être là où la vertu n'est pas ? Tu as pris des engagements sacrés, oserais-tu les rompre ? tu t'es lié par serment, briseras-tu les liens du devoir, pour obéir aux caprices de ta passion ? Sois malheureux, mais reste honnête ; et à défaut de ces illusions menteuses qui t'attirent dans leurs pièges, tu auras au moins le calme de la conscience, et le sentiment du devoir accompli. "[Par MargotFavard] Le chapitre fait entendre les deux voix du dilemme moral d'Arthur déchiré entre le coeur et la raison.

Et malgré lui, Arthur écoutait en silence cette voix douloureuse ; il se croisait les bras, résolu à se laisser emporter au courant des vagues, sans faire aucun effort pour gagner la rive, ou s'accrocher à une bouée de sauvetage. Une seule pensée résumait pour lui toutes les perplexités de cette situation : Il faut en finir ! et, la tête penchée, il regardait mélancoliquement le pistolet de Henri qui était resté sur le marbre de la cheminée.

La figure d’Arthur était devenue pâle, et dans ses yeux ne brillait plus qu’une flamme fauve et sinistre, semblable aux dernières lueurs d’un incendie qui s’éteint. Il se leva alors, et, debout devant la croisée, se prit à contempler l’immense étendue du parc qui se déroulait à ses pieds, et les premiers jets de verdure qui commençaient à poindre sous le couvert d’un ciel gris et nuageux. Déjà les chatons des jeunes bouleaux perçaient sous leur enveloppe blanche et luisante comme une peau de serpent, les premières pousses des grands tilleuls s’élançaient pleines de sève et dardaient leurs rameaux dans les nues, et, sous la mousse humide, les graminées étendaient leurs touffes rampantes ; la nature avait cet aspect moitié de contentement, moitié de tristesse, qui ressemble au demi-deuil d’une orpheline, ou à ces beaux sourires trempés de larmes que les poètes prêtent à la mélancolie. Il y avait, dans ce spectacle, une puissance occulte et voilée qui, peu à peu, s’empara de l’âme d'Arthur, et émoussa les aiguillons les plus vifs de sa douleur. Ses sentiments les plus âcres prirent insensiblement une teinte moins vive, et l’incandescence de sa pensée, les agitations de son cœur, les pulsations violentes de ses artères firent place à une sorte de résignation terne, qui l'enveloppa tout entier dans son linceul. Ses yeux regardaient sans voir, des larmes mouillaient ses paupières. Il ressentit à peu près l'impression silencieuse que nous ressentons tous à l’aspect de quelque humble et obscur cimetière de village[Par MargotFavard] Ce chapitre voit la multiplication des motifs funèbres : linceul, pistolet, demi-deuil d'une orpheline, cimetière, etc. Les signes s'accumulent pour suggérer que le protagoniste court à la mort., dernier asile de ces modestes et simples existences qui s’écoulent sans bruit et s'effacent, ne laissant après elles d’autre trace et d’autre souvenir qu’une croix de bois sur une tombe de gazon. Par un mouvement instinctif, il frappa du bout des doigts sur les vitres de la croisée, qui tintèrent sourdement, et renvoyèrent aux échos de la petite chambre leurs accords monotones. Triste harmonie qui s’accordait merveilleusement avec la tristesse et la monotonie de la scène.

Tout à coup, au milieu de ce calme silencieux, de ce muet oubli de toutes choses, une impression aiguë fit tressaillir les muscles de son front et frémir les cils de ses yeux, comme si, à l’aspect d’une apparition inattendue et terrible, toute son âme se fût émue. Il recula d’un pas, et son regard s’arrêta avec une fixité maladive sur une ombre de femme[Par MargotFavard] Comme lors de sa première apparition (t. I, chap. 3) Marguerite apparaît comme un fantôme. L'apparition merveilleuse devient ici spectre bien plus funèbre. qui se dessinait à l'extrémité de la grande allée.— Marguerite ! murmura-t-il avec angoisse.

C’était Marguerite, en effet, qui venait de pousser la grille d’entrée et s’avançait d’un pas rapide vers le château. Tout éloignée qu’elle était, on pouvait déjà distinguer, dans son allure, cette précipitation saccadée, cette irrégularité fiévreuse qui, chez les femmes, trahit les préoccupations de l’esprit et le trouble précurseur des situations hasardeuses. Quand Arthur la vit approcher, et franchir d’un pas ferme les degrés du péristyle, il ne put se défendre d’un involontaire mouvement d’effroi, et tous les souvenirs de son cœur lui jetèrent à l'oreille cette fatale question qui résumait toutes ses craintes, et les formulait d’un seul mot :— Que me veut-elle ?

Puis, il se dirigea vers la porte de sa chambre[Par MargotFavard] Nouvelle scène d'ouverture de porte : la demande d'amour dans le roman est bien souvent demande d'ouverture de porte., comme si, par une intuition claire et spontanée, il eût deviné les intentions de Marguerite, et calculé, à coup sûr, la marche et les effets de sa passion.— Ouvrez-moi, monsieur, dit une voix étouffée et presque éteinte, ouvrez-moi vite.

Arthur pressa vivement le bouton de la serrure, et la fermière apparut devant lui, haletante et les yeux hagards. Tout en elle accusait le désordre d’un esprit bouleversé, et le trouble d’une raison jetée violemment hors de ses gonds. Sa toilette[Par MargotFavard] La toilette traduit le désordre de l'âme, pour les yeux physiognomes d'Arthur et du narrateur., si soignée d’ordinaire, et si gracieusement compassée, manquait d'ordonnance et de tenue ; son canezou[Par MargotFavard] Canezou : corps de robe sans manches. de drap noir, à trois rangées de boutons, le même qu'elle portait à la veillée[Par MargotFavard] Voir le chapitre 5 du premier tome. Cet écho annonce le bouclage de l'intrigue amoureuse. où Arthur l'avait rencontrée, était désagrafé par le haut, et laissait voir les extrémités d'un mouchoir à carreaux, enfoncé au hasard plutôt que croisé sur la poitrine. Mal emboîtée dans l'échancrure du corsage, son épaule droite apparaissait nue, et se gonflait par intervalles avec ce boursoufflement des chairs et cette plénitude extraordinaire que les artistes admirent comme le symbole de la passion. Ses cheveux, toujours lisses et polis comme la surface d'un lac, se découpaient sur son front en lignes inégales, et s'échappaient en mèches capricieuses ; une rougeur ardente colorait la pommette de ses joues, et montait jusqu'aux tempes, en s’empreignant, vers l’angle de l'œil, d’une teinte sanglante ; sur ses souliers, des traces de poussière et d'humidité ; dans sa main fermée, des gants flétris et déchirés en mille endroits, complétaient cet ensemble désordonné, et lui donnaient cet aspect sauvage et inculte de l’amour ou de la colère, que l’éducation peut dissimuler sans l’effacer jamais.

En voyant tant de beautés poétiques et vigoureuses aux prises avec une émotion accablante, et se colorant aux reflets de la passion, comme un beau paysage sons les teintes ardentes d’un soleil d’été[Par MargotFavard] Condensation du paysage état-d'âme à la toilette état-d'âme pour peindre les affres de la passion chez Marguerite., Arthur demeura un instant immobile, comme si le sentiment de sa position personnelle se fût un instant effacé pour ne laisser place qu’à l’enthousiasme d’un spectateur désintéressé. Une fois cette première émotion calmée, il avança lentement un fauteuil auprès de Marguerite, et l’invita d’un geste à s’asseoir. La fermière se laissa tomber tout d’une pièce sur le fauteuil qu’on lui présentait, ses lèvres s’entr’ouvrirent pour parler, mais l’émotion qui la suffoquait ne put livrer passage qu’à des sons inarticulés et à des mots sans suite. Elle baissa la tête, et prit sa poitrine à deux mains pour en contenir les ardentes palpitations.

Arthur eut peur.— Qu’avez-vous, Marguerite ? demanda-t-il à voix basse, avec un mélange de compassion et de crainte.

Pour toute réponse, la fermière appliqua plus fortement ses deux mains sur sa gorge, comme pour dire :— Attendez !

Arthur s’appuya sur le dossier de son fauteuil, et pencha sa tête sur l’épaule nue de Marguerite avec une expression d’anxiété douloureuse. Tout à coup, elle se leva, et, se posant par un bond vis-à-vis d’Arthur, qui eut à peine le temps de relever la tête : — Arthur, dit-elle en lui jetant un regard tout de feu, m’aimez-vous ?

Ce brusque début, cette voix saccadée, ce coup d’œil interrogatif et ardent à la fois, produisirent, sur les nerfs d’Arthur, un effet semblable à celui d’une commotion électrique ; un frisson parcourut son corps, et il passa sa main dans ses cheveux, comme pour chasser de son cerveau le vertige qui l’envahissait.— M’aimez-vous ? répéta Marguerite avec un sang-froid glacial, qui contrastait horriblement avec l’agitation qu’elle avait montrée jusque-là ; et, sans donner d’autre signe d'émotion, qu'une espèce de frémissement sourd, semblable au bruit d’un fer rouge qu’on plonge dans l’eau froide :— Je vous aime, dit Arthur. Que voulez-vous de moi ?...

Marguerite le regarda quelque temps en silence, pour s’assurer, en scrutant sa physionomie[Par MargotFavard] Marguerite se révèle étonnamment, comme Arthur, animal de sang-froid et physiognomiste. Cela traduit à nouveau les menaces qui planent sur Arthur, dépossédé de ses traits de caractère par Marguerite, après l'avoir été par Henri. De captive, Marguerite se fait maître, prenant l'initiative de faire avancer l'action par des aveux arrachés à Arthur., de la vérité de ses paroles. Elle se balança un instant sur ses jambes, avec l’impatience mal déguisée d’un captif qui s’apprête à briser ses fers et à prendre possession de sa liberté. Puis, sa voix, de sourde qu’elle était, devint sonore et éclatante, son visage resplendit d’un éclat insolite, ses pieds se fixèrent au sol avec une énergie épileptique.— Faites de moi ce qu'il vous plaira, dit-elle ; je suis à vous, à vous seul. Gardez-moi avec vous ; emmenez-moi. Prenez-moi pour votre servante ou pour votre maîtresse, peu m’importe, pourvu que vous ne me chassiez pas, pourvu que vous me gardiez. Mais surtout ! oh ! surtout, évitez-moi l’affront de vos conseils, de votre raison, de votre sagesse, que vous nommerez du désintéressement. Ne me dites pas que je me perds, que j’engage mon honneur, mon avenir, mon bonheur peut-être ; que je suis folle, insensée, que le monde me blâmera, qu’il imprimera sur mon front un cachet d’infamie. Mépris, malheur, infamie, je sais tout cela ; je brave tout cela. Gardez-moi, ou chassez-moi, voilà tout ; mais sans phrases, sans hésitation. Tout est prévu, tout est calculé. Voulez-vous me sauver, oui ou non ?[Par MargotFavard] Cet ultimatum de Marguerite dérange les plans d'Arthur, qui avait prévu, ironie du sort, la même entreprise avec Amélie de Noï. ...

À ces esprits timorés, qui n’aperçoivent les femmes qu’à travers un voile de circonlocution et de réticence, et qui pourraient blâmer le langage que nous prêtons en ce moment à Marguerite, nous répondrons que, dans le monde, dans les salons, où la passion est emprisonnée dans une triple ceinture de préjugés, de convenances et de craintes superstitieuses, il est possible que les femmes ne franchissent jamais les limites de la parole, que l'hypocrisie des conventions sociales leur impose ; mais les âmes vierges, et longtemps solitaires, se soumettent-elles volontiers à ces lois rigoureuses qui compriment les âmes malléables et usées au frottement de la civilisation ? nous ne le croyons pas ; il y a, d’ailleurs, des situations où l'éducation elle-même devient impuissante. Devant la passion arrivée à son dernier terme, les convenances disparaissent, les préjugés s’effacent. Quand l’incendie envahit un palais, que devient la grâce du portique et la symétrie des alignements ?

À cette allocution rapide et passionnée, Arthur ne trouvait pas de réponse en son cœur. Il était muet, pâle, immobile ; semblable à un homme qui assiste, sans le comprendre, à quelque grand bouleversement de la nature, il chancelait[Par MargotFavard] Arthur chancelant, voilà précisément ce que développe ce tome deux depuis le retour d'Arthur à Saintry. Il chancèle devant ceux qu'il faisait ployer jusque-là (Henri, Marguerite). Son assurance se fissure en même temps que l'entreprise de la Bande Noire..— Si vous ne m’aimez plus, continua Marguerite, si mon amour n’était pour vous qu’une distraction passagère, un caprice de quelques instants, dites-le-moi franchement, hardiment, sans détour ; car, avant tout, je veux de la franchise, et si je dois mourir, je veux mourir d’un seul coup. Voyons, répondez-moi donc ; réponds-moi. Dis-moi : "j’ai assez de toi, va-t’en" et je m’en irai, et je ne te ferai pas de reproches, et je ne pleurerai pas ; je te le promets, je ne pleurerai pas ; mais réponds-moi ?

En disant ces mots, Marguerite avait rejeté sa tête en arrière, les veines de son cou s’étaient gonflées. Un moment, ses yeux offrirent ces clignotements de la fièvre qui précèdent le frisson. Tout à coup, de grosses larmes s’en échappèrent avec abondance et ruisselèrent sur ses joues. Arthur s’avança vers elle, et lui prit les mains avec l’affection inquiète d’un père qui calme les mouvements d’un enfant malade.— Marguerite, répétait-il, qu’avez-vous ? pourquoi avez-vous quitté votre demeure ? pourquoi êtes-vous ici en cet affreux état ?

La fermière demeura quelque temps encore debout, agitée de tourments convulsifs, et tordant dans ses mains crispées les mains d’Arthur. Ses muscles se détendirent, ses membres s’affaissèrent ; elle pleura amèrement.— Arthur, reprit-elle après quelques instants de silence, et en se laissant tomber de nouveau sur le fauteuil qu’elle avait quitté, je vais tout vous dire ; vous méjugerez, et, je l’espère, vous aurez pitié de moi, car c’est à cause de vous que je souffre. Vous me demandez pourquoi je suis ici, pourquoi j’ai quitté ma demeure. La demeure de mon mari ne sera jamais la mienne ; et, telle chose que vous décidiez, je n’y rentrerai pas ; non, je ne me soumettrai plus aux caprices, aux injures, aux mauvais traitements d’un homme ivre.

Marguerite s’arrêta ; une invincible honte semblait enchaîner ses paroles et paralyser sa volonté. Elle se cacha la figure dans son mouchoir, en sanglotant.— Voulez-vous donc que je retourne auprès de lui pour qu’il m’insulte, pour qu’il me frappe encore ? ...

Marguerite avait dit ces derniers mots d’une voix brisée, éteinte ; c’était l’accent désespéré de cet orgueil de femme qui braverait plutôt toutes les douleurs que de subir un seul affront ; c’était le cri de rage de l’ange déchu qui s’indigne et se révolte.— Frappée ! dit Arthur en se rapprochant encore une fois de Marguerite, avec cette sollicitude qui s’attache aux grandes humiliations.— Frappée ! dit Marguerite en souriant ; dites, battue ! ... c’est là le mot ... Marguerite Évon a été battue par son homme.— Et tout cela à cause de moi ? demanda Arthur.— Oui, dit Marguerite. Il a prétendu que je vous aimais, et moi je me suis abaissée à la ruse, à la dissimulation, au mensonge ; quand, à chaque instant, je sentais venir sur mes lèvres un aveu énergique et franc, quand mon sang bouillonnait dans mes veines, quand vingt fois j’ai été prête à lui dire : " Eh bien ! oui, je l’aime ! " Oh ! le ciel a été juste ! La honte pour prix de ma lâcheté ; car, voyez-vous, Arthur, je ne suis pas une de ces femmes qui ferment leur bouche sur le secret de leur âme ; la perfidie me pèse, le mensonge m’oppresse, et, dussent tous les malheurs retomber sur ma tête, je voudrais vous aimer sans détour, sans masque, loyalement et sincèrement, à la face du ciel.

Il est des instants où les sentiments de l’homme deviennent intraduisibles et confus, comme le bruit des flots pendant l’orage. Ce sont mille voix qui se heurtent, mille éléments qui se confondent ; le roulement de la foudre, le bruissement des vagues, le sifflement des éclairs ; c’est un pêle-mêle de sons étranges où l’oreille ne distingue rien, et qu’on se borne à décrire seulement, faute de pouvoir l’analyser. L’âme d’Arthur offrait, au moment où nous parlons, un pareil chaos. Il n’est pas un homme qui, en écoutant des paroles d’amour, même lorsqu’elles ne trouvent pas d’écho dans son cœur, ne ressente une âcre et puissante volupté, et cette exaltation de l’orgueil satisfait qui se fait jour à travers nos émotions les plus intimes, et nos sentiments les plus purs. La passion ressemble à ces vins chauds dont le parfum nous enivre autant que la saveur, et qu’on sent, même sans les goûter. Arthur était étourdi et comme ivre : dans son cœur bouillonnaient mille sentiments contradictoires qui se heurtaient comme les vagues, et y laissaient leur écume.

Il se fit un moment de silence.— Et, maintenant, maintenant ! reprit la fermière avec cet irrésistible accent de la faiblesse qui s’abandonne et se livre, ne me garderez-vous pas ?

Pour la première fois alors, Arthur revint au sentiment distinct de sa position. L’amour de cette femme, sa passion encore échauffée par l’irritation d’un orgueil blessé, les conséquences désastreuses du parti qu’elle voulait prendre, le danger d’une acceptation, et le danger non moins grand d’un refus, il vit tout clairement. Pour la première fois, aussi, l’image de madame de Noï, qui pendant cette scène orageuse, s’était tenue timidement à l’écart, se représenta de nouveau à son imagination, et il se retrouva, pour la seconde fois, en face de ce redoutable dilemme qui déjà avait enfoncé dans la plaie saignante de son cœur des aiguillons si acérés ! ... ces deux amours inconciliables, comment les concilier ? comment sortir de cet impasse terrible où il se trouvait acculé comme un lion blessé entre une double haie ? Marguerite ! madame de Noï !... ces deux noms tintèrent encore une fois à son oreille ; et dans son impuissance à soutenir un pareil choc, il s’appuya sur le dossier du fauteuil, et laissa tomber sa tête sur sa poitrine...— Eh bien ! reprit Marguerite en donnant à sa voix une de ces modulations qui attendrirait un bourreau, suppliantes et plaintives, craignez-vous donc que je ne vous coûte plus que vous ne m’avez coûté ? est-ce vous avoir donné trop peu, que de vous avoir voué mon amour ? refuserez-vous l’offrande d’une pauvre femme qui n’a pour trésor que son cœur, et qui vous supplie à genoux de le prendre ?

Arthur ne répondit pas ; sa volonté, si ferme en présence des intérêts matériels et des passions violentes, était faible et tremblante en présence des sentiments tendres et des intérêts du cœur. Allait-il donc briser d’un seul coup toutes les espérances de cette femme qui se traînait à ses pieds en suppliante ? allait-il, par un mot, la rejeter des hauteurs de son abnégation aux tristes réalités d’un amour méconnu, et d’un sacrifice inaccepté ? Et que dire à cette femme qui, dans l’abandon de son âme, avait prévu tous les malheurs, calculé toutes les chances ? Faire un appel à sa raison ; mais n’était-ce pas insulter son dévouement ? lui représenter froidement les suites probables du parti qu’elle allait prendre, mais se laisserait-elle tromper à un pareil langage ? les subtilités d’un désintéressement hypocrite masqueront-elles, à ses yeux, la dureté du refus et le refroidissement d’un cœur partagé ? Toutes ces banalités, que l’égoïsme des hommes a inventées pour se couvrir d’un manteau de bonté prévoyante, il les savait, et n’osait s’en servir, car il pressentait que Marguerite n’était pas femme à se laisser tomber dans un si grossier piège. Mais aussi, à celle qui venait lui dire, les larmes aux yeux et la mort dans le cœur : " Voulez-vous de moi, oui ou non ? " fallait-il donc répondre : " Laissez-moi ; ce cœur que vous m’offrez, je n’en veux pas ; votre amour est un fardeau qui me pèse ; partez, et laissez-moi marcher librement dans ma vie ? " Pour employer l’un ou l’autre de ces deux moyens, Arthur n’était ni assez hypocritement sot, ni assez cruellement brave ; aussi hésitait-il, ne trouvant dans son esprit aucun subterfuge, troublé, confus, sachant à peine s'il devait fuir ou rester. Marguerite le suivait du regard, et peut-être comprit-elle toutes les hésitations qui l’assaillaient, tous les doutes qui le tiraillaient en tous sens, car sa figure changea encore une fois d’aspect ; elle essuya les larmes qui coulaient sur ses joues, se redressa toute pâle, et s’approchant de lui, comme pour lire de plus près dans son cœur :— Vous ne répondez pas, dit-elle.

La force d’Arthur, cette force si chèrement acquise pendant tout une vie de contrainte, l’avait abandonné, il était plus faible en ce moment que cet enfant nommé Henri, auquel il avait tant de fois reproché sa faiblesse. Pour toute réponse, il fit un geste de la main, geste plein d’anxiété et de doute, à la façon du gladiateur mourant qui demande merci.

Ce fut à cette supplication détournée et honteuse que Marguerite répondit, lorsque s’adressant à lui :— Oui, j’ai pitié de vous, dit-elle, et je veux vous épargner un aveu qui vous coûte. Mon cœur vous gêne, ma présence vous importune ; ne le niez pas ; je le sais, je le vois. Il vous tarde d’être débarrassé d’une femme que vous avez prise, dans votre ennui, comme une distraction passagère. Vous parler de partir avec moi, de m’emmener ! Folle que j’étais, de songer à cela ! Folle que j’étais, de croire qu’on pouvait être heureuse après avoir été criminelle ! N’avez- vous pas d’ailleurs un autre intérêt qui vous attire ? un autre amour qui vous occupe ? une autre femme qui vous retient ?

— Marguerite ! dit Arthur d’une voix sourde, et comme s’il eût voulu s’opposer par un dernier effort aux progrès d’un incendie menaçant.— Ah ! je le conçois ! reprit Marguerite, c’est une grande dame, celle-là ! ... une femme du monde, de la société ! À la bonne heure ! voilà la passion qu’il vous faut, le cœur qui vous convient ; mais le cœur d’une fermière, fi donc ! vous en rougissez. Avant-hier, à la fête, ne vous ai-je pas vu suivre ses pas, écouter ses paroles, vous faire humble et complaisant pour elle, vous qui êtes si dur et si impitoyable pour moi ! Ses regards sont bien tendres, n’est-ce pas ? ses paroles bien douces ? son amour s’exprime autrement que le mien ? Ce n’est pas elle qui oublierait comme moi les convenances, qui viendrait vous dire : " Fuis avec moi ![Par MargotFavard] La méprise de Marguerite fait éclater, aux yeux du lecteur qui en sait autant qu'Arthur, toute l'ironie tragique de la situation. " Oh ! non pas ! Elle consentira peut-être à vous aimer, mais sous le couvert d’un mari, sous le manteau d’une réputation intacte ; concilier les bénéfices du vice et les avantages de la vertu, voilà raisonner, n’est-il pas vrai ? Aimez-la donc, c’est moi, moi qui vous le conseille ; elle est digne de tout votre amour, elle ! Puisqu’elle a tant fait que de descendre jusqu’à vous, c’est bien le moins que vous la receviez à genoux !

Arthur avait tressailli douloureusement, alors que la fermière, comparant sa conduite à la conduite probable de cette autre femme qu’elle abhorrait dans son cœur, en avait marqué la différence. La fermière se taisait. Quelque temps, elle voulut soutenir l'apparence de hauteur et d’audace qu’elle avait prise, en balançant sa tête de droite à gauche, avec une intention d’indifférence orgueilleuse, comme un lutteur qui défie son antagoniste et l’appelle au combat. Mais, tout d’un coup, et par une de ces transitions subites que la science attribue spécialement à la délicatesse maladive d’une organisation nerveuse, son énergie s’éteignit, sa tête tomba, et se cachant le visage entre les deux mains :— Et pourtant, dit-elle en sanglotant, je vous aime bien autant qu’elle !

Pendant quelques instants, le silence de la petite chambre ne fut troublé que par le bruit des soupirs de Marguerite qui s’échappaient, en sifflant, de sa poitrine gonflée. Quel est l’homme, dites-moi, qui ne se fût senti le cœur pris d’une douleur amère en assistant à un pareil spectacle ? quel est celui qui verrait, sans attendrissement, couler les larmes d’une jeune et belle femme, et ne voudrait les recueillir toutes en un calice, dût-il boire d’un seul trait ce calice empoisonné ?— Marguerite, dit Arthur, ne pleurez pas ainsi, la vie peut encore redevenir belle à vos yeux, et le désert du monde n’est pas si aride que vous ne puissiez trouver, un jour, une source d'eau rafraîchissante, une ombre salutaire ; c’est à moi, à moi seul de pleurer, à moi de mourir[Par MargotFavard] La tentation du suicide, déjà esquissée au chapitre précédent et au début du présent chapitre, se précise avec insistance..

Ces paroles produisirent, sur celle à qui elles étaient adressées, un effet contraire à celui qu'Arthur en attendait. Pour la seconde fois, elle essuya ses yeux avec une vivacité effrayante, et syncopant chacun de ses mots avec une douloureuse affectation de sang-froid :— Je vous ai promis de ne vous faire aucun reproche, dit-elle ; quoi qu'il m'en puisse coûter, je tiendrai religieusement ma parole. Adieu.

En même temps, elle se dirigea vers la porte avec la roideur d'un malade qui ramasse toute l'énergie de sa volonté pour dissimuler sa faiblesse.— Où allez-vous ? demanda Arthur avec effroi.— Je vais retrouver mon mari. Il m'interrogera ; je lui dirai tout, je lui avouerai que je vous ai aimé, que je vous aime encore, que je l'ai trahi, indignement trahi. Et alors, tout sera fini pour moi ; je lui demanderai la mort, et il me la donnera[Par MargotFavard] Le dénouement tragique est désormais en marche. Les amants se promettent une mort mutuelle..

Elle avait pressé de la main le bouton de la serrure, Arthur se précipita vers elle, et, par un mouvement énergique, quoique doux, la rejeta en arrière.— Marguerite, dit-il, laissez-moi m'occuper de votre sort, de votre bonheur, sinon pour le présent, du moins pour l'avenir.

Et, en sortant, il ferma la porte au verrou, sur Marguerite, qui n'eut plus la force de faire un pas pour le suivre.


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