Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 9

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IX.

La fermière demeura seule, en proie à ce désespoir qui s’empare des femmes, alors qu’elles sentent la base de leur vie leur manquer sous les pieds, et qu’elles cherchent vainement autour d’elles, dans ce grand naufrage des illusions et des espérances, un rameau sauveur[Par MagalieMyoupo] Cette figure annonce la métaphore de l'oiseau qui viendra plus tard désigner Marguerite. Toutefois, il semblerait qu'il y ait davantage dans cette image du rameau : à l'orée d'un chapitre qui se présente, en son début, comme un petit traité sur l'amour du point de vue des femmes (avec l'utilisation du "on" indéfini ou d'une première personne du pluriel qui englobe le lecteur, et le recours à un présent gnomique) n'y a-t-il pas ici une référence au rameau de Salzbourg évoqué par Stendhal dans De l'amour pour expliquer le phénomène de cristallisation ? Une nouvelle fois, un chapitre exhibe clairement, par sa structure et son thème choisi, sa dimension démonstrative. où se prendre. L’amour ressemble à ces points lumineux qui éclairent un instant la nuit, et rendent en mourant son obscurité plus profonde. Lorsque les rayons de l’amour ont disparu, les objets, qui se doraient naguère à ses reflets, se confondent et s'altèrent, le ciel devient nuageux, les ombres s'épaississent et s'allongent, un morne brouillard enveloppe l'horizon, et l'on ne distingue plus dans l'espace que d'informes silhouettes et d'incomplètes visions. On éprouve alors un étrange besoin d’activité qui vous pousse en tous les sens, on appelle les douleurs, on cherche les blessures, on demande à la vie ses souffrances les plus vives, ses épines les plus acérées ; si on voyait un abîme sous ses pas, on s’y précipiterait avec joie pour échapper à ce vide fatal qui remplit incessamment le cœur, semblable à cette soif inextinguible des damnés, toujours vivante et toujours inassouvie. Quand l'amour nous échappe, notre situation est celle d’un homme richement vêtu qui se trouve dépouillé tout à coup et saisi par le froid ; notre cœur se serre, notre sang se refroidit, nos membres frissonnent, nous avons peur de nous-mêmes, et nous pressons vainement nos mains contre notre poitrine pour lui rendre la chaleur qu’elle a perdue.

Plus encore que les hommes, les femmes se laissent aller à cet abattement, pire que le désespoir ; comme l'amour était toute leur vie, en le perdant, l’existence ne leur est plus d’aucun prix. Les ressorts de leur organisation se détendent, leur esprit s’amollit et s’affaisse ; elles ne sentent plus autour d’elles qu’une nuit épaisse et un froid glacial. Bercées, la veille, au milieu d’une oasis de parfum et de verdure, leur imagination semble s’éveiller le lendemain dans un désert, et elles se laissent tomber lourdement sur la terre nue, en désespoir d’avoir tout perdu.

Assez souvent, dans ces moments d’affaissement, l’esprit s’abandonne à une contemplation rétrospective, et, pour échapper au présent, se jette dans le passé. Alors, on redescend en songe le courant de la vie, on visite encore une fois les sites qu’on a visités pendant son enfance, on s’asseoit sur le banc de gazon où on s’est assis, on suit le ruisseau qui s’enfonce à travers les hautes herbes de la prairie natale, on se laisse aller, malgré soi, au charme décevant qui vous attire, et quand l’esprit s’est fatigué dans cette illusion perfide, on se reprend à pleurer plus amèrement en regardant, l’œil troublé, cette riante image du passé qui rend le présent plus amer et plus insupportable. Madame Évon céda à ces attraits du souvenir ; elle se revit dans sa pension de Lisieux, tranquille quoique déjà curieuse, et dressant dans son cœur un autel de fleurs à ce dieu inconnu qui, plus tard, devait s’appeler l’amour ; elle recommença, en songe, ses lectures favorites, ses promenades solitaires et ses entretiens nocturnes avec une amie ; elle retrouva la maison de son père, blanche, sur un fond vert, et encadrée par de grands peupliers. Les sentiers qu’elle avait suivis, elle les suivit de nouveau, et aperçut encore, sur l’herbe froissée, la trace de ses premiers pas. Les perspectives riantes de la vallée d’Auch se déroulèrent à ses yeux, éclairées comme autrefois par un soleil doux et transparent ; elle s’assit dans sa chambre de jeune fille, et se prit à contempler, le soir, à travers la fenêtre ouverte, la lune qui montait à l’horizon. Rien ne manquait à ses souvenirs pour les rendre vivants. Ses premières parures, ses joyaux, ses meubles coquets sans richesse, et luisants de propreté, un fidèle miroir lui rendait tout cela ; et, comme ses meubles, comme ses joyaux, comme ses parures, ses désirs, ses pensées, ses rêves de l’adolescence lui revenaient à l’esprit, et chantaient à son oreille leur joyeuse chanson. Pauvre alouette qui avait quitté hâtivement le blé paternel et son nid de mousse, et que le plomb du chasseur vient de frapper dans la nue !

Par intervalles, un sentiment de haine et de jalousie ardente dominait l’amertume de ses souvenirs, et réveillait en elle le sentiment âcre de la vie. Elle se rappelait cette soirée du bal qui l'avait glacée de funestes pressentiments ; l'image froide et dédaigneuse de madame de Noï apparaissait à ses yeux moqueuse et triomphante. Elle détestait cette femme pour le mal qu’elle lui attribuait, et pour la supériorité qu'elle n’osait pas lui contester. Elle eût voulu la rencontrer face à face, pour épancher un peu de sa colère, et dégonfler son cœur en lui renvoyant ses mépris. Madame Évon était une de ces femmes en qui les soulèvements de l’amour-propre ne s’apaisent jamais complètement. Habituée dès son enfance aux adulations et aux caresses, elle avait nourri en son cœur un instinct de personnalité hautaine, de vanité roide et dominatrice qui ne pouvait plier[Par MagalieMyoupo] La "rigidification" de Marguerite est toujours en cours (là où Amélia se fait de plus en plus douce et "amollie"). La circulation des caractères entre les différents personnages serait-elle une image de la circulation (ascension et déchéance) sociale ?. Comme un captif, elle rongeait douloureusement sa chaîne, et il lui semblait que la vengeance seule pouvait consoler de l’amour. C’était un de ces caractères âpres et fougueux qui défient les orages et reprennent des forces dans la lutte. En cela, cette vie des femmes, toute d’étiquette, et pareille dans son immobilité à une longue faction au port d’arme, avait toujours violemment contrarié ses inclinations actives et son aventureuse humeur. Les sentiments intermédiaires n'existaient pas pour elle ; et, de cette chaîne qui unit les passions entre elles, elle ne connaissait que le premier et le dernier anneau : Aimer ! haïr !...

Accoudée sur l’espagnolette de la croisée, elle suivait de l’œil la ligne droite de la grande allée, lorsqu'un léger coup, frappé à la porte de la chambre, vint la tirer de sa préoccupation. Elle tourna la tête, et ne répondit pas. Un second coup suivit le premier. Presque au même instant, le verrou grinça en dehors, et, par un de ces phénomènes sympathiques[Par VincentBierce] Cette expression est programmatique, puisque le chapitre va peu à peu dessiner un rapprochement entre les deux femmes (basé sur des sentiments communs et une condition féminine)., qui se rencontrent brusquement dans certaines situations de la vie, Madame de Noï se trouva, dans la petite chambre, en face de madame Évon. Les deux femmes, en s’apercevant, tressaillirent à la fois, et tandis que madame de Noï reculait d’un pas, avec une expression de désappointement et de dépit, la fermière avança le cou, comme pour mieux détailler les traits de celle que la jalousie, par un pressentiment instinctif, lui désignait pour rivale. Pour les femmes, ces rencontres inopinées ne peuvent se comparer qu’à la rencontre de deux guerriers irrités qui, autour d’un sentier obscur, entrechoquent leurs armes, et s’arrêtent un instant, l’œil plein de feu, pour se reconnaître et se défier[Par MagalieMyoupo] Réinterprétation féminine du miles amoris antique. La métaphore viendra se réaliser dans la tentation masculine du duel.. Madame de Noï baissa le regard devant le regard lucide et ferme[Par VincentBierce] A propos de ce regard qui se fait magnétique, voir l'introduction. de la fermière[Par MagalieMyoupo] La défaite des aristocrates dans la fiction se perçoit dans la mise en présence de la particule de l'une et de la périphrase qui désigne l'autre.. Sur les hauteurs où elle avait vécu, dans le sanctuaire que l'idolâtrie de la mode lui avait fait, jamais elle ne s’était trouvée en contact avec une de ces passions ardentes qui méconnaissent les distances et marchent droit à leur but. Émoussés par une longue habitude de royauté incontestée, ses nerfs n’avaient pas ce ressort d'une âme durcie aux émotions du combat. Jetée depuis peu hors de son cercle de convention, elle se sentait faible, déconcertée, hésitante dans cette voie où elle venait d'entrer. L’amour, pour elle, était un apprentissage où sa faiblesse avait plus de part que sa volonté. Elle en était aux rougeurs et aux timidités des jeunes filles. Le sentiment de l’orgueil qui pendant si longtemps l'avait aguerrie et exhaussée outre mesure, la laissait, maintenant, irrésolue et chancelante. La nouvelle et subite influence, qui venait d’envahir son existence, avait dissipé son énergie factice, comme le soleil dissipe les brouillards ; en éclairant son cœur, l'amour l'avait amolli. Vainement vous eussiez cherché en elle les traces d’autrefois. Ce type de la personnalité altière, que nous avons vu trôner si insolemment, s’était évanoui ; la grande coquette ne se retrouvait plus.

Lorsque le premier moment d’hésitation fut passé, madame de Noï voulut fuir, mais la fermière lui adressa un de ces regards de femme à femme, qui renferment mille fois plus de haine vivace et de passion contenue, que le regard de l'homme le plus irrité ; et donnant à sa voix cet accent à demi aigu qui cache la colère sous une apparence de raillerie :— C'est à moi, madame, dit-elle, de me retirer, et de vous céder la place ; car ce n'est pas moi que vous venez chercher ici, je le sais ; et je me reprocherais de vous porter obstacle. Asseyez-vous donc, madame, et ne rougissez pas ainsi ; on vous prendrait pour une pensionnaire, prise par sa maîtresse en flagrant délit de désobéissance. Pourquoi, au fait, ne viendriez-vous pas ici, dans cette chambre ? j’y suis bien venue, moi !

En même temps, la fermière présentait un fauteuil à madame de Noï, avec cette affectation de politesse ironique que les Italiens comparent à la morsure d'un stylet[Par MagalieMyoupo] Précision qui confirme le patronage stendhalien. Le mot peut faire penser à la "pique" d'amour-propre qu'évoque Stendhal au chapitre xxxviii de De l'amour. En note, Stendhal précise déjà: "Je sais que ce mot n'est pas trop français en ce sens, mais je ne trouve pas à le remplacer".. Les femmes seules poussent l’instinct de la vengeance au point de se frapper du même coup qui blesse une ennemie, et d'oser se servir de ce glaive à deux pointes, qui transperce à la fois et celle qui s’en sert et celle contre laquelle il est dirigé. Dans une situation parallèle, les hommes cherchent, avant tout, à mettre leur point d’honneur à couvert, et pas un n’eût prononcé l’équivalent du dernier mot de Marguerite : J'y suis bien venue, moi !— Allons ! asseyez-vous ! répéta-t-elle encore.

Madame de Noï tremblait. Semblable à une reine dépossédée qui, pour la première fois, se trouverait en butte aux vociférations et aux injures de la populace[Par VincentBierce] Le texte insiste sur le caractère social de ce combat. Il s'agit d'une variation autour du thème déjà abordé par les personnages masculins., elle cherchait vainement à rappeler en elle une lueur d’énergie. Le ton railleur de la fermière l’épouvantait presque. Chacune des paroles qu’elle entendait appelait la rougeur sur son front, et sans en démêler nettement le sens, elle ressentait une douleur aiguë, et comme des blessures secrètes. Elle n’avait vu qu’une fois la fermière, et pourtant il lui semblait que cette femme avait le droit de la traiter d’égale à égale. Entre ces deux femmes se révélait un lieu douloureusement sympathique[Par VincentBierce] A l'inégalité de naissance répond l'égalité de fait instituée par l'amour pour le même homme. ; à la voix de l’une les fibres de l’autre résonnaient fatalement ; leurs deux âmes se trouvaient en contact, et, sans connaître précisément le point de rencontre, elles se rencontraient pourtant, et se heurtaient d’instinct.— Çà[Par MagalieMyoupo] Cette interjection, qui dramatise l'échange, en rappelle également les enjeux politiques par sa dimension sociolectale., madame, ne rougissez donc pas, continua la fermière, qui avait toujours présents à l’esprit les souvenirs irritants du bal, et ces premiers indices révélateurs qui avaient éveillé sa jalousie. Quoi d’étonnant que vous veniez rendre visite à votre cavalier, à votre danseur ? Une politesse en vaut une autre, et une femme n’est pas perdue pour avoir mis le pied dans la chambre d’un garçon.

Madame de Noï gardait toujours le silence. La main appuyée sur le dossier du fauteuil, et le front obstinément penché, elle ressemblait à une de ces statues de marbre qui pleurent sur les tombeaux ; sa rougeur passagère avait fait place à une pâleur mate, veinée de bleu seulement vers le cou et à l’endroit des tempes. À peine retenues par un bonnet de gaze, placé en arrière sur le sommet de la tête, les mèches blondes de ses cheveux encadraient confusément sa figure douce et maladive. Un long peignoir de soie brune enveloppait vaguement ses formes si élégantes et si gracieuses, sans les accuser nettement, et retombait jusque sur l’extrémité d’un pied immobile.

L’irritation de la fermière s’augmentait de ce silence. Elle avait vu madame de Noï avec cette secrète satisfaction de l’amour blessé, qui trouve enfin sa proie et s'apprête à la déchirer. Mais tant de résignation silencieuse, tant de passiveté craintive la lassait sans la désarmer. Elle eût voulu trouver, en face d’elle, une colère au niveau de la sienne, un orgueil égal au sien.— En vérité, reprit-elle avec la sécheresse d’intonation qui avait jusque-là accentué ses paroles, vous me faites peine, madame, et je souffre de vous voir souffrir. Il vous avait donné rendez-vous chez lui, n’est-ce pas ? et vous êtes étonnée qu’il ait osé manquer à sa parole. Voulez-vous que j’aille le chercher, que je vous l’amène ? vraiment, vraiment, entre femmes, ce sont là des services que l’on doit se rendre.

Pour la première fois, alors, madame de Noï trouva assez de force pour recueillir ses idées, et comprendre distinctement le sens de ce qui se passait. Un moment sa fierté de grande dame lui revint, et on eût dit qu’elle avait encore un cortège d’adorateurs à ses côtés, et le diadème au front, lorsque, d’un ton lent et froid et avec un sourire dédaigneux, elle laissa tomber ces mots :— Voici bien des paroles que vous dites, madame, et je vous avoue que je ne vous comprends pas encore. Quelle est la nature du service que vous me proposez ? je l’ignore, et je ne réclame aucun service de vous. Qui voulez-vous aller chercher ? qui voulez-vous m’amener ? de qui parlez-vous ? et où prenez-vous le droit de me parler ainsi ? Si je suis ici, c’est que, apparemment, il me convient d'y être, et la preuve que je ne me repens pas de ma démarche, c'est que j’y reste malgré vous, peut-être, et avec vous.

En même temps, madame de Noï s’assit froidement en face de la fermière, avec cet air de dignité impérative qu’elle venait de retrouver subitement. En entendant ces mots, Marguerite avait tressailli ; ses joues s’étaient empourprées, les veines de son cou s’étaient gonflées ; elle rencontrait une ennemie à sa hauteur.— Bien, bien, madame, dit-elle ; à la bonne heure, voilà parler, enfin. Mais soyez donc plus franche encore, aussi franche que je le suis. Dites-moi donc que vous venez dans cette chambre chercher votre amant, et que vous ne vous expliquez pas comment vous m’avez trouvée à sa place. Ah ! ne niez pas ! de femme à femme, il est difficile de mentir, et autant appeler les choses par leur nom ; car c’est votre amant, madame, que vous venez chercher ; ne souriez pas ainsi dédaigneusement, et répondez-moi. Voyons, ai-je dit la vérité ?

Madame de Noï se tenait droite et immobile sur son siège, roidissant sa volonté et s’efforçant de vouloir feindre en apparence sous les cruelles atteintes qui prenaient place dans son cœur.— À tout cela, dit-elle, je me contenterai d’une réponse : de vous demander s’il vous est permis de m’interroger ? Qui êtes-vous, je vous prie ? comment vous nommez-vous ? Je ne me rappelle pas que nous nous soyons jamais rencontrées dans le monde. Êtes-vous du cercle de madame de Castelmare, ou de la duchesse de Presles[Par MagalieMyoupo] Cette pratique de la référence mondaine permet à Madame de Noï d'exclure socialement Marguerite. La duchesse de Presles est le nom du roman précédent de David, qui poursuit ainsi son entreprise d'auto-citation et de tissage intertextuel qui n'est pas sans rappeler l'entreprise balzacienne. ?— Je ne vais pas au bal , interrompit madame Évon.

— Je ne vais pas à la veillée, moi, dit madame de Noï ; vous voyez bien que nous ne pouvons pas nous connaître.

Et la grande coquette avait repris, en parlant, son infernal dédain d’autrefois, et ces grands coups de tête qui, dans le monde parisien, lui avaient valu le sceptre du bon ton. En dépit de la tempête qui grondait violemment dans son âme, elle était calme et souriante, cachant sous le voile de son œil bleu la passion extrême qui la dévorait.— Si j’étais dans votre salon, madame, dit la fermière avec un redoublement d’amertume, gardée à vue par deux valets galonnés, vous pourriez peut-être me parler ainsi. Mais dans une petite chambre comme celle-ci, vos airs de reine sont déplacés ; toute grande dame que vous êtes, toute obscure villageoise que je suis, nous sommes égales toutes deux ; car nous y sommes venues dans le même but, avec le même intérêt, pour le même homme ; et aux yeux de cet homme, nous avons le même prix, la même valeur, car nous sommes marquées toutes deux à son effigie : vous sa maîtresse d'aujourd'hui, moi sa maîtresse d'hier[Par VincentBierce] Ce qui se joue dans ce chapitre, c'est donc bien la question d'une lutte de classe effacée par l'amour..

Madame Évon était pâle et tremblante, comme le sont d'ordinaire les femmes, toutes les fois qu'il leur arrive de sortir du langage de circonlocutions et de périphrases qui masque toujours leurs secrets sentiments, et d'avouer franchement une situation honteuse ; car pour les femmes coupables, les mots sont presque tout, et vous en verrez plus reculer devant la franchise d'un aveu que devant l'infamie d'une mauvaise action. La figure de madame de Noï demeura tranquille, et à peine son émotion se trahit-elle dans le pli imperceptible de sa lèvre supérieure.— Si cela était, dit-elle en regardant fixement la fermière, je m'applaudirais de partager un pareil honneur avec vous.— Vous mentez ! dit celle-ci, que le sang-froid de son adversaire accablait. Fussiez-vous duchesse, marquise, impératrice, vous êtes femme ; ce que je sens, vous le sentez. Allons donc, quittez ce sourire qui ne me trompe pas ; n’essayez pas d'étouffer les battements de votre cœur ; quand même je ne lirais pas dans vos yeux, par ce que je souffre je devinerais que vous souffrez.

Arrivée à son apogée, il est rare que la colère dure ; le cœur est impuissant à soutenir longtemps les émotions fortes, et l’amollissement succède d’ordinaire à l’exaspération. En prononçant ces dernières paroles, la voix de la fermière s’était altérée, et il y avait déjà, dans l’expression de sa figure, plus de douleur que de dépit ; l’amour véritable a d’ailleurs ceci de particulier, que la vanité elle-même est moins forte que lui, et qu’à travers l’âpreté de son langage le plus orgueilleux, on sent percer une secrète mélancolie et un involontaire allanguissement. Par un effet simultané, madame de Noï avait perdu de son ardeur en même temps que madame Évon. La faiblesse et les larmes leur étaient revenues, et des hauteurs de l’orgueil qui s’exhale derrière un amas de mensonges et d’efforts calculés, elles étaient retombées aux douleurs d’une âme souffrante, qui ne se sent plus la force de s’irriter contre le sort, et ne cherche un refuge que dans la solitude. Madame de Noï se leva, et jetant sur la fermière un regard humide où l’attendrissement avait pris la place de la morgue aristocratique et du dédain :— Vous l’aimez donc bien ? dit-elle.

Cette question si simple, et qui renfermait pourtant tant de compatissance à la fois et de douleur, dissipa les dernières velléités d'un orgueil mourant.— Oh oui ! dit Marguerite en pleurant.— Et, comme à moi, continua madame de Noï avec cette simplicité d’accent et cette innocence d’attitude qui caractérise les grands découragements, il vous a promis de vous aimer, de n’aimer que vous ?— Oui, dit Marguerite.

Il se fit un moment de silence solennel, semblable aux moments de silence que produisent les bouleversements de la nature, ou la ruine des illusions humaines.

Madame de Noï s’avança vers la fermière, et, lui prenant la main, elle la pressa en pleurant à son tour et sans parler.

La péripétie d’attendrissement que nous avons signalée suivait son cours, et ce fut un étrange et beau spectacle que celui de ces deux femmes, victimes sacrifiées sur le même autel, joignant leur amour avant de mourir peut-être, et confondant leurs pleurs, après avoir mêlé leur passion et leur haine.— Oui, vous l’avez dit, reprit madame de Noï d’une voix lente, et en syncopant chaque mot, comme si la douleur eût brisé ses organes ; l’obscure villageoise vaut aujourd’hui la grande dame, nous sommes vraiment égales, malheureuses toutes deux.

Les deux rivales se turent encore un moment ; leur âme était abattue et comme assoupie, la torpeur du sommeil avait succédé aux élancements de la fièvre.— Assez pleuré, dit alors madame de Noï en essuyant ses yeux, et en redressant sa taille effacée, comme pour donner plus de fermeté à son attitude et de poids à sa proposition. L’engagement que je vais prendre, le prendrez vous avec moi ?— Quel qu’il soit, oui, dit Marguerite.— Je promets donc d’oublier cet homme...

Elle s’arrêta sur ce mot ; sa pensée n’osait pas aller plus loin, et la parole lui manquait.— Le promettez-vous aussi ?— Je le promets, dit encore la fermière.

Ce que cet engagement si bref renfermait de sentiments étouffés, d’espérances évanouies, de souffrances intimes, de déchirement profond, nous n’essayerons pas de le dire[Par MagalieMyoupo] L'énergie des deux femmes se réveille au moment de l'abandon de la lutte amoureuse, et, ironiquement, ce dialogue entre rivales va se clore par un serment qui concerne l'homme infidèle.. Peut-être cette situation de deux femmes, aux prises avec la même passion, et faisant vœu, en face l’une de l’autre, de renoncement et d’oubli, est-elle une des plus douloureuses que l’histoire de la psychologie[Par VincentBierce] Entre sympathie et psychologie, on voit que Jules David est au courant des débats scientifiques de l'époque. Voir à ce propos l'introduction. ait jamais accusée. C’était quelque chose de semblable à ces emprisonnements du cloître, à ces sacrifices austères imposés par la religion, et que le cœur acceptait en saignant. Étrange contrat, où chacune des parties contractantes[Par MagalieMyoupo] Il est frappant de constater que la foi se dit toujours en des termes économiques dans La Bande Noire. apporte, en garantie de sa foi, tout un passé détruit, tout un avenir empoisonné, échange terrible où deux femmes déposent, sur une même tombe, leur couronne effeuillée, et la meilleure part de leur vie.— Maintenant, dit madame de Noï, songeons à vous, à votre avenir, qui peut encore être heureux, peut-être. Pour venir ici, vous avez fui la maison de votre mari ; retournez-y, croyez-moi.— Jamais ! dit Marguerite.— Et que voulez-vous faire ?— Tout, excepté cela.

La physionomie et l’accent de la fermière avaient repris leur première énergie ; madame de Noï la regarda avec compassion.— Je vous déclare que j’entrerai, dit en dehors une voix rude, entre les éclats de laquelle on distinguait l’accent bref et sonore d’Arthur Raimbaut.— Est-ce lui ? mon Dieu ! dit madame de Noï qui, par un instinct de femme, avait presque deviné le drame qui s’était passé, et celui qui se préparait.— C’est lui ! dit la fermière, sans bouger, sans pâlir.— Au nom du ciel ! ne bravez pas sa colère, dit madame de Noï avec effroi ; fuyez, cachez-vous ; il est furieux, et vous tuerait peut-être !

Un sourire étrange plissa les lèvres de la fermière ; la mort ne l’effrayait pas, elle l’appelait.— Si vous ne voulez pas m’ouvrir cette porte, je l’enfoncerai[Par MagalieMyoupo] Cette scène rejoue le chapitre 6 du premier tome. En même temps, la claustration dit peut-être aussi la recomposition du schéma actanciel : une forme de solidarité féminine s'est créée face aux deux hommes. Le chapitre s'ouvrait d'ailleurs sur une étude de la nature féminine en opposition et contraste avec la nature masculine., continua toujours en dehors la voix de Guillaume Évon.— Entrez avec moi dans ce cabinet, dit madame de Noï en entraînant la fermière vers une petite porte obscure à demi cachée dans un enfoncement de la muraille ; faites cela pour moi, je vous en supplie, pour moi, ajouta-t-elle avec un intraduisible accent, qui suis votre sœur[Par MagalieMyoupo] Face au délitement des liens familiaux réels chez les hommes (Arthur et Henri), le chapitre se clôt sur l'avènement d'une famille affective chez les femmes..


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