Corpus La Bande noire

Tome 2 - Chapitre 10

Choisir un autre chapitre

chapitre précédent chapitre suivant

Télécharger le texte Editer le texte

Notes originales : Afficher tout Masquer tout


X.

L’énergique volonté de Guillaume Évon, ou plutôt sa fureur aveugle, avait triomphé de la résistance opiniâtre d’Arthur. Comme tous les hommes du monde, celui-ci avait songé d’abord à faire bonne contenance, quitte à chercher ensuite le moyen de sortir d’embarras ; et pendant ce premier moment d’hésitation où l'amour-propre surpris sacrifiait à sa défense des intérêts réels, l’entraînement passionné du paysan avait gagné tout le terrain qui n’était pas défendu. Déjà, Guillaume, écumant d’impatience, appuyait sa large main sur les panneaux de la porte, et attendait en frémissant qu’Arthur lui livrât le passage. Ses dents serrées avec violence, ses yeux enflammés et son silence obstiné, annonçaient assez que sa résolution était bien prise, que sa volonté était ferme et inébranlable, comme la volonté d’un homme possédé d’une idée unique. Arthur sentit qu’il était trop tard pour s’opposer à cette fougue de jalousie, et ouvrit enfin la porte de sa chambre.— Il n’y a personne ! s’écria Guillaume stupéfait.— Il n’y a personne ! répéta Arthur[Par VincentBierce] A propos du curieux mélange des registres dramatiques, du vaudeville à la tragédie, voir l'introduction..

Un moment de silence suivit cette double exclamation, qu’on eût dit arrachée par le choc d’une étincelle électrique. Guillaume était devenu pâle tout à coup. Ses yeux égarés furetaient encore dans tous les coins de cette chambre, mais ses bras étaient retombés sans force le long de son corps immobile, et la fureur, qui venait d’animer si brutalement cette lourde machine[Par MagalieMyoupo] Le terme machine, participant à une description très physique du fermier, n'est pas sans faire penser à la philosophie de Descartes ("animal-machine") et rapproche le personnage du règne animal, ce que son aphasie vient confirmer., semblait avoir fait place à je ne sais quelle terreur fébrile. La réaction fut violente, et lorsque Guillaume se retourna vers Arthur, comme pour lui parler, sa poitrine oppressée lui refusa le souffle, sa langue lui refusa les mots. Enfin, suffoqué par la surprise, terrassé par le contre-coup de sa colère, il se laissa tomber dans un fauteuil, en balbutiant une phrase inintelligible ; puis, il recueillit ses forces comme pour attendre les attaques d’Arthur, qu’il pensait bien devoir prendre l'offensive.

De son côté, Arthur n’éprouvait pas moins d’agitations morales que l’irascible fermier ; mais, habitué dès l’enfance à contenir l’expression de ses sentiments les plus ardents, à lutter contre lui-même, à se dompter, à se vaincre, il avait bientôt repris cette apparence de sang-froid que possèdent les gens du monde comme ils possèdent l’escrime, et qui fait partie d’une bonne éducation comme l’art de tirer le pistolet. Cependant il n’ignorait pas qu’avec toute l’adresse possible, l’homme le plus habile aux armes peut fort bien se laisser enferrer par un adversaire qui n’aurait jamais manié un fleuret ; aussi, malgré toute son assurance, ne voyait-il trop sur quelle garde se tenir, en face d’un homme comme Guillaume Évon[Par VincentBierce] Par l'intermédiaire de la métaphore du duel, le texte réaffirme qu'il s'agit d'un combat de classe, et annonce discrètement l'issue du roman..

Mais cette incertitude ne pouvait durer longtemps ; Arthur savait qu’un seul instant de silence pouvait lui faire perdre la partie, et il se décida à parler, ne fût-ce que pour occuper les oreilles de Guillaume Évon[Par MagalieMyoupo] Un peu comme on le ferait avec une bête sauvage, la parole importe moins elle-même que le bruissement sans signification qui apaise.. Cependant, comme il n’y avait guère moins de danger à réveiller la susceptibilité assoupie du fermier, et que le ton du triomphe n’eût pas manqué de faire sentir à celui-ci, d'une manière plus irritante et plus acerbe, l'échec qu'il venait d’éprouver, Arthur crut faire preuve de bonne politique en abordant la question directement, mais sous un point de vue qui lui permit de s’en isoler en quelque sorte, et de la traiter comme un spectateur désintéressé.— Monsieur Évon, dit-il, je vous plains sincèrement ; la jalousie est une terrible passion, et personne au monde ne saurait vous faire un crime de céder à sa violence ; mais si vous pouviez employer à la combattre la moitié de l’énergie que vous dépensez à son service, les honnêtes gens éprouveraient pour vous un autre sentiment que celui de la pitié.

Le son de voix d'Arthur produisit sur Guillaume l’effet d’un coup d’éperon. Il tressaillit, secoua la tête avec impatience, et regarda son interlocuteur comme s’il eût voulu s’élancer sui lui[Par MagalieMyoupo] Cette phrase confirme le fait qu'on affaire à deux façons de s'affronter : le combat animal et physique qui est le modèle de Guillaume et la partie intellectuelle ou le duel de gentilhommes qui est celui d'Arthur. ; mais, à son tour, le paysan comprit qu’un mouvement désordonné de son âme pouvait le livrer à la merci d’Arthur, et sentit la nécessité de se contenir. Ce fut avec une voix sourde et un accent mi-parti d’ironie[Par VincentBierce] Comme lors du chapitre précédent, où c'est Marguerite qui en usait, le fermier utilise l'ironie, qui apparaît alors comme l'arme des faibles et des défavorisés. et de simplicité, qu’il grommela cette réponse :— Vous avez raison, monsieur Raimbaut, et c’est moi qui ai tort ; je ne devrais pas me plaindre si haut, je devrais songer que mes peines importunent les autres, et garder pour moi seul tous mes chagrins ; mais, ma foi, je vous en demande bien pardon, quand je souffre, il faut que je crie, ou bien je suis sûr d’étouffer. Maintenant, faites-moi, si vous le voulez, de la morale, dites-moi que je devrais être philosophe et prendre mon parti en brave ; ou bien prouvez-moi par de beaux raisonnements que je me trompe, et que je n’ai pas le moindre sujet de me fâcher, je ne demande pas mieux que de revenir à mon état naturel[Par MagalieMyoupo] Expression intéressante en contexte puisque l'état naturel de Guillaume, du moins sa nature, semble impliquer un retour à l'état sauvage et non une accalmie. ; vous savez bien qu’au fond je ne suis pas méchant[Par MagalieMyoupo] Peut-être peut on voir là une évocation ironique de la philosophie de Rousseau selon laquelle l'homme à l'état naturel n'est pas moralement mauvais. On peut lire aussi cette réplique du point de vue politique : les faibles réclament le droit à la parole face aux puissants. Il est frappant de remarquer, ce faisant, qu'Arthur tient le même type de discours à Mme de Noï quand il lui proclame sa haine des puissants..

Arthur sentit le piège que lui tendait le paysan sous cette apparence de bonhomie, aussi se garda-t-il bien de répondre à ses provocations ; c’est au dernier mot de la phrase seulement qu'il s’attacha, sorte de parade fort avantageuse dans une discussion, en ce qu’elle écarte le coup sans découvrir son homme.— C’est en ceci que vous vous trompez, monsieur Évon, reprit Arthur, vous êtes méchant comme vous êtes bon, sans le savoir, sans le vouloir, et uniquement parce que les circonstances ou votre disposition d’esprit vous auront jeté d’un côté ou de l’autre ; ce que je voudrais voir, en vous, c’est une force supérieure à la colère comme à la bonté, une raison capable de dominer l’une comme l'autre, et d'en régler les mouvements[Par MagalieMyoupo] Arthur se lance ici dans un programme d'éducation censé faire passer Guillaume d'un état grossier à un état de civilisation. On retrouve ici réutilisés les termes entourant les discussions autour de l'état de nature. ; en un mot, je voudrais vous voir commander, tandis que vous ne faites qu'obéir.— Cela est bien facile à dire, monsieur Arthur, mais ce n'est pas à mon âge que j'apprendrai à dissimuler. Ce que vous me demandez, voyez-vous, ce n'est pas autre chose. Sans doute il vaudrait mieux pour ceux qui m'entourent que je fusse un mari commode, un vrai badaud qui laissât prendre son bien sans mot dire, et qui se crût encore trop honoré des attentions qu'on veut bien avoir pour sa femme ; le beau rôle[Par MagalieMyoupo] La dimension factice de la discussion philosophique entamée par Arthur est ici soulignée par l'intrusion du vocabulaire théâtral : Guillaume tient le discours du mari trompé., vraiment ! Mais si, comme vous le dites vous-même, je ne fais qu’obéir au lieu de commander, vous conviendrez que je ne suis pas responsable du malheur que je puis causer ; tant pis pour ceux qui me barrent le chemin. Après tout, je ne suis pas une poule mouillée, je ne crains personne, et je n'entends pas me gêner pour faire valoir mes droits et pour réclamer mon bien.— Je ne veux pas discuter avec vous sur un sujet qui paraît vous irriter si violemment ; oubliez le motif qui vous a conduit ici, et parlons d'affaires plus sérieuses. Je me proposais d'aller vous voir, et puisque le hasard...— Je n'ai aujourd'hui qu'une affaire sérieuse, monsieur Arthur, dit le fermier en se levant avec violence, n’espérez pas rompre les chiens[Par MagalieMyoupo] Rompre les chiens : empêcher, au cours d'une chasse, les chiens de poursuivre leur piste. Au sens figuré l'expression signifie "interrompre une conversation que l'on juge mal engagée". et me donner le change ; voilà un quart d’heure que j’essaye de faire comme vous et de parler posément, mais j’en ai assez ; maintenant, je ne vous prends pas en traître, et je vous demande à vous, monsieur Arthur Raimbaut, où est Marguerite ?— Monsieur Évon, dit Arthur avec sang-froid, vous me connaissez bien mal, si vous espérez m’intimider par vos brusqueries. Je les supporte parce que je les excuse, mais je ne cède rien aux passions, moi, pas plus aux passions des autres qu’aux miennes. Mettez que je ne puis vous répondre, ou que je ne le veux pas.— Vous ne le voulez pas ! je ne me suis pas trompé, Marguerite est ici !

Et Guillaume commença ses recherches infructueuses dans la chambre d'Arthur ; deux fois il se précipita vers le lit, et en écarta les rideaux, comme s’il eût voulu les déchirer ; puis il ouvrit quelques armoires, il sonda même la muraille en la frappant de son poing vigoureux[Par MagalieMyoupo] Ces tentatives successives d'ouverture de porte, qui se révèlent toutes infructueuses, perpétuent la signification de frustration sexuelle vécue par Guillaume. ; enfin, il s’approcha du cabinet où se tenaient blotties madame de Noï et Marguerite, et remarqua que la clef n’était pas à la porte.

Arthur suivait avec anxiété chacun des mouvements du fermier. Son cœur dut battre avec plus de rapidité lorsqu’il le vit hésiter un instant devant cette porte fatale, et tout le stoïcisme de son âme ne put effacer les rides de son front.

Mais Guillaume se détourna brusquement, revint une troisième fois au lit, rouvrit les armoires, et parut continuer une recherche désespérée.

La leçon de l'homme du monde n'avait pas été perdue, le paysan dissimulait.— Monsieur Évon, dit Arthur, toutes ces fureurs doivent avoir un terme ; quand vous serez en état de m'entendre, vous reviendrez me voir, mais pour aujourd’hui, laissez un peu ma chambre en repos ; pour répéter vos paroles de tout à l’heure, je vous dirai aussi : j’en ai assez.— Écoutez, monsieur Arthur, me voici de sang-froid, et je ne touche plus à vos meubles. Oubliez à votre tour que je suis venu chercher ma femme chez vous, et dites-moi ce que je dois faire si je la retrouve ailleurs. La femme d’un paysan, voyez-vous, est comme la terre d’un paysan ; nous n’aimons pas, nous autres, à céder notre bien, nous y tenons de corps et d’âme, et nous ne livrons pas plus volontiers nos femmes aux galants que nos enclos à la Bande-NoireBande noire[Par Yohann] Cette remarque du fermier montre qu'il a en effet bien compris les enjeux qui sont ceux du roman : une sorte de Bande Noire du cœur. ; c’est bon pour les grands seigneurs. Je ferai donc tout ce qu’il est humainement possible de faire pour rejoindre Marguerite, et je la ramènerai chez moi de gré ou de force. Quant au bonheur conjugal qu’elle doit attendre après son escapade, je me charge de le mesurer à ma guise, et c’est une affaire qui peut se régler entre elle et moi ; mais son complice, monsieur Arthur, est probablement un beau monsieur à belles manières, qui aura trouvé tout simple de déshonorer un homme d’une autre caste, comme ils disent, et qui trouvera commode de ne pas s’en inquiéter. J’ai beau être maire de ma commune et le plus riche fermier du département, je n’obtiendrai certainement pas de lui cette satisfaction qu’il accorderait au dernier spadassin[Par MagalieMyoupo] Spadassin : homme d'épée qui pouvait protéger un grand personnage, puis homme de main. de salon ; je sais ce que c’est que l’égalité, je sais comment on la pratique. Cependant, il faut que je me venge, n’est-ce pas ? et j’ai besoin, comme un autre, de me faire justice. Dites-moi, me suis-je trompé, et croyez-vous qu’un monsieur de Paris veuille se battre avec moi ?[Par VincentBierce] Là encore, c'est intéressant du point de vue politique : Guillaume espère obtenir de son ennemi futur le même droit que s'il avait été gentilhomme, c'est-à-dire le droit de se battre en duel. Il ne l'obtiendra pas, contrairement, bien sûr, à M. de Noï.— Je ne puis répondre à cette question, dit Arthur[Par MagalieMyoupo] La dynamique de la leçon est ainsi inversée puisqu'Arthur passe du statut de maître volubile à celui de professeur refusant d'enseigner. Et pour cause : la conclusion de la leçon si elle est logique, rationnelle (terme qu'apprécie Arthur et qui était mis en avant par lui-même au début du chapitre) entre en contradiction avec les désirs de ce dernier..— Et si je vous appelais en duel, y viendriez- vous ?— Je ne sais, dit Arthur.— Eh bien ! donc, comment dois-je punir le ravisseur de ma femme ? car vous ne pensez pas que j'aille quérir à mon aide la gendarmerie et le procureur du roi. Je sais aussi comment les tribunaux pratiquent l’égalité, et je ne veux pas exposer la femme de Guillaume Évon à l’injure d'être condamnée à une amende moins forte que la femme d’un notaire ou d’un sous-préfet. Dites-moi, comment punirai-je le séducteur de Marguerite ?— Vous l’assassinerez, dit Arthur ; c’est de toute logique.— C’est vous qui l’avez dit, cria Guillaume d’une voix tonnante.

Et courant à la porte du petit cabinet de toilette :— Il y a une femme ici, dit-il, n’espérez pas me le cacher plus longtemps.— Et qui vous assure que ce soit la vôtre, monsieur ? reprit Arthur avec un imperturbable sang-froid.— C’est ce que nous allons voir. Donnez-moi la clef.— Non.

Au même instant la porte du cabinet de toilette s’ouvrit avec bruit, et une femme en sortit.

C’était madame de Noï.— Arrêtez, monsieur, dit-elle ; me voici, que me voulez-vous ?

Rien ne put égaler la surprise de Guillaume Évon à cette apparition subite, si ce n’est peut-être l’étonnement d'Arthur ; mais, par malheur pour celui-ci, l’empire qu’il avait ordinairement sur lui-même n’empêcha pas la manifestation nerveuse de l’émotion qu’il éprouvait, et Guillaume Évon eut le temps de remarquer la pâleur qui couvrit le visage d’Arthur. Ce fut un trait de lumière pour le paysan, et sa perspicacité naturelle, aiguisée par la jalousie, ne resta pas en défaut devant ce nouvel obstacle : il interpréta sans hésitation le mouvement échappé à son adversaire, et resta convaincu que madame de Noï n’était pas seule dans le cabinet.— Par ma foi, dit-il, monsieur Arthur Raimbaut, je vous en fais mon compliment, une jolie femme, et une grande dame, qui plus est ! ai-je pu vous croire capable de vous encanailler ? si vous me le pardonnez, vous serez plus généreux que moi-même, car je ne me le pardonnerai jamais.

Arthur voulut parler, mais madame de Noï l’interrompit. — Assez, monsieur, dit-elle. Sortez, je vous l’ordonne ; vous penserez ce qu’il vous plaira de ma présence ici. Si vous êtes homme d’honneur, je n’ai rien à vous demander ; si vous ne l’êtes pas, il vous est permis d’abuser de mon imprudence ; et maintenant sortez.— Rassurez-vous, madame, je tiens plus à mon honneur que vous ne tenez à celui de votre mari, j’imagine. Aussi n’ai-je pas envie de vous trahir. Je suis venu ici pour mon compte, et non pas pour jouer le rôle d’espion au service des autres.— C’est bien, dit madame de Noï d’un ton sec, et avec l’intention marquée de terminer là toute discussion.

Mais Guillaume y mettait de l’obstination, et paraissait bien décidé à ne pas comprendre.— Monsieur Guillaume Évon, dit Arthur, je pense que vous avez maintenant satisfait votre curiosité. Je vous prie de vous retirer.— Je sais que vous aimez la bonne compagnie, répondit le fermier avec son sourire moqueur, mais il n'y a pas de mal à ce qu’elle soit plus nombreuse ; d’ailleurs monsieur de Noï ne serait pas fâché de voir un tiers dans votre conversation avec madame ; c’est pourquoi je ne veux m’en aller qu’après avoir mis un remplaçant entre vous deux.

Et il fit quelques pas vers le cabinet, pour y prendre Marguerite.

Mais au même moment la porte de la chambre d’Arthur s’ouvrit, et monsieur de Noï parut sur le seuil[Par MagalieMyoupo] Le rythme des péripéties s'accélère en cette fin de chapitre qui connaît deux coups de théâtre successifs. La multiplication de l'ouverture des portes annonce le dénouement de l'intrigue amoureuse tout comme elle est l'image de cette société démocratique où tous se rencontrent et se défient sur un pied d'égalité..


chapitre précédent chapitre suivant Editer le texte