XI.
Il arrive, dans la vie humaine, un moment où les passions et les intérêts, longtemps divisés et tenus en suspens, se rejoignent pour éclater et concourir à un dénoûment fatal. [Par VincentBierce] Ce premier paragraphe, introduit par une indication métatextuelle à la Balzac, remplit une fonction de préparation qui annonce la fin du drame à venir et précise les enjeux du chapitre. Se trouvent enfin réunis pour le finale tous les personnages du drame, suivant la poétique du récit balzacien. Il en est de ces conjonctions, comme de la conjonction des corps célestes, et l’on dirait que le même doigt qui a assigné aux planètes leurs révolutions et leurs points de contact, a également assigné aux événements qui traversent notre existence un cours réglé, un temps prévu et inévitable[Par VincentBierce] A propos de cette métaphore filée des corps célestes et leur rapport avec l'histoire et la politique, voir l'introduction.. L'apparition de M. de Noï compliquait singulièrement la scène dont nous avons décrit la première phase dans le chapitre précédent. Le drame venait de prendre une nouvelle face, dont nul ne pouvait prévoir les péripéties. La figure de l’ancien secrétaire d'ambassade était froide, comme toujours, avec une expression continue de sombre mélancolie et d'ironique découragement[Par VincentBierce] L'ironie et la mélancolie sont bien les deux revers d'une même médaille au xixe siècle. . Vu sous une autre face, c'était le développement du même thème déjà reproduit par Guillaume Évon. L'un éclairait l'autre par le contraste ; et sous les différences de l’aspect extérieur perçait une pensée commune et un sentiment homogène. Les passions procèdent presque toujours ainsi, par reflets doubles. Chaque homme a, auprès de lui, son pendant, plus chargé ou plus affaibli de couleur ; et, pour qui observe, il est rare qu’une même situation ne montre pas plusieurs faces différentes, et ne subisse point diverses transformations[Par VincentBierce] Ce court développement sur les passions, donné à lire sur le mode gnomique, consiste en quelque sorte en un mode d'emploi du roman, dominé tout entier par l'esthétique du double et du contraste..
Madame de Noï était debout, près du lit, masquant de son corps la porte du cabinet où elle avait entraîné la fermière. À la vue de M. de Noï, ses traits n'exprimèrent ni étonnement ni effroi ; seulement, elle se redressa avec cette affectation de la fierté qui craint de trahir une faiblesse ; et, par un de ces mouvements instinctifs qu’on ne peut ni analyser ni décrire, elle passa la main sur ses cheveux, comme pour leur donner plus de luisant et de poli. Arthur Raimbaut resta aussi immobile, inébranlable ; son regard se fixa sans hésitation sur la physionomie du diplomate, comme pour y chercher la confirmation d’un pressentiment, et le mot d’une énigme à moitié devinée. Quant à Guillaume, il avait été quelque temps sous le coup d’un désappointement véritable, en entendant madame de Noï lui dire, de ce ton railleur qu’elle possédait si merveilleusement : " Eh bien ! monsieur, que me voulez-vous ? " Peu à peu, cependant, sa défiance première et sa jalousie avaient repris le dessus ; et malgré la leçon qu’il venait de recevoir, il soupçonnait toujours quelque piège, et se préparait à une revanche éclatante du sot rôle[Par VincentBierce] Si l'on se souvient du sens de "sot" chez Molière, qui désigne le cocu, Guillaume a bel et bien endossé un rôle de sot. qu’il venait de jouer. Lorsque M. de Noï parut, un sourire amer plissa ses lèvres, semblable au sourire d’un méphistophélès de village[Par VincentBierce] L'expression met en valeur à la fois la position de pouvoir du personnage, aussitôt contrebalancée par un complément du nom qui rabaisse sa sphère d'influence jusqu'au ridicule., couvant dans son cœur une mauvaise pensée. Le silence dura quelques instants. M. de Noï avait croisé les bras sur sa poitrine, et semblait se résigner à l’attitude d’un rôle passif. De temps en temps, seulement, il jetait sur sa femme un de ces regards ternes et fauves, qui semblent craindre de trahir trop de flammes et de jeter trop d’éclairs.— Ma foi, dit Guillaume, voici la réunion au complet. Jamais, peut-être, cette petite chambre n’a vu autant de monde. Est-ce que vous comptez nous y donner bal, monsieur Raimbaut ? en ce cas, je serais curieux de savoir qui payera les violons[Par VincentBierce] Cette réplique (écho probable au bal grandiose donné pa Arthur dans le premier tome) inaugure ici le ton sarcastique que ne va cesser d'employer Guillaume tout au long du chapitre afin de jouir de sa position et de profiter de sa vengeance, fût-elle seulement orale..
Arthur tourna son regard sur le fermier, comme pour lui demander le silence. Celui-ci continua :— Savez-vous qu’il ne nous faudrait plus qu’une femme pour faire un quadrille ? et qui sait ? peut-être n’aurions-nous pas trop de peine à la trouver ?— Eh bien ! Guillaume, dit Arthur qui pressentait un piège sous chaque parole, et prévoyait distinctement l’orage qui s’avançait, ne retournez-vous pas à vos travaux aujourd’hui ? ne craignez-vous pas que l’absence du maître ne nuise à vos intérêts, et que vos ensemencements n’en souffrent ?
Arthur avait prononcé ces paroles avec l’accent peu convaincu d’un homme qui doute de lui-même, et reconnaît d’avance l’insuffisance des moyens qu’il emploie. Le sourire de Guillaume, et l’expression moqueuse de sa voix, l’effrayaient ; sa présence lui pesait comme un fardeau, dont on essaye en vain de se débarrasser.— Là, là, monsieur Raimbaut, dit le fermier, nous savons que vous êtes passé maître en culture, et que vous entendez à merveille l’engraissement de la terre, et le défrichement des prairies artificielles ; mais pour aujourd’hui, permettez-moi de vous dire que vous prenez un peu trop chaudement mes intérêts ; soyez tranquille, mes laboureurs sont à leur besogne, et, malgré l’absence du maître, il ne s’en tracera pas un sillon de moins ; quant à moi, je me trouve bien ici, et j’y reste.
En disant ces mots, Guillaume s’établit carrément sur un fauteuil, qu’il approcha de la cheminée. À cette vue, un imperceptible mouvement d’impatience sillonna les traits maigris et pâles de l’ancien diplomate, et les pommettes de ses joues se colorèrent de cette rougeur fébrile qui leur était habituelle[Par VincentBierce] Guillaume assume pleinement sa position de fâcheux. Toutefois, ce réinvestissement du thème que l'on trouve habituellement dans la comédie est ici vidé de toute substance comique pour servir le suspense de la scène et l'acmé de la tension dramatique..— En ce cas, j’attendrai donc, dit-il en s’asseyant à son tour, que M. Évon, car c’est ainsi, je crois, qu’on nomme monsieur, ait fini sa visite.— Comme il vous plaira, dit Guillaume en s’enfonçant résolument dans son fauteuil ; la maxime : chacun pour soi, est la mienne, et je la trouve juste pour tous.
Pour un homme actif et intelligent comme Arthur, il serait difficile d’imaginer une position plus pénible et plus irritante que celle où il se trouvait. Il entendait gronder la tempête, sans pouvoir la braver ni la fuir ; acculé dans une impasse, il se voyait contraint d’attendre le danger, les bras croisés, dans l’attitude d’immobilité et de résignation d’un de ces religieux de l’Orient qui subissent fatalement leur destinée, et se contentent de courber discrètement la tête sous le coup qui les frappe, en répétant ces mots, seul formulaire de leur croyance : Allah est grand ! Mille aiguillons menaçants l’assiégeaient, et il ne pouvait pas même se détourner pour en éviter les atteintes. Son âme était oppressée ; de lourdes vapeurs, semblables à celles qui s’échappent de la terre dans les jours d’été, obscurcissaient sa vue ; au péril de sa vie, il eût voulu en finir avec toutes les incertitudes qui l’obsédaient : il ne demandait qu’un coup de poignard, et voilà qu’on le tuait à coups d’épingle.— Avez-vous à me parler ? demanda Arthur à M. de Noï.— Oui, dit celui-ci en regardant de côté le fermier redevenu impassible ; j’attendrai.
Guillaume ne répondit pas à cette provocation indirecte, qui s’adressait à lui ; seulement, il leva lentement la jambe droite, et la croisa sur sa jambe gauche en signe d’inébranlable résolution. Peut-être un peintre trouverait-il, dans la scène que nous esquissons, le sujet d'un tableau d'intérieur puissant par l'effet des contrastes et le reflet des émotions intimes ; peut-être étudierait-il avec bonheur ces trois types d'hommes si diversement accentués, et se développant dramatiquement dans leur sphère d'individualité ; peut-être surtout, se prendrait-il d'un enthousiasme véritable pour la blanche figure de madame de Noï qui, toujours debout, demeurait immobile, insoucieuse, et comme détachée de tout ce qui se passait autour d’elle, pareille à une de ces âmes épurées par la méditation ou le martyre, qui abandonnent la terre et s'égarent dans le chemin inconnu des deux[Par VincentBierce] Cette prétérition renvoie une nouvelle fois à l'esthétique du tableau. Elle a une fonction proprement dilatoire : le récit, en s'allongeant volontairement, entretient la tension ressentie par les personnages.. Pour elle aussi, le drame qui se déroulait si lentement n’avait plus de secret ; d'un seul regard, elle en avait embrassé toute l'étendue, et elle en attendait l'issue, sans vouloir ni en détourner, ni en précipiter le cours. Ce cœur, naguère si juvénile, avait vieilli en peu d’instants dans la lutte qu'elle venait de soutenir, ses émotions s’étaient usées au contact de la douleur. Comme les vieillards désillusionnés de la vie, elle se fût volontiers assise sur la tombe qui devait bientôt renfermer sa dépouille.— Je ne vous ai jamais vu si obstiné, Guillaume, et si peu raisonnable dans vos prétentions, reprit Arthur résolu d’épuiser toutes ses ressources. Monsieur veut me parler, vous comprenez très-bien que votre présence nous gêne, et il semble que vous preniez plaisir à vous boucher les oreilles pour ne pas entendre ; faut-il donc, qu’à mon tour, je vous prie de sortir et de nous laisser ?
Le sourire qui, depuis le commencement de cette scène, paraissait stéréotypé sur les lèvres du fermier, se dessina plus ouvertement. Au degré de surexcitation où son esprit se maintenait, il en était venu à désirer une provocation comme une bonne fortune ; l’inaction le fatiguait plus que la lutte.— Mon cher monsieur Raimbaut, répondit-il, je suis désolé de vous gêner, et surtout de gêner monsieur ; mais, je vous l’ai déjà dit, je me trouve bien ici, et j’y resterai, à moins que vous ne me fassiez enlever par vos valets.
M. de Noï avait espéré, jusque-là, que l’obstination du fermier ne serait pas difficile à vaincre ; cette dernière réponse imprima à ses traits un nouveau mouvement d’impatience, plus prononcé que le premier.— Il ne nous reste donc d’autre moyen pour nous distraire, dit-il en agaçant du pied les carreaux du plafond, que de parler culture à M. Évon. Voyons, M. Raimbaut, vous qui entendez si bien l’agriculture, déroulez-lui donc vos théories sur le colza et les oliviers.— À la bonne heure ! dit Guillaume, voilà parler ; le mieux qu’un homme sage puisse faire, c’est de souffrir ce qu'il ne peut empêcher.— Seulement, reprit M. de Noï qui, pour la première fois, s’adressait à sa femme, il me semble inutile que madame assiste plus longtemps à la comédie[Par VincentBierce] Le terme paraît donner la clef d'interprétation de la scène : il s'agit d'une variation autour d'une scène de comédie, voire de vaudeville, entièrement vidée de sa substance proprement comique pour ne plus servir que le suspense du drame en train de s'achever. que nous jouons, à moins, toutefois, que le dénoûment ne l’intéresse, ou que M. Raimbaut ne lui ait communiqué ses idées sur la plantation des oléagineux.
M. de Noï avait en vain essayé de dissimuler, par le laisser-aller du débit, et la légèreté insouciante des intonations, l’aigreur qui dominait ses paroles. La signification n’en échappa pas au fermier, qui les accueillit par un éclat de rire, à dessein retentissant.
Madame de Noï hésita quelques instants, et, s’inclinant avec une froideur égale devant les trois personnages dont l’attention se réunissait sur elle, elle sortit lentement, sans trouble, sans colère, et quelque temps encore après son départ, on entendit, dans l’escalier, le frôlement de sa robe de soie. Sa disparition, du reste, ne dégagea pas la situation du nuage qui la couvrait. Quoique absente, peut-être dominait-elle encore intérieurement toutes les pensées ; le fer était arraché, mais la plaie restait envenimée, vivace et saignante[Par VincentBierce] Alors que la scène elle-même pourrait être une scène de comédie, l'ensemble des métaphores destinées à en éclairer la signification la font tendre vers le drame..— Savez-vous que vous avez là une jolie femme ! dit le fermier après un instant de silence, en se frottant les mains et en narguant M. de Noï du regard ; seulement, m’est avis que vous lui laissez prendre des libertés un peu fortes.— Guillaume, interrompit vivement Arthur que la colère commençait à gagner, il n’y a que vous, ici, qui prenez des libertés trop fortes. Faut-il donc que je vous ordonne de vous taire ?— Parlez, monsieur, dit M. de Noï avec un sang-froid glacial ; puisque je reste ici, c’est qu’apparemment je suis disposé à tout entendre.— À votre place, continua Guillaume sans rien perdre de son assurance, si j’avais une aussi jolie femme que la vôtre, je lui défendrais de venir rendre visite aux garçons, dans leur chambre. Une femme, voyez-vous, ressemble assez à une bourse, et quand on la laisse traîner, on peut être sûr qu'il se trouvera quelqu'un pour la prendre.
Le fermier avait sans doute beaucoup compté sur cette équivoque provocation, mais, contre son attente, la figure de M. de Noï demeura impassible ; le dépit du fermier s’en augmenta.— Que disait donc la femme de monsieur, dans votre cabinet de toilette ? demanda-t-il en se tournant vers Arthur.— Guillaume, vous êtes un imposteur et un méchant, dit celui-ci avec énergie, et vous mériteriez …— Quoi ! dit Guillaume, parce que je dis la vérité. Allons, allons, monsieur Raimbaut, on sait bien qu’un homme n’est pas de pierre, et je gagerais bien que votre cabinet a déjà renfermé plus d’un trésor comme celui dont je parle.
Cette dernière phrase laissait entrevoir clairement la pensée secrète de Guillaume. Arthur Raimbaut en comprit la signification, et il dévora, en silence, l’inquiétude qui le tourmentait. Jusqu’à quand cet homme s’obstinerait-il à rester ? comment empêcher le scandale d’un dénoûment pénible ? Sans tout s’expliquer, Arthur pressentait tout ; et son esprit se consumait vainement à chercher une issue.
M. de Noï garda quelque temps encore le silence ; se levant à la fin, comme un homme las d’attendre et qui prend enfin une résolution extrême :— Puisque M. Guillaume, dit-il, est bien décidé à rester ici, je ne vois d’autre moyen d'en finir que de lui laisser la place libre.
Le fermier pencha la tête en signe d’assentiment.— Monsieur Raimbaut, continua M. de Noï, j'ai à vous parler ; sortons ensemble.
Cette proposition était précisément celle que redoutait Arthur. S’il refusait, que penserait M. de Noï ? s’il acceptait, que deviendrait Marguerite, en face d’un homme irrité et brutal ?— Si singulier que puisse vous paraître mon refus, dit-il enfin, je ne puis consentir à votre proposition ; ce soir, demain, je serai tout à vos ordres.— Et moi, je déclare que je veux vous parler à l’instant même, dit M. de Noï en appuyant sur chaque mot, car je suis las de la comédie[Par VincentBierce] Il s'agit, significativement, de la deuxième occurrence du terme. qui se joue ici.— Bien, cela ! interrompit Guillaume.— Ou chasser cet homme, continua M. de Noï en montrant Guillaume, ou partir avec moi ; voilà mon dernier mot.
Arthur baissa la tête. Il était sous le poids d’une anxiété douloureuse, et pourtant, partout où sa pensée se dirigeait, il entrevoyait un abîme.— Si je trouvais un moyen de tout concilier, dit Guillaume.— Quel moyen ? demanda M. de Noï.— Sortons tous trois, dit celui-ci du ton triomphant d’un homme qui tranche victorieusement une question difficile ; je suis certain, d’avance, que ce parti-là accommodera M. Raimbaut.
Arthur regarda le fermier en face, comme s’il se fût défié de ses paroles, et eût entrevu un piège sous cette apparence de laisser-aller.— Sortons, dit-il en suivant de l’œil le fermier qui s’était levé.
M. de Noï était passé le premier, Guillaume le suivit ; mais, au moment où Arthur allait fermer la porte, le fermier, par un mouvement rapide, se glissa derrière lui, et, rentrant dans la chambre, s’y enferma précipitamment.— Venez donc, monsieur, dit M. de Noï à Arthur avec plus d’impatience qu’il n’en avait montré jusque-là ; encore une fois, il faut que je vous parle, et à l’instant même !
Arthur hésita encore un instant. Comprit-il que rien maintenant ne pouvait sauver Marguerite ? Je ne sais[Par VincentBierce] Cette façon qu'a le narrateur de s'immiscer dans le récit et de prétendre ne pas être en capacité de l'évaluer, est à la fois topique en même temps qu'ironique : le narrateur de La Bande noire juge et évalue de façon continue ses personnages., mais il se décida à suivre M. de Noï.
Arrivé au bas de l’escalier :— Jérôme, dit-il vivement au vieux portier qu’il rencontra sur ses pas, où est Henri ? cherchez-le, trouvez-le ; dites-lui qu’il monte à ma chambre. Allez, allez vite !— Maintenant, à nous deux, dit M. de Noï en prenant le bras d’Arthur et en l’entraînant dans une des allées sinueuses du parc.
Nous sommes obligés ici de couper notre récit ; la scène vient de se diviser, et pour la suivre sous une de ses faces, il nous faut absolument renoncer à l’autre ; nous remonterons donc dans la chambre que vient de quitter Arthur, et dont Guillaume est resté possesseur. Bientôt tous les détails de la péripétie de cette histoire s’éclairciront successivement, et se précipiteront d’un commun effort vers un commun dénoûment[Par VincentBierce] Le narrateur exhibe sa fonction de régie : c'est un réinvestissement habile d'un procédé balzacien qui lui permet de maintenir le suspense de la scène..
Pendant tout le cours de la conversation que nous avons rapportée, Guillaume Évon avait nourri obstinément une amère pensée de défiance et de jalousie. Lorsque M. de Noï avait proposé à Arthur de sortir, les hésitations de celui-ci l’avaient confirmé dans ses soupçons. Marguerite, à n’en pouvoir douter, était cachée dans le cabinet où déjà il avait rencontré madame de Noï. Dès ce moment, son plan fut formé, et nous avons su comment il l’exécuta. Un sourire de contentement éclata dans ses traits lorsqu’il se sentit à l’abri derrière une porte fermée[Par VincentBierce] Guillaume se trouve à nouveau devant une porte fermée derrière laquelle se trouve sa femme. Le récit est tout entier construit à partir de scènes redoublées ainsi que sur l'esthétique du contraste.. Il était seul, libre de se livre livrer aux recherches qu’il méditait, et à l’instinct de vengeance qui germait dans son cœur. Un moment encore, il demeura immobile, prêtant l'oreille au bruit des pas qui s'éloignaient ; puis, d'un bond convulsif et fiévreux, comme le bond d’un tigre, il s'élança vers le cabinet, en présentant avec rage sa main fermée. La porte du cabinet s’ouvrit d’elle-même, et Marguerite apparut sur le seuil, droite et pâle, mais sans effroi, sans trouble, et prête à tout.— Ah ! ... murmura Guillaume en reculant d'un pas à cette vue qu’il n’attendait pas si tôt ; ah ! c'est elle ! ...
À peine cette brève exclamation avait-elle pu sortir distinctement de sa bouche, tant le sang affluait violemment à sa gorge et obstruait le passage de sa voix ; ses yeux tournoyèrent dans leur orbite, lançant au hasard ces rayonnements incertains qui accusent le paroxysme de la fièvre. Son émotion était telle que, pendant longtemps, il n’essaya pas même de chercher une formule à sa pensée. Ainsi qu’il nous arrive dans le cauchemar, il ne sentait rien qu’un poids énorme qui l'oppressait. À force de surexcitation, il en était arrivé à l'impuissance[Par VincentBierce] Cette phrase joue de l'antithèse, mais ne fait cependant que révéler une vérité que chacun avait devinée depuis bien longtemps.. Une circonstance fortuite, un geste, un mot de Marguerite, eût produit l’apoplexie[Par VincentBierce] De nouveau, on retrouve un fonctionnement qui guide l'ensemble du chapitre : alors même que la scène se prêterait à une interprétation comique (il s'agit d'une scène de reconnaissance, d'une scène de vaudeville), les métaphores et les commentaires narratoriaux exhibent une signification grave et douloureuse censée renforcer l'émotion de la scène. . Celle-ci, du reste, était décidée à ne pas rompre le silence la première ; elle profita donc de ce moment de stupeur pour se glisser auprès de la fenêtre, et là, croisant les bras sur sa poitrine, elle attendit. Le jour extérieur, en tombant sur elle, dessina alors la physionomie de la fermière dans toute son expressive réalité. Ses yeux étaient à demi-fermés, comme ceux de la prière, et les cils noirs de ses paupières projetaient une ombre veloutée sur la surface de ses joues tendues, et pour ainsi dire lissées ; ses lèvres étaient vermeilles comme de coutume, seulement, vers leurs extrémités, une teinte légèrement violacée en affaiblissait le coloris. Nulle trace d’émotion n’altérait la blancheur mate de son col, si ce n’est peut-être une ou deux veines azurées, pointant çà et là, et promenant çà et là les détours brisés de leurs imperceptibles fils. En la voyant, un statuaire eût pu la prendre pour quelque personnification de la Résignation[Par VincentBierce] L'esthétique du contraste est également à comprendre à partir du comportement des hommes et des femmes : durant tout le chapitre, alors que les personnages masculins sont en proie aux plus vives émotions, les figures féminines se caractérisent par leur force de caractère et leur impassibilité. muette et fière, ou pour une reproduction éclatante de l’antique Niobé[Par VincentBierce] Niobé, fille de Tantale, eut la présomption de se vanter de sa fécondité et de la beauté de ses enfants tout en se moquant de ceux de Léto qui, pour se venger, tuèrent la progéniture de la vaniteuse. Devant ce spectacle, la frayeur de cette dernière fut telle qu'elle en garde toute sa vie une pâleur mortelle. La référence, qui indique la pâleur de Marguerite, n'est pas sans ironie, puisque le personnage mythologique est célèbre pour sa fécondité, tandis qu'on vient de moquer l'impuissance de Guillaume..— Parbleu ! madame, dit Guillaume essayant son ton d’ironie habituel, j’étais véritablement inquiet de vous, et si je n’avais connu M. Raimbaut pour un galant homme, et surtout pour un homme hospitalier, je vous aurais cru perdue, et je vous aurais fait réclamer par le tambour, avec une récompense honnête pour qui vous rapporterait. Mais M. Raimbaut a aussi peur que moi que vous vous perdiez, car il vous serre soigneusement, crainte des voleurs, sans doute, hein ?... Vous ne répondez pas ?... Oh ! vous êtes une femme précieuse, et vous méritez bien qu’on vous mette sous clef, car, une fois qu’on vous laisse aller, il est difficile de vous retrouver. Et qui diable vous aurait soupçonnée là où vous étiez, dans le cabinet de toilette d’un garçon ? Bravo ! joli refuge pour une femme qui a déserté la demeure de son mari ! belle conduite, en vérité, et qui explique à merveille les grands airs que vous preniez encore ce matin avec moi ! Qu’en dites-vous ? resterez-vous toujours ainsi, comme une statue ? ne répondrez-vous pas à la fin ? Voyons, répondez donc : vous avez bien quelque bonne raison à me donner ? que ne me la donnez-vous ? je suis tranquille et patient, parlez, il me tarde de vous entendre ; une femme embarrassée de trouver un prétexte, une excuse, un mensonge ! cela ne se peut pas ! encore une fois, voyons, je vous attends, je vous écoute[Par VincentBierce] La réplique entière semble bien sortir tout droit d'une comédie. Aucun élément, en effet, ne manque : ni le ton railleur du personnage cocu fondé sur des antiphrases et un persiflage insistant, ni les allusions érotico-scabreuses, ni les traditionnelles moqueries misogynes. .
La colère de Guillaume s’augmentait par les efforts mêmes qu’il faisait pour la dissimuler ; le silence opiniâtre de Marguerite lui semblait une provocation, un audacieux défi à lui adressé par ce sentiment d’invincible orgueil qu’il reconnaissait en elle. Chacune des paroles qu’il avait prononcées retournait sur lui, et s’enfonçait dans sa poitrine. Sa violence grossissait faute de pâture, son irritation s’envenimait dans le vide. Tout d’un coup, il renonça au persiflage qu’il avait adopté, et regardant fixement sa femme, la rage dans les yeux :— Vous ne voulez pas me répondre ? cria-t-il en élevant subitement la voix au timbre le plus éclatant de son diapason ; vous me bravez par votre silence, vous riez de ma fureur[Par VincentBierce] Il s'agit d'un emprunt au lexique de la tragédie. Cf. Phèdre, II-5 : "Eh bien ! Connais donc Phèdre et toute sa fureur." ! Marguerite, pour la dernière fois, je vous ordonne, je vous somme de me répondre !— Interrogez-moi, dit Marguerite avec calme, je vous répondrai.
En entendant ces mots, les traits de Guillaume exprimèrent l’âcre satisfaction de la fureur qui entrevoit à la fin une issue, et ne se sent plus contrainte de se consumer dans l’inaction.— À la bonne heure, au moins, j’avais hâte d’entendre votre voix ; et, si je vous interroge, vous me répondrez franchement ?— Franchement, dit Marguerite.
Guillaume se tut un instant. Sa colère le troublait-elle au point d’obscurcir sa pensée ? était-il encore en proie aux vertiges de la passion ? ou bien, semblable à un voyageur qui s’apprête à franchir un abîme, recueillait-il ses forces et ramassait-il tout son courage ? Peut-être, pour trouver la vérité, faudrait-il combiner ces deux éléments opposés. Dans la jalousie même, le plus aveugle et le plus forcené des sentiments, il y a des regrets et de la terreur[Par VincentBierce] Le narrateur semble vraiment tendre tous ses efforts vers ce but : que le lecteur comprenne cette scène comme un acmé dramatique fondé sur une tension insupportable.. Peu d’hommes ont assez de courage, tout en appelant la lumière qui doit dissiper leurs doutes, pour ne pas en redouter les écrasantes lueurs. Avant de risquer une question, Guillaume essaya encore une fois de raccorder sa figure, et de donner à ses paroles le calme qui manquait à son cœur. Malgré lui, le visage impassible et digne de Marguerite lui avait apporté une impression de grandeur ; et il voulait se grandir à son tour, pour être au niveau du rôle de juge impartial et sévère que sa position et son titre lui conféraient.— Madame, dit-il, vous le voyez, je suis calme maintenant ; mais n’essayez pas de me tromper ; si vous faites un mensonge, je le lirai dans vos yeux.— Je vous ai promis d’être franche, dit Marguerite.
Les résolutions de Guillaume n’étaient pas de longue durée ; quoi qu’il fît, la colère le débordait déjà, et son calme d’un moment s’était évanoui.— Qu’êtes-vous donc venue faire ici, malheureuse ? reprit-il en éclatant.— Chercher un abri, dit Marguerite.— Un abri ! un abri chez M. Raimbaut ! et à quel titre ? Est-il votre père ? votre tuteur ? a-t-il le droit de vous défendre, de vous protéger contre moi ?— Je lui avais donné ce droit-là, dit Marguerite.
Un son inarticulé mourut sur la bouche de Guillaume ; semblable à un homme frappé de stupeur, il demeura quelque temps immobile.— Vous lui avez donné ce droit, reprit-il, et comment ? Est-il donc votre complice, votre amant ?— Oui ! dit Marguerite.
À cet aven aveu, Guillaume recula une seconde fois, comme il avait déjà reculé à la vue de sa femme. Tant de simplicité mêlée à tant d'audace, tant d’énergie et de calme à la fois, c’était là un de ces phénomènes que son esprit grossier ne pouvait comprendre ; et, pour un instant, l’étonnement domina la fureur.— Oui ! oui ! murmura-t-il d’abord ; elle a dit oui ! Et comme l’instinct de sa passion reprenait le dessus : Elle ne prend pas la peine de le nier ; elle est fière de ce qu'elle a fait, elle avoue sa honte, elle me la jette à la face ... Oh ! c’est trop fort, aussi[Par VincentBierce] Registre tragique de l'aveu. !
En même temps, il s’avança vers Marguerite, hors de lui, la main tendue, prêt à frapper.
Celle-ci, par un mouvement plus prompt que la pensée, ouvrit la fenêtre, et appuyant le pied sur la barre de fer qui servait de main d’appui :— Monsieur, dit-elle, vous m’avez frappée une fois, c’est assez ; si vous faites un pas, je me jette sur ce pavé ; au moins, si vous me frappez, vous me frapperez morte.
Guillaume hésita, puis, reprenant toute sa fureur.— Qu’il soit fait comme vous le désirez, dit-il.
Mais, au moment où il allait exécuter sa menace, et Marguerite sa résolution, la porte de la chambre céda sous un effort violent, et un bras vigoureux étreignit subitement Guillaume, écumant de rage. C’était le bras de Henri.— Vous êtes heureuse, madame, dit le fermier, en se débattant, d’avoir tant de protecteurs dévoués. Celui-là aussi, peut-être, est votre amant comme l’autre ![Par VincentBierce] Ainsi s'achève un chapitre à l'esthétique particulièrement intéressante, puisqu'il donne à lire une variation autour d'une scène topique de comédie et de vaudeville - une scène précisément redoublée (il y a deux femmes et deux maris, plus deux amants potentiels, Arthur et in extremis Henri), mais que l'ensemble de la narration pousse à lire comme un moment de tension fondamentale. En outre, le face à face final se développe clairement comme une scène de tragédie : on y retrouve un lexique et une situation tout droit sortis de Racine, et ce jusqu'à la menace du suicide final. Pour autant, cette référence sous-jacente au théâtre du xviie siècle est réinvestie en drame bourgeois qui voit s'opposer un mari trompé prêt à battre sa femme.