Corpus Lettres de la Vendée

7 : lettres XXVI à XXX

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LETTRE XXVI.

Du camp de Stofflet, dans la Forêt de LamballeLamballe est située à 80 kilomètre au nord-ouest de Rennes. Stofflet n'y a jamais établi de camp., 5 brumaire, 27 octobre 1795.

C’est après sept jours de marche[Par Justine Dienis] Il y a environ 170 kilomètres entre Château-Gontier et Lamballe., sans presque aucun repos de corps, ni d’esprit, que je t’écris, ma Clémence. Tout ce que j’avais éprouvé jusqu’ici, n’était qu’un voyage pénible ; je sors d’une traversée difficile et périlleuse ; et, comme nos gens de mer[Par Justine Dienis] Gens de mer : marins., je fais des vœux, à la vue d’un port encore éloigné. D’abord, et avant tout, j’ai retrouvé mon frère. Ton amitié ne me pardonnerait pas, de te faire attendre ce mot, qui te rassure ; maintenant le récit de nos peines, n’en sera qu’un abrégé ; un journal n’y suffirait pas ; et le présent m’occupe trop ; l’avenir m’inquiète trop. Je n’ai plus assez d’âme pour souffrir dans le passé ; ma mémoire ne te dira que ce qu’il faut qu’elle te trace, pour m’amener où je suis, c’est-à-dire, au milieu d’un camp, formé de huttes, de branchages ; au centre d’une forêt de plusieurs lieues. C’est t’apprendre que nous avons atteint la troupe de Stofflet. Nous savions, en partant de Château-Gontier, qu’elle s’était éloignée de Mayenne[Par Justine Dienis]  ; mais ne pouvant en avoir de renseignements sûrs, il fut décidé de nous en approcher, sans y entrer ; notre guide se chargeait d’y aller seul ; et de nous rapporter ce qu’il aurait appris. Cet homme, à la foi duquel nous avons été obligés de nous remettre, est un ancien soldat, qui, après bien des aventures, comme déserteur, s’est joint, différentes fois, à ces bandes armées qui parcourent le pays, et qui, dans les intervalles de repos que lui ménage quelque gain, se tient couvert, à l’ombre de sa hutte et de son métier de sabotier. Il est franc, rude, et déterminé ; il s’appelle Lapointe[Par Justine Dienis] Le nom Lapointe convient à la fois au sabotier (la pointure), au soldat (l'épée) et à l'homme avisé (à l'esprit pénétrant) qu'est ce nouveau compagnon de Louise et Maurice. ; et nous lui avons gardé son nom. Quatre écus, et la promesse de la montre, l’ont décidé ; sans son métier de demi-bandit, son naturel est assez bon ; son cœur dur, s’est même pris d’affection pour Maurice ; d’ailleurs, nous ne lui avions confié de nos secrets, que ce qu’il était nécessaire qu’il en sût ; il n’a même pas paru fort soucieux d’en apprendre davantage : il est resté avec nous, jusqu’à ce, dit-il, qu’il n’ait plus d’argent. Nous marchâmes deux jours, ou plutôt deux nuits, sous sa conduite, et nous ne hasardâmes qu’une fois, d’entrer dans une maison écartée. Nous n’apprîmes pas grand-chose à Mayenne ; seulement, qu’après l’affaire qui s’était passée près de Dol[Par Justine Dienis] Dol se trouve à 55 kilomètres au nord de Rennes. Une grande bataille de la guerre de Vendée y a bien eu lieu, avec la participation de Stofflet, mais cette bataille a eu lieu en novembre 1793. Le roman semble mêler deux époques historiques, celles du plus fort de la guerre (1793) et celle de la marche vers la paix (1795). , la troupe de Stofflet s’était séparée en plusieurs bandes ; la sienne, disait-on, s’était retirée en Bretagne, vers les côtes de la mer ; on citait Lamballe et Dinan, comme les lieux d’où on avait le plus récemment parlé de lui. Trente lieues[Par Justine Dienis] Environ 150 kilomètres. nous séparaient encore de ces deux endroits, et nous ne pouvions hâter notre marche, nous n’avions plus de monture ; Maurice et Lapointe, se relayaient, pour porter notre mince équipage. Le second jour de notre marche, nous rencontrâmes une des troupes qui s’étaient séparées à Dol[Par Marilou Gilles] ; ils étaient environ deux cents ; nous fûmes bien examinés. Lapointe nous servit beaucoup ; il trouva là des gens de connaissance ; sous sa caution[Par Justine Dienis] Caution : garantie., on ne prit pas beaucoup garde à nous ; et nous pûmes séjourner un jour, dans le village où ils étaient établis. Il me parut que les gens du pays, accoutumés à recevoir des troupes des partis contraires, étaient assez indifférents, à l’un ou à l’autre, et ne songeaient qu’à se garantir de leur mieux. Ceux-ci, faisant une autre route, nous les quittâmes, et reprîmes la nôtre. J’ai appris, ma chère, ce que c’est que dormir sous la voûte du ciel ; chose que nous admirions dans le courage des princesses de roman[Par Justine Dienis] Louise rappelle une fois de plus qu'elle est un personnage de roman. , quand nous en lisions ensemble ; cette manière de se loger, est prompte et expéditive : le vieux Lapointe, est très au fait de cet ordre d’architecture ; avec sa hache à main, il a promptement abattu des branches de l’arbre, au pied duquel il les dresse, les suspend, les entrelace, avec art. La nourrice, et moi, nous y logeons, et nos sentinelles veillent ou dorment à notre porte ; nous marchâmes encore trois jours, et rencontrâmes quelques bandes plus ou moins nombreuses ; les unes nous laissèrent passer comme voyageurs ; les autres, grâce à la protection de notre guide ; la plupart étaient des habitants lassés du métier qu’ils faisaient ; ils retournaient dans leurs foyers ; leur renseignement nous servit à diriger notre route ; enfin, hier, à trois lieues de Lamballe, nous sûmes positivement que Stofflet, avec une partie de sa troupe, était campé dans la forêt ; nous y arrivâmes vers le soir, et nous fûmes arrêtés à l’entrée du bois, par quelques hommes à cheval. Après nous être expliqué, l’un d’eux vint avec nous, nous conduisit environ une demi-lieue, et nous remit à une troupe d’une vingtaine d’hommes armés, assis ou dormant autour d’un grand feu ; en voyant l’habit de Maurice, ils dirent : bon, c’est un déserteur de la gendarmerie ; Maurice répondit seulement non ; … J’ajoutai : nous voulons parler à Stofflet lui-même : conduisez-nous ; celui qui paraissait commander, dit à deux des siens : — menez-les au général… — Nous les suivîmes pendant un quart d’heure environ, et nous arrivâmes à une espèce de barricade d’arbres abattus, qui fermaient une grande enceinte ; çà et là étaient éparses des baraques de feuillages ; à côté de quelques-unes, étaient des chevaux et des bestiaux attachés à des piquets ; des hommes étaient assis ou couchés autour de grands feux ; les uns mangeaient ou faisaient cuire des viandes ; d’autres dormaient, jouaient aux cartes et aux dés ; leurs armes étaient dressées près d’eux, appuyées sur de longues perches ; ils avaient de gros chiens qui aboyaient après nous ; en traversant chaque groupe, nous entendîmes ces questions : est-ce du gibier ? est-ce des camarades ? sont-ce des prisonniers ? un d’eux vint à Maurice, et touchant son habit… Ah ! ah ! c’est l’uniforme de la Trappe[Par Justine Dienis] La Trappe est un ordre religieux à la règle particulièrment sévère (ordre cistercien de la stricte observance). ; Maurice le repoussa et le fit tomber à la renverse ; les autres se mirent à rire ; nous arrivâmes au centre de l’enceinte, où était une tente entourée de palissades, avec une barrière ; nos conducteurs seuls entrèrent ; on nous fit attendre assez longtemps avant de nous introduire. Dix ou douze hommes étaient assis en cercle autour d’une table de gazon creusée en terre ; Stofflet s’adressant à Maurice, qui était le premier, lui dit : — cavalier, que me voulez-vous ? — J’étais derrière lui, le visage à demi couvert de ma capote[Par Justine Dienis] Capote : manteau à capuchon. ; je me suis engagé, lui dit Maurice, à ramener cette jeune demoiselle à sa famille, vous devez la connaître ; il me nomma : j’entends un cri, ma sœur ? Un jeune homme s’était levé du cercle, s’était élancé vers moi, j’étais… dans les bras de mon frère ; oh ! ma Clémence, ce moment paya bien des peines, mais mon cœur ne put suffire à tout, je fus longtemps sans connaissance. L’assemblée s’était rompue, on nous entourait ; dès que je pus parler, voilà mon libérateur, leur dis-je ; je lui dois toute la liberté, l’honneur et la vie. Tous ces hommes paraissaient émus ; ils félicitaient Maurice ; mon frère parla de récompenser ; Monsieur, Monsieur, lui dit Maurice, en lui prenant la main, je le suis… et libre j’espère,… ajouta-t-il, en se relevant et regardant autour de lui[Par Justine Dienis] . Son action étonna ; Stofflet lui dit : — jeune homme, j’ai l’espérance que nous le serons tous bientôt. En effet, ma chère, ce conseil était pour répondre à une offre de trêve et d’amnistie[Par Justine Dienis] Amnistie : mesure générale faisant remise à tous les inculpés d'une même catégorie de crimes, de délits ou de contraventions, aussi bien des poursuites à exercer que des condamnations prononcées. qu’on leur a faite. Puisse l’ange pacificateur descendre au milieu d’eux. Nous ne pouvions rester là ; mon frère demanda à s’absenter un moment pour nous conduire dans sa hutte. Nous y trouvâmes de la paille et un manteau ; Maurice et son compagnon nous y laissèrent seuls ; je retins la nourrice, et j’eus là, ma chère, un de ces quarts d’heure qui font oublier des journées de douleurs. J’appris de mon frère, que nos chers et vénérables parents sont retirés, disons le mot, cachés en sûreté, et que si le calme renait, ils reparaîtront sans crainte. Pardonne à ma tendre circonspection[Par Justine Dienis] Circonspection : retenue prudente que l'on observe dans ses paroles ou ses actions., si je n’ose pas me confier davantage au papier ; mon frère n’a point été du nombre des prisonniers faits à Cholet ; lui et peu d’autres échappés au désastre, ont pu se réfugier ici, à travers mille dangers. Je suis peu entrée en explication sur ce qui regarde Maurice ; mon frère est bien jeune ; j’ai parlé seulement de mes obligations envers lui, et de sa conduite envers moi ; enfin nous avons parlé de toi ; et rappelé à son poste, il me quitte. Je t’écris pendant que la nourrice et les hommes sont allés, disent-ils, faire des connaissances dans le camp. Que deviendra tout ceci, ma chère ? soit que je regarde en arrière, ou que je porte ma vue en avant de moi, je ne vois qu’inquiétudes et craintes ; si la trêve a lieu, Maurice ne pensera pas à nous quitter ; je vois bien que l’idée de prendre parti, et de porter les armes contre son pays, ne peut pas s’arranger dans sa tête. Je ne puis le blâmer ; je t’avouerai même qu’intérieurement, je l’approuve et l’en estime davantage. Est-ce estime qu’il faut dire : toi, ma chère, qui lis dans mon cœur, toi, pour qui jamais il n’eût rien de caché, dis-moi donc où sont mes devoirs ? Je ne te demande plus où sont ses vœux et son penchant ; ce malheureux jeune homme s’est perdu pour moi, il ne peut plus reparaître sans s’exposer au supplice dont il m’a sauvé ; je vois bien cependant que ce motif ne le retient pas seul ; il parle peu, et me répond à peine quand je lui parle de ma famille, de leur reconnaissance ; enfin, ma chère, quand je l’assure de moi, il me regarde avec des yeux, où je lis à la fois ses doutes et ses espérances. Je vous crois, me disait-il hier, et c’est beaucoup pour moi, au moins vous l’aurez voulu. Dans notre dernier voyage, son agitation redoublait à mesure que nous approchions du terme ; je le soupçonne même de l’avoir un peu éloigné. Je t’écrirai encore d’ici, mon amie ; j’ai tant de choses à te dire, et maintenant, si peu de moyens pour te faire arriver mes lettres, car, ma chère, nous ne sommes plus sous le même ciel ; la poste officieuse, ne vient plus ici m’apporter le consolant tribut de ton amitié ; nous n’avons plus aujourd’hui la même patrie ; et tout en t’écrivant, je ne sais encore quand et comment t’arrivera ce que j’écris aussi, je ne finis pas ma lettre, j’interromps seulement le plaisir de te parler, ce sera le charme de mon solitaire ennui ; et pour n’être jamais seule, je me ménage le plaisir de me trouver toujours avec toi. Cœurs de femme que nous sommes, ne croirait-on pas que je t’écris d’un cabinet de ville ? Et je suis sous une cabane ; mes lambris sont des feuilles sèches, et mon parquet un gazon : foulé et flétri. J’entends du bruit et du mouvement dehors ; mon frère va revenir sans doute, ou plutôt je te quitte et je vais au-devant de lui.

LETTRE XXVII.

Forêt de Lamballe, 7 brumaire, an 4 républicain[Par Justine Dienis] 29 octobre 1795..

Qui penses-tu, cousine, sera mon messager, et te remettra ma lettre ? Qui, devines ? la nourrice ? Maurice ? le soldat ? rien de tout cela. Tu embrasseras le messager ; et puisque ce n’est pas moi, c’est donc mon frère ?[Par Justine Dienis] Louise cite approximativement la fable de La Fontaine "Le Loup et L'agneau" dans laquelle le loup dit "Si ce n'est toi, c'est donc ton frère". lui-même ; il m’annonça hier, cela, froidement, et je lui dis, qu’il avait un grand fond de gaieté, pour se permettre de semblables plaisanteries. L’explication m’apprit que l’offre d’une amnistie et d’une trêve, était accompagnée d’une invitation d’envoyer, à Rennes, six députés, avec des saufconduits[Par Justine Dienis] Sauf-conduit : document délivré par une autorité et qui permet de se rendre en un lieu, de traverser un territoire. ; mon frère est un des six. Ils partent demain. Mon sang circule plus à l’aise ; et depuis longtemps, je n’avais respiré aussi librement. Je te reverrai, j’ose le croire ; cet heureux moment, dont j’ai si souvent désespéré, ne me paraît plus une chimère[Par Justine Dienis] Le projet de revoir Clémence ne lui paraît plus irréalisable. . Si des craintes, des inquiétudes, viennent, je les repousse. Je crois à la providence ; je n’oserais gâter les bons instants qu’elle m’envoie, et je veux jouir, aujourd’hui, de mes espérances, et voir la réalité à demain. Mon frère a très bien accueilli Maurice ; cependant, je ne sais si ma dernière campagne m’a fait perdre l’usage des belles manières ; mais je trouve que celles de mon frère sont un peu froides et contraintes. L’opinion et l’esprit de parti, iraient-ils jusqu’à lui rendre pénibles, les obligations que nous avons à ce jeune homme ! car, ce que nous appelons différence d’état et de rang[Par Justine Dienis] Les termes d' "etat" et de "rang" font partie du vocabulaire aristocratique qui hiérarchise les classes sociales., ne peut pas aller jusque-là. Toute la gratitude de mon frère, s’est exprimée en éloges, et en assurance de celle de nos parents. Maurice lui répétait, qu’il se croyait heureux d’avoir pu nous rendre service. Le croirais-tu, ma chère, j’ai souvent été obligée de prendre la parole, pour empêcher que l’entretien ne dégénérât en compliments, et le ramener aux affaires d’intérêt général. Enfin, mon frère lui a demandé quels étaient ses projets pour l’avenir ; j’ai trouvé cette question un peu prompte. Maurice lui a dit, que dès que je croirais ses engagements remplis envers moi et les miens, il disposerait de lui-même. Dans l’après-midi, Stofflet l’a fait demander ; ils sont revenus ensemble, une demi-heure après, à notre cabane. Stofflet, dont tu as sûrement entendu beaucoup parler, est un homme d’une taille moyenne et forte ; il n’a de remarquable, que des yeux d’une grande vivacité. Il me félicita d’assez bonne grâce, sur les succès de mon voyage, et sur les soins de mon guide, et me dit, en nous quittant : — Mademoiselle, pendant l’absence de monsieur votre frère, je crois que vous serez plus en sûreté ici, que partout ailleurs ; si vous avez besoin de mon service, vous voudrez bien me le faire savoir. — Il voulut que Maurice ne le suivît point, et qu’il restât avec nous. Il ajouta, en le regardant, que la trêve levait tout obstacle. Nous avons passé le reste de la soirée, seuls, mon frère et moi ; nous sommes convenus de ne rien faire dire à nos parents, jusqu’au moment que sa mission soit terminée ; ce serait exposer la tranquillité de leur retraite. Il m’a fait encore plusieurs questions, sur Maurice, et j’ai été obligée d’abréger beaucoup mes réponses, pour éviter des explications embarrassantes : j’ai dit seulement, que ne pouvant reparaître chez lui, ni dans aucune armée, à cause de son affaire, dont j’avais été la seule occasion, il me semblait que nous ne pouvions nous dispenser de le garder, jusques à de nouveaux événements ; ma petite supériorité d’âge ne m’a pas été inutile, pour me rendre un peu maîtresse de cette conversation. Je l’ai quitté vers le milieu de la nuit ; j’en emploie le reste à t’écrire, à côté de la bonne nourrice, qui dort et ronfle dans une hutte, construite en une heure, par les soins du savant Lapointe, près celle du frère. Il s’est aussi chargé de trouver un gîte d’ami, pour lui et Maurice. Mes yeux se ferment, ma Clémence, tandis que mon cœur est ouvert pour toi. Nos ambassadeurs partent demain au jour ; je te recommande le mien. J’aurai le loisir de t’écrire pendant son absence, et je t’embrasse, comme si je te voyais.

LETTRE XXVIII.

Forêt de Lamballe, 12 brumaire, an 4 républicain[Par Justine Dienis] 3 novembre 1795..

Tandis que l’on traite, près de toi, nos intérêts politiques, je suis, en esprit, avec nos députés ; et ce ne sont pas nos intérêts politiques qui m’y appellent ; tous nos intérêts sont dans les affections de nos cœurs ; et toute notre politique, est en sentiments. Ma chère, ne disputons pas aux hommes, la part qu’ils se sont faite ; ils regrettent, je crois, souvent, celle qu’ils nous ont laissée. Du moins, leur importante gravité se trouve souvent heureuse, de venir nous demander place. J’espère peu de tes nouvelles, avant le retour de mon frère. Nous n’en sommes pas encore ici, à avoir libres, les communications de la poste ; cependant, le croiras-tu, notre camp, si même on peut honorer de ce nom, l’enceinte forestière qui rassemble une centaine de cabanes ; notre camp, dis-je, n’est point une solitude sauvage[Par Justine Dienis] Le retour à la nature est relativisé par la présence rassurante d'une société. ; déjà, le bruit d’une prochaine paix, et plus encore, je crois, la curiosité, nous a valu des visites de voisinage ; croirais-tu, ma chère, que je tiens ici un état, et que j’y joue un rôle de représentation, qui ne laisse pas d’avoir de l’importance. Plusieurs jeunes dames, des environs, empressées de voir, sans doute, une amazone[Par Justine Dienis] Amazone : dans la mythologie grecque, femme guerrière qui vivait sans hommes. Se plus plus courramment d'une femme qui monte à cheval., se sont fait présenter chez moi. Le premier jour, je les ai reçues à la porte de ma hutte, comme ferait une dame sauvage de la nation des Illinois, ou des Hurons[Par Justine Dienis] Les Illinois et les Hurons sont des peuples amérindindiens de la région des Grands Lacs, sur le territoire de la Nouvelle-France jusqu'en 1763.. Notre ingénieur, Lapointe, qui se comptait beaucoup dans la considération que j’obtins, en conçut l’idée de me loger d’une manière plus conforme au rang que j’occupe ; le matin, à mon lever, j’ai trouvé un magnifique vestibule de feuillages, parfaitement à l’abri, non de la pluie, mais des rayons du soleil ; on travaillait encore aux meubles, et des bancs de gazon[Par Justine Dienis] Cette cité en construction, isolée, est le lieu de l'entre-deux, du possible et de la liberté.  commençaient à s’élever autour de l’enceinte. Cette féerie, me charma, et la nourrice y ajoutant son industrie, tout fut achevé avant midi. Dès le même soir, le beau monde des curieux, s’y rassembla ; plusieurs de nos jeunes officiers, dont quelques-uns connaissent mes parents, y vinrent ; peu à peu l’assemblée s’est formée, et j’en faisais les honneurs, en tâchant d’imiter ta grâce, quand, tout à coup, le son aigu d’un fifre, se fait entendre, c’était encore l’industrieux Lapointe, qui, du haut d’un tonneau dressé, donnait le signal de la danse. Le bal s’ouvre, les quadrilles[Par Justine Dienis] Quadrille : ensemble de danseurs en nombre pair. se forment ; Stofflet, dont la tente est à quelques pas, arrive : et voyant la gaieté publique, fait apporter des rafraîchissements de vin et de bière ; tout le camp s’assemble au-dehors, notre joie devient la joie générale, et le fifre[Par Justine Dienis] Fifre : petit flûte traversière en bois. de Lapointe, un orchestre qui suffit à tous ; l’appareil de la guerre, fait place à l’activité du plaisir. On commence l’heureux augure[Par Justine Dienis] Augure : présage. de la paix ; les cocardes[Par Justine Dienis] Cocarde : insigne de couleur représentant un pays, une armée ou un groupe organisé. s’échangent ; et c’est, peut-être, en ce moment, qu’elle se signait à Rennes. Enfin, la fête se termine aux cris réunis : vive la nation française ; tous les cœurs sentirent, en ce moment, qu’ils étaient de la même nation[Par Justine Dienis] Le bal permet de rassembler les deux camps (républicains et royalistes) autour de danses et de rafraichissements. La scène romanesque réalise l'idéal d'un consensus national. .

On m’a déjà offert de tous côtés, des logements, dans les habitations voisines ; mais, toute grandeur à part, je préfère, et je crois que je fais mieux de rester ici, jusques au retour de mon frère. Maurice a été très bien accueilli des dames, soit estime, soit esprit de corps. Un petit, agréable et galant personnage du canton, lui a même fait un assez singulier compliment, sur ce qu’il appelait sa vertu, en me regardant ; j’étais un peu étonnée ; Maurice, le toisant d’un coup d’œil, des pieds à la tête, lui a répondu : — vous avez tort de vous méfier de vous ; je serais votre caution. — Tout le monde a ri ; et j’ai rougi, je ne sais pourquoi[Par Justine Dienis] Le galant personnage, qui insinue que Maurice aurait pu profiter de la situation pour séduire Louise, n'est pas loin de la vérité. Maurice détourne l'attention en suggérant que c'est son interlocuteur qui a des pensées coupables..

LETTRE XXIX.

Du 13.

Je quitte, je reprends mon journal ; et quand j’ai été longtemps hors de moi-même, je me retrouve, en me croyant avec toi. Nous étions seuls, sous mon vestibule de feuillages ; la nourrice s’était endormie, après dîner, et Maurice était assis sur notre banc, à côté de moi. — Il est vraisemblable, me dit-il, que cette paix-ci se fera. Vos premiers pas seront pour vous rejoindre à votre famille. Monsieur votre frère sera avec vous, pour vous conduire ; je ne vous serai plus nécessaire. — Vous vous croirez quitte, lui dis-je, mais moi ? voulez-vous me croire quitte envers vous, Maurice ? — Vos craintes me plaisent ; vos doutes m’offensent. — Il avait pris mes deux mains dans les siennes, et penchant sa tête, il les pressa contre son front. — Ah ! dit-il, pardonnez ; je vois ce que vous pensez, et je n’oserais douter de la bonté de votre cœur ; cela seul vous acquitterait mille fois ; mais un tel bonheur, passe toutes les espérances : m’y livrer, et les perdre, serait au-dessus d’un courage d’homme. — Eh bien ! lui dis-je, fiez-vous à celui d’une femme ; j’aime à croire inutile, de vous répéter ce que j’ai dit une fois[Par Justine Dienis] Elle fait référence au serment qu'elle a fait à Maurice dans la lettre XXII : "vivre ou mourir avec vous, Maurice, je lie mon sort au vôtre ; si ceux dont je dépends y consentent, je suis à vous : s’ils me refusent, je ne serai jamais à personne." ; ce serait vous soupçonner d’avoir pu l’oublier. — Ses bras, passés autour de moi, me répondirent avec une expression ! te l’avouerai-je, ma chère, avec une expression qui,… ne me déplût pas. La nourrice s’éveilla, et je me levai, en lui laissant une de mes mains, dont il ne put longtemps, séparer ses lèvres[Par Justine Dienis] Ce baiser sur la main est le premier baiser consenti par Louise, contrairement aux baisers forcés de la lettre XXI.. Ma Clémence, j’invoque ton indulgence ; ta sévérité me tuerait, et ne me guérirait pas. Le sort en est jeté, ne me condamne pas ! si ce que j’éprouve, est sentiment, penchant, mouvement trop tendre de mon cœur, amour[Par Justine Dienis] Louise reconnaît pour la première fois son amour envers Maurice. , si tu veux, ah ! n’oublie pas que j’en avais donné, avant d’en prendre ; le retour n’était-il pas une dette de la reconnaissance ; l’ingratitude n’était-elle pas un crime ? Que ton cœur me justifie ; sans lui, je serai à plaindre ; avec lui, je serai tranquille. L’amour pur et vrai, donne des forces à l’amitié : je t’aime d’avantage ; j’aime d’avantage tout ce que je dois aimer, depuis,… depuis que j’aime.[Par Marilou Gilles] L'amitié féminine est renforcée par l'amour naissant. 

LETTRE XXX.

De la Forêt de Lamballe, 14 brumaire, an 4 républicain[Par Justine Dienis] 5 novembre 1795..

Je relis ma lettre, et je ne sais si je dois te l’envoyer. Je suis effrayée de ce que j’ai écrit ; mais je rougirais davantage de m’être cachée un moment, que de t’avoir laissé lire dans mon cœur ; rassure-toi, cependant, il sera toujours digne du tien. Les événements, si hors du cours ordinaire des choses ; les circonstances, si différentes de nos habitudes communes ; ma position, si étrange, ah ! ma chère, j’ai vécu dix années en deux mois, sans conseil, sans guide, sans appui. J’ai toujours été forcé de chercher les motifs et les règles de ma conduite, dans mon propre cœur. Seras-tu surprise, si quelquefois je lui cède ; ma raison, qui me dit toujours ce qu’il faut faire, me suffit pour agir, mais ne me sert pas toujours assez pour savoir ce qu’il faut taire ou dire. Aussi, le caractère auquel j’ai à faire, est peut-être le plus embarrassant pour moi ; sa contrainte me gêne ; sa réserve me donne une assurance que je n’aurais pas ; ses craintes me rassurent ; ses inquiétudes me tourmentent ; son chagrin m’afflige, et sa peine me tue. J’ai vu nos jeunes amoureux de ville ; il me semble, que je serais bien plus d’aplomb avec eux. Leur suffisance et leur satisfaction personnelle, mettent toujours notre générosité à son aise : leur assurance nous dispense de les rassurer, et nous ne sommes jamais obligées d’encourager leurs espérances ; ils ne nous laissent qu’un rôle facile, celui de tenir éloignées leurs prétentions ; et jamais ils ne nous exposent à la crainte d’être injustes. Toujours si contents d’eux-mêmes, ils n’ont pas besoin de l’être de nous. Ici, c’est tout le contraire ; vous devez toujours dire : n’osez pas ; et moi, je dois dire : osez. Une réserve sévère l’éloignerait de moi, pour toujours, et me rendrait l’exemple d’une ingratitude et d’une légèreté bien méprisables. J’aurais fait le malheur d’un jeune homme, après lui avoir donné des espérances ; c’est un devoir aujourd’hui, il ne doit jamais se plaindre de mon cœur ; ses manières mêmes, depuis ce que je lui ai dit, me le rendent plus sacré encore. Ô ma chère ! si tu voyais sa douleur ; les efforts qu’il semble se faire, pour s’habituer, à ce qu’il voit, dans l’avenir. Il me dit quelquefois : — lorsque vous serez heureuse, tout ce que vous avez éprouvé, ne sera plus pour vous qu’un songe. — Il me fait des questions sur les environs de notre demeure ; de celle où je compte retrouver ma famille. On dirait qu’il me fait peindre un tableau dans sa mémoire, pour y conserver des souvenirs. J’ajoute toujours : — nous nous y promènerons ensemble ; et vous nous mènerez un jour, aussi, à la ferme de votre père. — Hier, nous nous promenions dans la forêt, aux environs du camp, avec la nourrice ; nous rencontrâmes Stofflet ; il nous aborda. — Je m’assure, nous dit-il, que la même pensée nous occupe ; ce qui se fait à Rennes : je n’en ai point encore de nouvelles positives ; mais je sais, indirectement, que les affaires ont bien commencé ; nous pourrons, j’espère, rendre la liberté à notre prisonnier ; s’il la veut, toutefois, ajouta-t-il, en regardant Maurice, qui ne lui répondit que par un sourire peiné. — S’il la veut ? dis-je ; c’est son droit ; s’il l’engage, il est juste de lui en tenir compte. Stofflet lui parla ensuite, avec intérêt, de ses affaires. — J’y songe peu, lui dit Maurice, le sort général fera le mien. — Pas tout à fait ; vous oubliez votre commandant : au reste, puisqu’il n’est pas mort, peut-être n’a-t-on pas commencé de procédure. À tout hasard ; si l’amnistie a lieu, vous passerez pour un des nôtres, et nous vous y ferons comprendre. — Maurice remercia par une simple inclination ; il ralentit son pas, se trouva derrière nous, et nous suivit de loin. — Ce jeune homme n’est pas heureux, nous dit Stofflet quand nous fûmes seuls ; sa situation m’intéresse ; il faut lui assurer sa libre existence. Si tout ceci finit, il pourrait être embarrassé : ayez-moi ses noms, je tâcherai d’arranger le reste. — Nous convînmes, qu’en cas de capitulation, il l’y ferait comprendre nominativement, comme lui étant personnellement attaché[Par Justine Dienis] Si l'amnistie a lieu, Stofflet veut y inclure Maurice, comme s'il faisait partie de son armée, afin qu'il ne soit pas poursuivi pour sa tentative de meurtre sur le commandant. ; nous convînmes de plus, que cette mesure resterait entre nous ; je craignais la fierté républicaine. Maurice ne nous rejoignit point ; vers le soir, il vint à notre hutte, et y resta peu. Je t’assure que je me crois obligée de le surveiller ; la nourrice le trouve très changé. Notre courage vaut mieux, je crois, que celui des hommes ; nos peines s’exhalent, et nous laissent nos forces : leurs chagrins se concentrent et les tuent : ils prétendent qu’ils sont plus profondément affectés ; et que nous ne sentons que vivement et légèrement. Qu’ils conviennent, au moins, que notre action vaut mieux que leurs passions ; et cependant, nous voulons qu’ils en aient ! Est-ce notre amour propre, qui nous rend inconséquentes ?

Tu me trouves, peut-être, bien courageuse aujourd’hui ; mais, ma chère, c’est encore à toi, que je dois cela. J’attends tes ordres ; mon frère va bientôt être de retour ; alors il me semble que je n’aurai qu’à suivre ce que le conseil suprême aura imaginé. Je ne sais, chère Clémence, si tu sens bien l’importance de ce que j’exige de toi, mais il est sûr que jamais secours n’ont été si vivement désirés, et reçus avec autant de reconnaissance qu’ils le seront, par ta Louise ; j’appelle secours, tous les conseils que ta tendre amitié va me dicter ; ma tranquillité, mes espérances, en dépendent. Je m’endors, en me reposant dans ton sein. Ma Clémence, mon cœur est toujours avec toi.


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