Corpus Lettres de la Vendée

8 : lettres XXXI à XXXIV

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LETTRE XXXI.

Forêt de Lamballe, 16 brumaire, an 4 républicain.[Par Matthieu George] 7 novembre 1795.

Voilà des nouvelles, et point de tes nouvelles. Tu n’es point venue à Rennes ; tu es restée à Nantes, près de ta mère malade. Mon frère ne t’a point vu ; je n’ai point de lettre de toi. Tout l’échafaudage de mon bonheur est renversé : toutes mes mesures sont rompues. Tu me manques, tout me manque ; et me voilà réduite à moi-même. Navire, battu de l’orage, sans gouvernail, et sans pilote ; ce contretemps est au-dessus de mon courage ; et cependant il faut le retrouver : il faut faire sans toi, tout ce que j’aurais laissé aux soins de ton amitié ; il m’était si doux de me reposer sur elle ; je me disais : où ma Clémence sera, je n’ai plus qu’à me laisser conduire ; et je m’abandonnais à toi, comme César à sa fortune. C’est donc à moi à t’apprendre ce qui m’intéresse, tandis que je comptais l’apprendre de toi ; ce nœud si difficile que je prévoyais et que j’espérais laisser dénouer à tes mains amies, il faudra que mes mains tremblantes fassent tous les efforts, et peut-être ne réussissent pas : prête à prendre le port, j’y échouerai, faute de tes soins pour m’y conduire ; cependant tu blâmerais plus encore mon découragement que mes regrets ; et si je n’ai pas mérité du ciel qu’il m’accorde ton secours, je dois au moins mériter de lui, qu’il me donne ce qui peut y suppléer. La lettre de mon frère, m’envoie peu de détail. Ils augurent bien cependant de leur mission : le lendemain, devait être le jour de leur première entrevue. Il paraît que l’on désire la paix de part et d’autre. Mon frère ne parle point de mes parents ; n’osant rien confier à une lettre, il me dit seulement qu’il a pris les mesures, pour qu’ils soient instruits dès que la paix serait signée, afin qu’ils puissent se rendre en sûreté chez eux : il remet à son retour, tout ce qui les intéresse. Ma dépêche te sera portée par le retour de l’exprès[Par Matthieu George] Exprès : qui est chargé d'un message urgent., envoyé de Nantes ; ainsi, je suis aux ordres des affaires publiques, et n’ai le temps de te parler de toi, ni de moi. Maurice est un peu malade depuis hier ; on lui a tiré du sang ce matin. Il ne paraît pas inquiet et le chirurgien m’a rassurée ; je ne suis pas cependant tranquille, surtout au moment d’un départ. Il m’a parlé, ce matin, longtemps, de ma famille ; il s’est beaucoup informé du caractère de mes parents, surtout de ma mère. Je vois qu’il les craint ; les dames, me disait-il, se font plus difficilement aux idées nouvelles ; pour un homme, un soldat est un homme ; pour une femme, c’est toujours un soldat.[Par Matthieu George] La mère de Louise sera moins encline à accepter Maurice que son père. Je vois avec chagrin, que je ne puis dissiper ses craintes ; et même il me les communique. Cependant, le moment approche ; quelles que soient les circonstances, mon amie, je tâcherai de concilier ce que je leur devrai, et ce que je me dois. Souffre que j’ajoute, ce que je te dois ; j’aime à t’avoir pour témoin, et pour juge[Par Matthieu George] Le vocabulaire judiciaire met l'accent sur l'enjeu du tome 2 : juger la relation qu'entretiennent Louise et Maurice. ; ta présence ne me permettra, j’espère, ni faiblesses, ni ce qui serait lâcheté. Adieu, amie.

LETTRE XXXII.

De la Forêt de Lamballe, 20 brumaire, an 4 républicain.[Par Matthieu George] 11 novembre 1795.

Maurice a voulu me fuir, nous échapper. J’avais des soupçons, et je m’accusais d’injustice. Il est temps que tout ceci prenne fin ; bientôt ma pauvre tête ne serait plus en mesure avec tout ce que le sort lui envoie. Nous avions dîné hier, seuls, c’est-à-dire, notre ordinaire accoutumé, la nourrice, Maurice, et Lapointe. Maurice avait mangé avec plus de hâte qu’il n’a coutume ; il parlait peu ; la nourrice et le soldat le regardaient, et se regardaient avec un air d’intelligence ; moi seule, semblais ne pas être du secret. Après dîner, nous restâmes seuls, Maurice et moi ; il avait l’air préoccupé ; je lui parlai de sa santé, de mon frère, des affaires publiques ; de notre avenir ; je n’obtenais que des mots entrecoupés. Il me regardait avec des yeux ardents et humides, que les miens interrogeaient inutilement ; enfin, après un silence assez long, et qui devenait embarrassant, je rentrai ; il demeura assis, sous cette feuillée, que j’ai nommée mon vestibule ; il ne me voyait pas, et je pouvais le voir et l’observer : il fut longtemps immobile, et dans la même attitude où je l’avais laissé : mon chapeau était resté près de lui ; il en défit le ruban qui sert à l’attacher, le roula dans ses deux mains, le porta à sa bouche, leva les yeux vers ma hutte, se leva précipitamment et sortit. Je réfléchissais sur le mouvement de ce jeune homme, qui ne me paraissait qu’une saillie, dont le motif ne pouvait pas me déplaire, lorsque la nourrice vint, et me dit : — suivez-moi. Maurice est parti ; mais nous allons le retrouver bientôt. — Elle m’apprit en chemin, que Lapointe l’avait écouté : que Maurice songeait à nous quitter. La veille, il s’était informé du chemin le plus court, pour gagner le bord de la mer. Il lui avait donné la moitié de ce qu’il avait d’argent, et lui avait fait promettre de le conduire jusques à la sortie de la forêt. La nourrice avait recommandé le secret au soldat, et lui avait fait promettre de l’avertir. Ils étaient convenus, de plus, de le mener, par des détours, à un endroit désigné, et de nous y attendre. — Venez, me dit-elle, nous nous y trouverons ensemble. Il faut lui ôter l’envie d’une seconde fuite : je parlerai la première, et vous achèverez. — Je compris que l’on m’avait fait un mystère, d’un projet, dont l’exécution n’était pas assurée ; se réservant de le dire, s’il avait lieu. Nous arrivâmes les premières, et peu d’instants après, je vis de loin venir Maurice et son guide. Dès qu’il m’aperçut, il voulut retourner sur ses pas ; je l’appelai ; il vint à moi. — Je vois que l’on m’a trahi, dit-il ; il eût mieux valu m’avertir. — Personne ne vous trahit, lui dis-je. Chacun vous sert, et veut vous servir, contre vous-même. Je suis venue vous demander une heure ; vous serez libre ensuite. Mon dessein n’est pas de vous contraindre. — Nos conducteurs s’éloignèrent quelques pas, et je le fis asseoir près de moi. Je continuai : — je vous dois beaucoup, Maurice, puisque je vous dois plus que la vie ; sans vous, j’étais perdue pour tout ce qui m’est cher au monde ; et je ne peux plus embrasser mon père, ma mère, un parent ou un ami, sans songer que ce moment heureux, je le tiens de vous. Tous les jours de bonheur, tous les instants de joie que je puis goûter encore, seront de nouveaux bienfaits que je vous devrai ; et je mets du nombre, vous le savez bien, le plaisir même de vous les devoir. C’est à un sentiment de votre cœur, que je dois la vie. Faut-il que je vous redise qu’elle m’en est plus chère ; si vous ne le croyez pas, maintenant, il faut que je renonce à vous le persuader ; et si vous ne jugez pas mon cœur coupable envers vous d’ingratitude, vous me devez de croire, que votre perte me serait cruelle, et qu’en vous éloignant de moi, vous me laisseriez au moins le poids insupportable d’une reconnaissance, que vous m’ôteriez tout moyen d’acquitter. Je pourrais vous dire encore, qu’il m’était permis d’exiger, d’espérer, du moins, que vous mettriez quelque prix à la récompense qui vous était promise. Si j’ai eu tort de le prétendre, je ne veux plus de vous, qu’une grâce ; une seule : répondez-moi, Maurice, pourquoi voulez-vous me quitter ?…

J’y étais préparé, dit-il, mais non pas à vous revoir, et je sens que l’épreuve est trop forte ; Louise, (ce nom me frappa au cœur ; aucune voix d’homme ne me l’avait encore donné)[Par Matthieu George] C'est la première fois que Maurice appelle Louise par son prénom. Ce moment marque une étape dans leur relation. Louise, j’ai voulu vous quitter, parce que votre bonheur doit m’être préférable au mien ; j’y ai bien pensé avant de me résoudre ; si vous étiez seule, sans parents, sans famille ? ah ! Dieu m’est témoin que je vous croyais telle à Cholet : la bonté de votre cœur vous flatte, et vous croyez au bonheur qu’il me promet ; mais, moi, je ne peux pas me tromper moi-même ; et jamais, hélas ! jamais votre famille ne consentira ;… et alors j’aurai vu de plus près un bonheur qu’il faudra perdre, ou n’obtenir qu’au prix du vôtre ; je sens déjà, parce qu’il m’en a coûté pour vous en faire le sacrifice ; je sens ce qu’il m’en coûterait,… ou plutôt je sens que cet effort serait au-dessus de moi ; il faudra choisir ou de vous perdre, ou de cesser de vous mériter ; je ne serais pas sûr d’avoir deux fois le même courage ; laissez-moi achever ce que j’ai pu entreprendre, je ne le pourrais peut-être plus quand cela serait nécessaire ; il se leva, et… je le retins ; Maurice, Maurice ; il n’est plus temps ; ramène-moi donc à Cholet[Par Matthieu George] Cet ultimatum fonctionne autant comme du chantage affectif que comme une déclaration d'amour. En effet, c'est bien à Cholet que Maurice libère Louise de sa geôle. En d'autres termes : autant retourner en prison si je ne peux être avec toi ! ; homme injuste, que veux-tu de plus ? demeure, non parce que tu le dois, mais parce que je le veux ; ose me répondre ? Il ne me répondit point, ma chère ; il resta longtemps la tête appuyée contre un arbre ; il était dans un trouble et dans une agitation qui m’effrayèrent ; enfin, se tournant vers moi, il tomba sur ses genoux et se trouva aux miens ; eh bien, dit-il, je vous abandonne donc à mon sort ; n’oubliez pas au moins, n’oubliez pas que je voulais renoncer à tout mon bonheur pour ne pas exposer le vôtre ; maintenant je ne dois plus avoir de volonté ; je vous suivrai ; nous nous suivrons, lui dis-je, et j’espère que nous ne nous séparerons plus ; je reçois votre parole ici, comme vous avez reçu la mienne dans le bois de Mauléon[Par Matthieu George] Dans la lettre XXI Louise déclare à Maurice : "...vivre ou mourir, Maurice, je lie mon sort au vôtre...". ; Maurice, elle doit vous être sacrée ; nos gardiens, qui s’étaient rapprochés, entendirent nos dernières paroles ; je dis à la nourrice : vous êtes témoin, et il vous tromperait comme moi, s’il y manquait. Nous revînmes, et Maurice prit un air décidé qui me fit plaisir. Maintenant, ma chère, qu’il n’est plus là, je ne puis te cacher que ses craintes et ses réflexions ne m’en aient fait faire beaucoup ; certainement, je prévois des obstacles et des orages, mais le sort en est jeté ; aujourd’hui que cet avenir se rapproche, le dénouement m’inquiète et m’embarrasse davantage en le voyant de plus près ; j’exige de toi une lettre détaillée sur ma situation ; il n’est plus question de revenir surtout ce qui l’a amenée, il faut la prendre où elle est. Vois par quelles routes j’ai été conduite ; conviens qu’il est peu de positions semblables à la mienne ? ai-je dû faire ce que j’ai fait ; l’amitié est au-dessus des questions oiseuses : mais je l’implore pour m’éclairer, me conduire, m’aider à tout ce qui me reste à faire ; après ce que j’ai fait jusques ici, ma Clémence, eussé-je des torts, je réclamerais encore la sainte amitié qui nous unit ; et n’ayant pu les prévenir, je sens qu’elle peut m’aider à les réparer ; je désirerais beaucoup recevoir tes bons avis avant notre départ. Dans le cas où les événements nous rapprocheraient de mes parents, j’hésite sur la conduite que je dois tenir, ou lorsque je présenterai Maurice à ma famille, dire d’abord à ma mère, à quel terme les choses en sont entre lui et moi ; ce parti que choisirait ma franchise, est balancé par des considérations qui m’arrêtent ; tu connais l’excellent naturel de ma mère ; mais aussi combien elle tient à des idées que je n’ai plus le droit d’appeler préjugés[Par Matthieu George] Les préjugées sont les idées de l'Ancien Régime, en particulier l'idée que les nobles seraient supérieurs aux roturiers., parce que je me sens trop intéressée ; je craindrais de la prévenir contre Maurice ; et je pense que le voyant d’un œil plus indifférent, elle sera plus à portée de l’apprécier ; le temps ensuite amènerait les aveux nécessaires de ma part ; lui-même sera plus à l’aise, sachant que nos intérêts communs sont ignorés ; en lui laissant ainsi son rôle de bienfaiteur, sans prétention, il me semble que son attitude serait plus libre et plus avantageuse ; enfin, tu me diras, et je ferai ; et ce que j’aurai fait, parce que ta tendre amitié me l’aura dit, sera toujours ce qui me paraîtra le mieux ; car j’ai bien plus de foi au sentiment qu’au raisonnement ; en consultant ta raison, c’est mon sentiment que je consulte. D’ailleurs, ma chère, je t’avoue que soit faiblesse, soit le trouble de mon imagination, je n’ose me faire un plan, je sens trop bien que je n’ai plus le sang-froid nécessaire ; rien ne se fixe dans mon esprit ; le besoin que j’ai de la tendresse de mes parents, me fait douter si je la retrouverai encore ; il me semble que le cœur, plein d’un sentiment que j’ai nourri sans leur aveu, leur fille n’a plus le droit d’en être aimée, et de trouver dans leurs bras les tendres affections qui firent le bonheur de sa jeunesse. Ô ! ma bonne Clémence, je ne suis plus, je n’ai plus d’espoir qu’en toi. Hélas ! qui m’eût dit, qu’après tant de souffrances, après avoir été éloignée d’eux si longtemps, je n’approcherais de la maison paternelle qu’en tremblant. Suis-je donc coupable ? je descends au fond de mon cœur, et je le trouve pur, ah ! oui, aussi pur qu’à l’instant où je m’en éloignai. Que tu es heureuse, toi, dont l’âme sensible et douce a conservé sa tranquille dignité dans toutes les affections qu’elle éprouve ; chère cousine, aurais-tu donc aimé les tiens mieux que moi ? ou ta raison, plus forte, a-t-elle su attendre leur aveu, leur ordre même, pour se rendre plus purement au sentiment que tu inspirais. Ah ! laisse-moi croire, pour soulager ma misère, et me laisser au moins ma propre estime, que Clémence, à ma place, aurait eu le même cœur ; que sensible comme moi, elle aurait eu les mêmes peines. Hélas ! ma chère, je crois que notre sensibilité est souvent astreinte aux circonstances, aux événements de notre vie ; elle a plus d’activité et de force dans le malheur ; en cherchant une autre situation, je sens que j’aurais pu supporter tous les maux que je prévois, renoncer à lui, et obéir à une famille dont les droits me sont sacrés ; mais aujourd’hui, combien ce sacrifice me serait douloureux ; confiance, estime, douce reconnaissance, charme d’être aimée, de faire le bonheur d’une âme honnête, il faudra tout perdre ; si jeune, je verrai le reste de ma vie s’éteindre dans l’ennui et la tristesse ; mon pauvre cœur, usé par les chagrins, au commencement de mes beaux jours, ne me laissera plus qu’un vide affreux, que la comparaison me rendra plus cruel. Serait-il donc vrai que les âmes aimantes soient nées pour souffrir ? et tout ce qui est digne de la vie, et qui sait en sentir le prix, doit-il être malheureux ? êtres tranquilles et froids, qui n’avez jamais versé de larmes, dont l’existence inanimée ne vit que pour elle, et n’a jamais su s’intéresser à rien, serais-je donc forcée d’envier votre néant ; non, mon amie, non, j’aime mieux mes douleurs ; et dussent-elles me conduire jusqu’à la fin de ma vie, je trouverai des charmes à penser que ceux que j’ai aimé, pour qui j’ai vécu, me donneront des regrets, me plaindront ; ah ! le tendre intérêt que j’ai su t’inspirer, me ferait seul aimer mes peines ; je ne suis point isolée tant que ma Clémence m’aimera ; ta tendre sensibilité nourrira la mienne ; et n’ayant plus que toi, elle s’attachera à ton cœur, comme le dernier bien qu’elle puisse perdre. Cousine, quels que soient mes tristes jours, ne dédaigne jamais la sensibilité qui nous a rendu si heureuse jusqu’à présent ; n’éloignons pas de nous le charme dont elle embellit notre enfance ; dans un autre âge, après tout ce que tu auras fait pour moi, elle nous sera plus nécessaire encore ; et le moment où elle s’éteint pour les gens heureux, sera celui qui lui donnera de nouvelles forces entre deux âmes, pour qui tout autre sentiment ne sera peut-être plus qu’un souvenir. Adieu, ma chère ; ma lettre est bien longue, et si j’en croyais tout ce que j’éprouve à m’entretenir avec toi, elle le serait encore davantage.

LETTRE XXXIII.

De la Forêt de Lamballe, 25 brumaire, 16 novembre 1795[Par Matthieu George] Le double système de notation de la date marque un point de bascule du roman. La paix a été signée entre républicains et contrerévolutionaires, la guerre est terminé, l'union entre Maurice et Louise devient possible. .

Notre sort, ma chère, paraît enfin décidé. Je ne sais si la longue attente diminue le prix de ce qui est désiré et obtenu, ou si l’étonnement est un tribut que le premier moment de bonheur exige. Je dois convenir avec toi, que toutes les heureuses nouvelles apportées à l’instant, ne font pas, sur moi, l’impression que j’en attendais. Mon frère est de retour ; notre paix, ou du moins, tout ce qui la précède et l’assure, est signé. Demain nous partons pour notre demeure paternelle, et mon cœur ne bondit pas de joie ; si je l’interroge vainement sur la cause de son immobile tranquillité, il ne me répond pas ; il s’obstine à se taire. Je suis, je crois, incertaine, d’être bien éveillée ; je crains un songe, et que mon réveil ne m’apprenne que j’ai rêvée. Aurais-je donc des intérêts secrets, plus chers que… Non,… non… J’aime, avant tout, ce que je dois aimer ; un sentiment nouveau ne fait qu’ajouter à tous ceux que la nature m’a donnés. Les craintes, les inquiétudes m’obsèdent ; il est vrai, elles viennent sans cesse se placer entre le bonheur et moi. Importunes, éloignez-vous.[Par Pia Auger]  N’appartiens-je donc, qu’à une seule affection ? mon cœur est-il si rétréci, qu’il ne puisse contenir qu’un seul sentiment ? ou, ce seul sentiment tient-il tant de place ? Sans doute, je le sens, le moment approche, qui doit décider du sort de ma vie. Mais, mes penchants ne sont-ils donc pas légitimes ? ne sont-ils pas d’accord avec mes devoirs ? n’ai-je pas de bons et indulgents parents ? ne suis-je pas leur fille bien aimée ? celle qu’ils ont pu croire ne revoir jamais ? celle qui leur est rendue, et par qui ?…… Ne t’ai-je pas, toi, mon amie, dont la main me guidera, m’aidera, me soutiendra ? Suis-je donc devenue faible et pusillanime[Par Matthieu George] Pusillanime: qui est timide, qui manque d'audace, de courage et de fermeté. ? N’ai-je pas supporté plus d’épreuves et de peines d’esprit, que jamais fille de mon âge ? Fuyez, fuyez, vaines terreurs, fantômes de mon imagination exaltée ; laissez-moi voir l’avenir tel qu’il est ; ne mettez plus entre entre lui et moi, votre voile rembruni. Le croirais-tu, ma chère, je te l’avoue à toi ; car je n’ose en convenir avec moi-même ; il est incertain si nos parents m’auront devancé, et si je les trouverai déjà rendus à leurs foyers. Eh bien ! je le sens malgré moi ; je désire y être avant eux ; il me semble que je soutiendrai mieux leur présence, si je les reçois… Mais pourquoi cette crainte ? suis-je donc coupable ? ai-je à rougir ? ai-je une pensée que je veuille leur cacher ? Pardon, ma chère, mais je ne puis m’expliquer à moi-même ; lys dans mon cœur, si tu le peux, et fais-y moi lire ; j’en croirai bien plus tes yeux que les miens ; et j’aime mieux voir ce que tu me montreras, que ce que je découvrirai moi-même. Tâches de venir, surtout ; viens, viens, je ne t’en prie pas, je ne te conjure pas ; je demande, je commande, au nom de la douce et sainte amitié, qui fait que nous appartenons l’une à l’autre. Si je suis faible, qu’importe, tu seras forte ; si ma raison s’égare, j’aurai la tienne ; je vis en toi, hé bien, j’agirai en toi ; je penserai, je sentirai en toi. Viens donc, puisque tu réponds de moi, sinon, je m’en prends à toi, de tout ce qui n’aura pas un succès heureux ; je ne m’accuserai point ; je me plaindrai de toi, et je t’accuserai. Nous serons trois ou quatre jours en route, et je ne t’écrirai point ; ma première datte doit être de la maison paternelle, après que j’en aurai baisé le seuil de la porte ; Adieu, à te revoir, à t’attendre, à t’espérer ; mon amie, ma Clémence, cousine, ma chère ; tous les noms de l’amitié viennent se ranger sous ma plume, pour t’aimer et pour t’invoquer.

Mon frère ne part point avec nous ; c’est un acte de prudence, jusqu’à ce que tout soit terminé ; tu me comprends.

LETTRE XXXIV.

Du Château de Plouën[Par Matthieu George] Château de Plouën: le château où la famille de Louise a trouvé refuge pourrait être celui de Plouër-sur-Rance, à proximité de Dinan, à une trentaine de kilomètres de la forêt de Lamballe., 2 frimaire, an 4 républicain.

Chère et bonne cousine, je t’appelle pour partager l’ivresse de mon bonheur ; tu manques à ta Louise, à sa famille entière ; nous avons besoin de ton sein, pour épancher notre joie ; tu m’aiderais à l’épanouir, et je sens que ton âme nous serait utile à tous ; elle doublerait nos moyens, ainsi que nos affections.[Par Matthieu George] Le ton de cette lettre tranche radicalement avec celui de la précédente. Louise est comme ivre d'un bonheur enfin retrouvé. Toi qui sais si bien aimer, si bien sentir le bonheur de l’être, viens, ma douce amie, viens embellir le nôtre de ta grâce et des charmes que tu emploies pour faire entendre ton cœur ; nous ne savons qu’être heureux ; viens donner la vie aux sentiments que nous éprouvons. Nous t’attendons, et n’osons sans toi, célébrer la fête ; notre réunion n’est pas encore complète : pourquoi faut-il que ta tendre mère ne soit pas encore en état de supporter le voyage ; tu dois cependant t’en rapporter aux soins de notre amitié, bonne Clémence ; je partagerais tes inquiétudes ; tu aurais, la douce satisfaction de la voir revenir au milieu de tes amis, de ses enfants. Combien ce titre m’était doux ; il ajoutait à notre union, en, nous faisant l’illusion d’être sœurs ; si elle était ici avec toi, c’est alors que celle de mes beaux jours renaîtrait ; tout ce que j’ai souffert ne serait plus qu’un songe. Depuis que je suis ici, chaque pas me rappelle et me remet à mes douces habitudes. L’enthousiasme et les élans de mon cœur, qui exaltent un peu ma tête, y mettent seuls des différences. Mes yeux ne s’arrêtent point sur ma mère, sans qu’il ne me prenne envie de me jeter dans ses bras, et d’y pleurer à mon aise tout ce que j’aurais perdu, si la tendre pitié de Maurice ne m’eut sauvée. En recevant ses embrassements, et ceux de mon père, je suis hors de moi ; et pour la première fois de ma vie, je n’ose me livrer à toute la sensibilité que j’éprouve ; je crains de les émouvoir trop eux-mêmes ; je crois aussi que mon frère me gêne ; avec un caractère plus tranquille que le mien, il semble trouver tous ces événements naturels ; et ces hommes, d’ailleurs, regardent toujours ces épanchements comme peu nécessaires au bonheur ; mon père, seulement, dont la tendre bonté répond à nos cœurs, partage notre ivresse ; et ce n’est que lorsque je suis seule avec eux, que je me retrouve ; mais toi, ma chère, toi, l’aimable tiers que nous désirons tous, quand viendras-tu ? Je ne te parle pas des autres raisons dont ta Louise fait les siennes, pour te désirer plus encore ; mais ce que tu as fait déjà, demande que le reste soit ton ouvrage. Je t’attends ; tous mes intérêts sont dans tes mains ; je ne puis respirer ici plus longtemps sans toi ; chère et tendre cousine, ta prudence ne m’est pas seulement nécessaire, mais ton indulgence, ton amitié, ta tendre amitié, sont devenues mon bien, et je les invoque du plus profond de mon cœur.

C’est un exprès qui te porte ma lettre ; si elle peut te décider, garde-le ; il pourra t’être utile, pour tes arrangements de voyage. Je compte qu’il te remettra un mot de ma mère. Puissent toutes nos prières, avoir du succès, et te faire remplir notre attente.


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