Corpus Lettres de la Vendée

9 : lettres XXXV à XXXVII

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LETTRE XXXV.

Du 3, avant le jour.

Je ne puis fermer les yeux ; il faut que je te consacre mon insomnie. Depuis deux jours que je me retrouve ici, ce bonheur, si longtemps désespéré, a mis mon sang dans une agitation que je ne puis vaincre, et je n’ai encore goûté de sommeil dans mon ancienne demeure, que celui que donne la fatigue et le besoin de repos physique ; car ma pauvre tête, même pendant ces instants, repasse encore en rêve tous les maux que j’ai soufferts. Il est donc vrai, chère et bonne cousine, que je vais te revoir ; je suis encore étrangère dans cette chambre ; notre douce intimité n’y est point avec moi ; j’y suis seule, tous les petits effets qui t’appartiennent sont encore dans le désordre où nous les laissâmes en partant ; ta broderie abandonnée, près de ma fenêtre, est toute fanée ; le soleil a mangé les couleurs ; mais il n’importe, tu seras forcée de finir ton ouvrage, et tu m’en verras parée. Ce matin, en entrant ici, je sentis la plus douce émotion : c’était l’heure où jadis nous venions y prendre nos occupations. La beauté du jour qui faisait contraste avec les grands peupliers dépouillés de feuilles, me rappelait les matinées délicieuses que nous y passâmes ensemble, l’automne dernier ; et pour rendre le charme de l’illusion plus complet, j’arrangeai, avec la plus scrupuleuse attention, les meubles tels qu’ils étaient alors[Par Ambre Guisnet] Louise tente de retrouver la paix qu'elle connaissait avant sa fuite forcée. Reconstituer exactement le décor des moments passés avec sa cousine semble être un moyen pour elle d'effacer ses mésaventures. : ton fauteuil habitué, ton grand chapeau de paille, jeté sur le lit, le grand châle attaché à la fenêtre, le côté de jalousie[Par Ambre Guisnet] Jalousie : volet mobile formé de lattes parallèles. que tu voulais qui fut fermé, pour éviter la réverbération du canal, je n’oubliais rien : je me plaçais ensuite à côté du secrétaire[Par Ambre Guisnet] Secrétaire : meuble à tiroir où l'on range des papiers et sur lequel on peut écrire., avec mes livres d’étude : j’ouvris justement, celles de la nature ; toutes les réflexions touchantes que tu faisais, en les lisant, me revinrent, mes souvenirs me donnèrent une de tes douces leçons, et pour un moment, je fus seule avec toi et l’auteur de cet aimable ouvrage. Je ne sortis de cette rêverie, que pour me livrer à l’espoir de la réaliser bientôt ; chère Clémence, le bonheur a aussi besoin de calme : à mesure que je me retrouve avec moi, je le savoure avec plus de charmes. Dans les premiers instants, j’étais dans un état d’oppression qui approchait du malaise ; le moindre mouvement me donnait une irritation pénible, comme pour le retenir ; depuis si longtemps il m’était étranger, et je crois qu’il ne me deviendra familier que lorsque je serai avec toi ; jusqu’à ce moment, ma chère, mon pauvre cœur sera toujours inquiet ; il me faut toi, ta tendre amitié, qui ne peut être remplacée par rien ; et j’ai autant besoin de ta présence pour te faire juger si je suis heureuse, comme j’ai eu besoin de ton cœur pour y verser mes peines ; ce n’est qu’en toi que je puis être, après m’avoir habituée à te chercher dans tout ce que j’éprouve ; aurais-tu bien le courage, cruelle, de m’abandonner aujourd’hui ? et ne veux-tu plus rien faire pour moi que je ne l’ignore ? voudrais-tu te dérober à la reconnaissance, et me faire douter de quelle main vient le bienfait ? Cousine, cette délicatesse qui a de la grâce dans la société, deviendrait un outrage entre nous[Par Ambre Guisnet] , et je t’en veux presque de m’avoir fait un mystère de tes soins et de ta prudence pour instruire ma mère ; méchante, que de tourments et de peines tu m’aurais évités, en me disant un mot ; mais si je te gronde du secret[Par Ambre Guisnet] On apprend pour la première fois l'existence d'une correspondance entre la mère de Louise et Clémence. Le secret qui est maintenu autour de ces échanges tourmente l'héroïne. que tu m’as fait, il faut te donner le plaisir d’en savoir la suite ; je devrais bien aussi me taire sur le succès, et te laisser à toi-même le besoin de me l’apprendre ; mais je n’ai pas ta force, et je ne puis mettre plus loin le récit de notre réception à la maison paternelle.

D’après ce que je te marquais au moment de notre départ, tu t’imagines que je n’étais guère plus tranquille le long de la route : elle fut pénible, j’étais dans une agitation cruelle, je crois que j’avais la fièvre ; j’aurais donné tout au monde pour être arrivée, et cependant le temps où nous dînâmes, me parut court ; nous y laissâmes notre bagage avec Lapointe, pour aller à pied ; j’aurais voulu me reposer plus longtemps ; je me sentais même si faible, que je craignis de ne pouvoir faire la route ; j’arrangeais les heures pour juger à peu près celle où nous arriverions ; et cent fois avant j’avais vu mon père, ma mère, me recevoir, me revoir dans autant de situations différentes ; la nourrice nous pressait, et nous marchions si occupés, que nous ne disions pas un mot ; Maurice même oubliait de m’aider de son bras ; il me laissait derrière avec la nourrice, marchait vite devant nous, puis s’arrêtait, et nous laissait passer fort loin ; enfin, ma chère, ces lieux tant désirés, parurent à nos yeux : je les vis, j’aperçus la cime des grands sapins qui descendent à la grande avenue ; ô ! c’est alors que ta pauvre Louise n’était plus à elle ; en un instant, toutes mes craintes, toutes mes agitations cessèrent, je ne sentis plus rien ; les bras de mon père, ceux de ma mère me semblaient ouverts, je m’y confondais avec eux une seconde fois, j’y puisais la vie ; mes maux, mes inquiétudes, tout fut oublié ; et quand j’aurais dû mourir après, je ne me serais pas plainte… Mes pas se précipitaient, je fus bientôt à portée du petit verger du bonhomme Kercy ; sa fille, qui m’aperçut, se mit à courir de l’autre côté, en criant : Monsieur, Monsieur, la voilà ! c’est elle ; ah ! mon Dieu, je l’ai reconnue tout de suite. À l’instant, ma chère, je vis mon tendre père, je courus à lui, en traversant la haie ; là, il me prit dans ses bras ; là, je reçus les premiers embrassements paternels ; tout mon être n’y pouvait suffire ; je me sentais à peine[Par Ambre Guisnet] Ne plus se sentir : ne plus avoir conscience de son corps. ; mon cœur seul pouvait encore me donner une nouvelle existence sur le sein de ma mère ; j’en prononçais le nom sur le visage de mon père, en même temps que mes embrassements étouffaient sa voix et l’empêchaient de me répondre ; il me porta sur un banc, s’assit près de moi ; je penchai ma tête sur ses genoux ; il pleurait, en s’écriant : mon enfant, ma Louise, c’est toi, je te revois, je ne mourrai pas sans vous avoir encore tenu dans mes bras ; le ciel a eu pitié de moi ; à ce mot, je tombai à genoux sur la terre, je me renversai, en levant les yeux, et je fis alors la prière la plus fervente qu’il ait jamais entendue ; en revenant à moi, je me vis entourée du fermier et de ses enfants ; mon père était encore assis, les mains jointes ; il se pencha vers moi, me releva en me baisant la tête ; puis, apercevant Maurice, il lui dit : — brave jeune homme, venez, vous êtes de la famille[Par Ambre Guisnet] On peut voir dans cet accueil une prolepse involontaire de la part du père de Louise, puisque Maurice fera effectivement partie de la famille en épousant cette dernière., vous y avez placé des souvenirs qui n’y finiront jamais ; et vous, bonne nourrice, venez, venez, c’est à ma femme à vous parler pour nous tous ; — en même temps, il nous entraîna avec lui, nous traversâmes la ferme avec tous les enfants devant nous, courant et criant de toutes leurs forces ; à leur bruit, ma mère sortit, et nous la trouvâmes prête à descendre la terrasse ; en nous apercevant, elle cria : ma fille ; ses bras étaient élevés ; je m’y précipitai ; nous pleurâmes longtemps, nos larmes seules s’exprimaient ; on fut obligé de lui apporter un siège ; dès qu’elle pût parler : — ah ! Monsieur, dit-elle, en se tournant vers Maurice, par ce que j’éprouve, vous pouvez juger ce que vous m’avez rendu, et ce que j’aurais perdu sans vous. — Je le regardais, il paraissait aussi heureux que moi ; il prit la main de ma mère et la porta contre ses lèvres ; ma bonne nourrice n’osait approcher ; mon père la montra à maman, qui lui sauta au cou : elle l’embrassa de tout son cœur ; puis, prenant son bras et le mien, elle nous mena dans le vestibule, où nous fûmes arrêtés par tous les gens de la maison ; ma pauvre bonne Nancy faisait tous ses efforts pour venir à moi ; je les embrassai tous ; mon cœur était plein et se dilatait dans les marques d’affection de ces bonnes gens ; ils entrèrent avec nous dans le salon ; ah ! ma chère, ce moment fut le plus doux de ma vie ; jamais je n’avais été à portée de juger combien un sentiment de bienveillance, même dans nos inférieurs, peut donner de bonheur ; le mien s’en accrut ; tout ce qui m’entourait en faisait partie ; les tendres preuves qu’ils me donnaient, m’assuraient le plus doux avenir ; mon âme s’échappait pour leur dire : c’est avec vous que je vais passer ma vie, que je vais rester toujours ; je suis votre bien[Par Ambre Guisnet] Bien : propriété à tous, et je ne vous quitterai plus jamais ; ils s’emparèrent de ma nourrice, chacun lui offrait sa chambre pour se reposer ; enfin, Nancy l’emporta, et l’emmena avec elle, bien résolue de venir chez moi passer la nuit ; ma tendre mère me mit à sa place, puis, me prenant les mains, m’ordonna de me tenir tranquille ; ses soins alors, et sa tendre sollicitude me rendirent son enfant une seconde fois ; je n’osais m’y soustraire, quoique je me sentisse parfaitement bien, et nullement fatiguée ; je saisissais tour à tour ses mains, sa robe, que je baisais avec ardeur ; tandis que sa bonté partageait, avec ma bonne, les soins qu’elle me croyait nécessaires. Mon père causait familièrement avec Maurice ; je le vis qui l’emmenait avec lui, comme pour en prendre possession ; maman, elle-même, donnait des ordres aux domestiques pour arranger la chambre de Maurice. Juges, cousine, après toutes mes craintes, ce que devait éprouver mon pauvre cœur ; je me retenais, pour ne pas me jeter à leurs pieds, et les remercier de me rendre si heureuse ; j’aurais voulu prolonger une soirée si délicieuse, mais maman s’y opposa, et m’emmena dans ma chambre. En passant dans la sienne, chaque meuble eut mon hommage ; je voyais, je respirais, par tous mes sens, tous les moments heureux que j’y avais passés. Combien ma demeure me parut riante ! j’y rentrai, comme j’imagine qu’Adam et Ève seraient rentrés dans le paradis terrestre. Mon frère arriva le lendemain matin ; ma bonne mère entra chez moi avec lui, fit apporter le déjeuner, et me força de me reposer ; je crois cependant que de longtemps je ne serai assez tranquille. Il faut que je respire encore la joie et l’inquiétude, ton sein seul, ma chère Clémence, peut me rendre à moi-même ; mon cœur t’appelle ; mon impatience t’accuse ; pardonne les torts de l’une, qui ne viennent que des besoins de l’autre.

LETTRE XXXVI.

Plouën, 6 frimaire, an 4 républicain.[Par Ambre Guisnet] 27 novembre 1795.

En vérité, ma chère, je commence à croire que je suis née pour les circonstances extraordinaires ; et pour peu que cela continue, mon histoire deviendra tout à fait un roman[Par Ambre Guisnet] Être une héroïne de roman supposeune vie pleine de péripéties, d'aventures et d'émotions fortes. Un nouveau retournement de situation pousse une fois de plus Louise à comparer son histoire à celle que l'on pourrait trouver dans un roman.  ; mais il faut t’instruire de ce nouvel événement. Tu n’as, sans doute, pas oublié ma bonne dévote[Par Ambre Guisnet] Dévot : qui est dévoué aux pratiques religieuses. à Parthenay[Par Ambre Guisnet] Il s'agit de la femme, introduite à la lettre XVII, ayant accueilli Louise et Maurice à la sortie de l'hôpital et devenue leur leur amie. Cet épisode est situé à Mauléon et non à Parthenay, étape précédente du parcours des deux personnages., qui eut, pour Maurice et pour moi, des bontés dont le souvenir me restera toujours ; hé bien, cousine, par une généalogie trop longue à te détailler dans une lettre, elle se trouve notre parente ; c’est-à-dire, petite cousine de ma mère ; tu juges bien de la surprise où nous avons tous été. Maman ne l’a jamais vue, mais se rappelle bien son père, qu’elle a beaucoup connu dans son enfance, qui partit de sa province sans être marié, et qu’on n’y a jamais revu depuis ; on a su seulement qu’il s’était établi. Un procès considérable lui fit perdre le bien qu’il avait ici, et l’en éloigna. Or, voici comme tout cela nous est revenu ; j’en avais beaucoup parlé à maman, et du désir que je conserve de les revoir un jour ; en attendant, je leur écrivis en ne leur cachant plus rien de ma condition ni de mon existence ; et leur promettant qu’aussitôt que Maurice le pourrait, il irait leur porter ma reconnaissance et celle de ma famille ; la réponse était adressée à ma mère, et nous, y trouvâmes tout ce que je viens de te raconter ; elle m’écrivait aussi des félicitations sans nombre ; mon nom lui avait tout appris : ma mère en fut touchée ; le style de sa lettre est extrêmement sensible ; notre bonne dévote sait aimer ses enfants, sa famille, ses amis, comme les anges. Je vis avec plaisir, l’impression que faisait cette bonne parente. Mon père proposa tout de suite de l’aller voir ; mais ma mère s’y opposa, à cause de la saison trop avancée ; il fut décidé qu’on allait leur écrire, en les assurant qu’au premier jour de printemps, mon père irait avec mon frère ; ils se proposent de les ramener passer le reste de la belle saison avec nous. Tu vois, ma chère, de nouvelles connaissances à faire, et un nouveau cousinage ; car tu seras forcée d’être aussi leur cousine et leur amie ; ce qu’elles ont fait pour ta Louise ; m’est un garant que tu les aimeras.

À présent, mon ange, il ne faut plus que s’armer de patience, pour t’attendre encore ; l’espérance que tu nous donnes nous console ; maman voudrait bien te voir ici la semaine prochaine, pour des arrangements où elle a besoin d’avoir sa Clémence ; moi, je ne sais plus ce que je peux espérer ; tes retards m’affligent, me désolent, j’en souffre continuellement ; je n’ose me livrer à rien ; tes lettres ne m’apprennent pas ce que je dois faire ; et malgré tout mon bonheur, une crainte secrète m’avertit qu’il ne sera peut-être pas long. Songe, chère cousine, que tu ne peux me laisser plus longtemps seule ; dans ce que je vois autour de moi, je devine ton ouvrage ; mais ce que tu m’écris, m’apprend qu’il faut être prudente, et me donne une timidité extrême ; d’ailleurs, tu connais ma mère, sa pénétration[Par Ambre Guisnet] Pénétration : qualité d'un esprit pénétrant, d'une intelligence profonde.  ; habituée à ne lui rien cacher, chaque instant peut me trahir. Ô ma chère, viens à mon secours, pendant qu’il en est temps encore !

LETTRE XXXVII.

Plouën, 7 frimaire, an 4 républicain.[Par Ambre Guisnet] 28 novembre 1795

Tout ce qui se passe autour de moi, est si loin de ce que j’avais pensé, que je crains que ce ne soit un songe dont le réveil serait bien pénible ; car enfin, ma chère, malgré tes soins et tes instructions, je ne sais que croire ; Maurice, lui-même, reste dans un étonnement que j’affecte ne pas partager ; jusqu’au moment où nous sommes arrivés ici, j’ai dû, j’ai cru même lui cacher mes inquiétudes ; et ce n’est pas quand elles semblent s’anéantir, que j’irai l’en instruire. Ne crois pas, cependant, que me livrant trop à mes espérances, mon pauvre cœur goûte d’avance un bonheur qui peut-être est encore bien loin, et me coûtera bien des larmes ; mais je t’avoue, que soit faiblesse, soit que l’image m’en soit si chère, je ne puis me défendre de la caresser dans le fond de mon âme, et d’y penser sans cesse ; sans le vouloir, j’y rapporte tout, et je ne vois pas une action dans l’avenir, qui ne soit partagée par celui que j’aime. Ô ma chère, si tu étais près de moi, tu rirais de ta pauvre cousine, qui se débat continuellement pour sortir de ce qu’elle appelle une erreur, et si replonger l’instant d’après, avec plus de charme et d’abandon ; ah ! s’il est vraiment quelque chose qui puisse tenir lieu d’un bonheur parfait, c’est l’état où je suis ; et s’il était en mon pouvoir de le prolonger, je ne balancerais pas à sacrifier tout le reste, et mourir avant l’instant cruel qui, peut-être, détruira et mon bonheur passif, et toutes mes espérances. Chère Clémence ne te moque point de mes douces illusions, tout ici les fait naître, et ce ne serait que ta froide prudence qui pourrait seule arracher le voile ; il couvre même les yeux de Maurice. Je le vois, je le sens ; il partage tout ce que j’éprouve ; tantôt sérieux, ou tout âme[Par Ambre Guisnet] Tout âme : rempli de sensibilité, de sentiments. , il semble oublier et ses craintes, et ses incertitudes ; et ce qu’il y a de fort singulier, c’est que l’un et l’autre, nous ne revenons à notre situation, que lorsque nous sommes seuls, ou en tiers, avec ma mère, quoique sa bonté, sa délicatesse, remplies de grâces, soient les mêmes ; mais quand nous sommes en famille réunie, le charme augmente ; mon père surtout, dans sa reconnaissance, laisse échapper des expressions, des mouvements qui mettent le jeune homme hors de lui ; sa raison l’abandonne, alors il se livre à tout l’épanchement[Par Julie Gane] Il se livre à tout l'épanchement : il donne libre cours à ses sentiments les plus intimes, il se confie en toute liberté et sincérité. et la douce intimité qui existeraient, si nos vœux étaient remplis ; j’aime ces instants ; j’ai observé qu’il y gagnait beaucoup, et qu’il serait bien plus aimable encore, s’il avait le droit de s’y livrer. Ne crois pas, cousine, que c’est l’aveugle qui voit tout cela ; ma mère, qui sûrement ne le devine pas, pense comme moi, et paraît elle-même l’écouter avec plaisir ; elle disait, hier soir, à voix basse, en regardant mon papa, pendant qu’il s’éloignait avec mon frère : — ce jeune homme est vraiment aimable ; il joint à une belle âme, une sensibilité charmante. — Mon père ajouta : — ô je l’estime beaucoup ; — et moi, ma chère, je me retirais en arrière, en respirant l’air de la porte entrouverte, pour ne rien perdre de ce que je venais d’entendre. Tu sens bien que ce discours n’a pas nui à Maurice, dans l’esprit de mon père ; la douce union qui a toujours régné entre lui et ma mère, l’a habitué à aimer, à estimer tout ce qu’elle honore de sa bienveillance, bien persuadé qu’elle ne se trompe jamais ; et je crois qu’il a raison ; elle a un tact et un sentiment qui lui tiendraient lieu d’esprit, si elle n’en avait pas. Je ne puis te dire avec combien de plaisir, je vois la manière dont mon père en use avec notre gendarme : il s’en empare continuellement, le mène promener, lui annonce les projets de changements qu’il compte faire exécuter ; lui demande des plans, le fait travailler avec lui, toujours enchanté de ce qu’il a fait. Maurice a déployé des talents que je ne lui connaissais pas : il dessine, il lave des plans, exécute des idées parfaitement. Il nous a dit, qu’à travers ses courses et ses travaux, il avait travaillé chez un ingénieur militaire[Par Ambre Guisnet] Maurice fait montre de qualités intellectuelles qui sont habituellement associés à la noblesse ou à la haute bourgeoisie, ce qui le rapproche du niveau social de la famille de Louise et facilite son inclusion.. Tout cela fait grand plaisir à mon père, qui lui a déjà préparé beaucoup d’ouvrage. S’il fait tout ce qu’il a pensé, je n’aurai de longtemps à craindre son absence ; mon frère partage le travail avec bien plus de grâce qu’autrefois ; car tu sais que tout cela l’ennuyait, et qu’il s’y refusait le plus souvent ; mais je crois qu’hors être son beau-frère[Par Ambre Guisnet] Hors être son beau-frère : sans imaginer qu'il puisse être son beau-frère., il aime Maurice, se plaît avec lui, et ferait tout pour lui ; je le vois souvent au moment où il se livre à sa gaîté, y faire trêve, pour l’écouter, et rendre hommage à sa touchante raison, qui est toujours mêlée d’idées au-delà, comme les imaginations vives ; et ma mère, qui connaît un peu ce défaut, quoique payée pour l’excuser, ne peut s’empêcher de sourire ; mais je doute qu’il lui fasse tort dans son esprit. J’ai remarqué aussi, que lorsqu’il y avait des étrangers, on avait plus d’égards encore pour le gendarme. Mon père le présente avec plaisir, et tout le monde lui fait de grandes honnêtetés[Par Ambre Guisnet] Honnêteté : marque, témoignage d'obligeance, de politesse.. Maman s’accoutume à lui donner le bras pour sortir. Ce matin, elle me fit appeler de bonne heure ; elle était encore au lit. Louise, me dit-elle, habillez-vous, nous allons aller à la messe, et de là nous irons faire une visite à M. D….., nous lui-demanderons ses demoiselles pour demain, ou pour un jour dans la semaine, et tu leur donneras une petite fête ; c’étaient tes amies autrefois… Puis, me regardant en riant, songe que tu vas chez des dames. Je n’avais pas encore fini de m’habiller, qu’elle entra dans ma chambre, tenant à sa main, le chapeau de velours noir, garni de plumes, que tu m’as envoyé de Rennes, quelque temps avant notre désastre[Par Ambre Guisnet] . Tu oublies donc tout, me dit-elle, jusqu’au présent de Clémence ; je lui dirai, à son retour, que ma fille est devenue si raisonnable, qu’elle ne pense plus à la toilette[Par Ambre Guisnet] Toilette : soin que l'on apporte dans la manière de se vêtir, de se parer. ; Louise, Louise, que veut dire cette insouciance ? elle devient ridicule dans une jeune personne de votre âge, et je n’entends pas que ma fille fasse divorce avec les Grâces[Par Ambre Guisnet] Les trois Grâces sont les déesses compagnes de Vénus. Elles sont la personnification du don de plaire. ; elle avait posé le chapeau sur le secrétaire, et s’assit près du feu ; je le mis devant elle, tandis qu’elle me donnait son avis : est-ce bien, maman ? — Oui, mon enfant, oui ; ma Louise est encore jolie, quoiqu’elle ait bien souffert ; viens m’aider, ajouta-t-elle, je suis bien aise que tu sois ma femme de chambre aujourd’hui ; — pendant que je l’aidais à se coiffer, elle me regarda beaucoup ; je voyais dans son miroir, qu’elle s’occupait de moi plus que d’elle ; elle me souriait ; puis, se, retournant : — en vérité, ma fille, tu n’as presque pas changé ; prends donc un peu de gaîté[Par Ambre Guisnet] , cela seul te manque ; sais-tu bien que rien ne vieillit comme d’être triste ? n’es-tu plus heureuse d’être avec nous, d’être avec ta mère ? Eh ! ma pauvre enfant, reprit-elle, me serrant le bras dans ses mains, tu ne m’as jamais été plus chère, je ne t’ai jamais plus aimée que depuis que j’ai senti que je te pouvais perdre ; que serai-je devenue, mon dieu, si ma pauvre Louise ne m’eût été rendue ? comment pourrai-je reconnaître un tel bienfait ? il faut, ma fille, que tu t’informes à M. Maurice, s’il a écrit à ses parents où il est ; s’il leur a fait part de son affaire ; je voudrais les connaître, ce que nous en savons annonce de braves et honnêtes gens ; ton frère irait, on enverrait leur donner des nouvelles de leur fils ; nous en causions hier ensemble, et nous avons pensé qu’il serait bien d’en savoir davantage ; tout ce que nous voyons, sûrement est en sa faveur ; il paraît plein d’honneur, il est même intéressant ; et ce qu’il a fait pour toi, lui donne un titre sacré dans notre maison ; mais cependant, je crois que ton père serait bien aise d’arranger son sort et notre reconnaissance, car tu sens bien que ceci ne peut toujours durer, et je serais désolée que ce jeune homme pût jamais nous accuser d’ingratitude. Ah ! voilà tes couleurs qui reviennent, je te trouvais un peu pâle ce matin ; tu as vraiment des moments qui me donnent de l’inquiétude ; je crains que ce ne soit la suite des fatigues que tu as éprouvées[Par Ambre Guisnet]  ; et puis, je ne sais, mais il me semble que tu te négliges beaucoup ; la simplicité a de la grâce, mais il ne faut pas qu’elle soit trop uniforme, elle devient une habitude qui lui ôte son prix ; mets une robe de soie[Par Ambre Guisnet] La robe de soie est un vêtement élégant et coûteux, l'inverse des robes de toile auxquelles Louise s'était habituée durant sa fuite. Elle marque un retour à sa position sociale élevée et à la coquetterie qui l'accompagne. aujourd’hui, je veux te revoir comme autrefois ; je m’en allai en fille obéissante, pour exécuter son ordre. Lorsque je rentrais, mon frère y était, qui me salua d’un air plaisamment respectueux, en me disant : — charmante sœur, en vérité, Louise, où vas-tu donc ? car, sans doute, ce n’est pas pour nous ? — puis, il dit : — maman, je vais aller chercher Maurice, et vous nous donnerez à déjeuner. — Ils rentrèrent ensemble ; maman était d’une gaîté charmante, elle traita Maurice avec une bonté qui me donna des forces pour le reste de la journée ; quelle bonne mère ! ô ma Clémence ! je me trouve trop heureuse, je crains de toucher au jour qui anéantira toutes mes illusions. Cependant Maurice nous regardait avec inquiétude, et semblait deviner que nous allions sortir. J’aurais bien voulu la faire cesser ; je voyais maman qui l’examinait ; elle lui proposa, en le regardant fixement, de venir avec nous ; — nous vous garderons peut-être toute la journée, ajouta-t-elle, mais nous vous en tiendrons compte auprès de mon mari ; engage-le à nous joindre, dit-elle à mon frère ; à Maurice, en riant ; — vous vous livrez à nous sans inquiétude ; — si j’en avais, Madame, je tâcherais de me rassurer sur votre bonté ; — et en même temps, un regard à ta Louise, l’avertit assez qu’il en avait beaucoup. En sortant de la messe, nous les trouvâmes au bout de la grande avenue, près de la grille ; maman prit le bras de mon frère, et Maurice m’offrit le sien ; elle voulut allonger sa promenade, et nous fit faire le grand tour ; Maurice me demanda où nous allions : il parut plus tranquille quand je lui eus dit. Ces dames étant venues à la maison depuis mon arrivée, il les avait vues ; je crois qu’il avait besoin de cette instruction ; il y a des situations où l’on est effrayé de tout, où l’on ose se livrer aux choses mêmes qui nous flattent le plus ; dans ces instants, nos mouvements sont aussi tremblants que notre cœur, et je m’aperçois bien qu’il éprouve souvent cette contrainte qui resserre l’âme ; surtout quand mon père n’y est pas, il semble alors que sa confiance l’abandonne ; et moi, ma chère, qui ai toujours été si bien avec maman, même encore quand je suis seule avec elle, hé bien, sitôt qu’il est là, tout change ; je sors de ma place pour me mettre à la sienne ; je deviens sa compagne[Par Ambre Guisnet] Malgré l'écart social qui se dresse entre les personnages, et les inquiétudes qui l'accompagnent, le lien qui les relie ne fait que se renforcer. , je partage ses incertitudes, et la pauvre Louise souffre autant que lui. Tu vois, chère cousine, combien cet état est pénible ; il me faudrait un tiers entre ma mère et moi, et ce tiers ne peut être que toi ; tu as beau m’écrire les meilleurs avis, me donner même un abrégé de ce que tu comptes faire près de ma mère, et tes espérances ; malgré tout cela, nous ne pouvons nous entendre ; le secret que l’on me fait de tes lettres, le peu que tu m’en envoies, le vague qui y règne, ne me donne que des aperçus qui augmentent les ténèbres qui m’environnent ; d’ailleurs, les détails que je rapproche le plus scrupuleusement que je puis, pour t’instruire, ne vont peut-être point au but que je leur suppose ; peut-être ne signifient-ils rien ; peut-être n’aperçois-je pas ceux dont les rapports ont plus de vraisemblance, et qui, en t’éclairant davantage, te traceraient une route plus facile et plus sûre ; mais, ma chère, que peux-tu attendre d’une tête aussi malade que le cœur ? mon courage meurt et renaît selon qu’elle le guide ; toute ma raison, tendue au même objet, ne me montre pas plus la route que je dois suivre ; et si l’espérance de te voir n’était pas là, bien loin de désirer avancer l’avenir, je voudrais retenir le temps ; chaque jour me semble gagner sur les chagrins qui m’attendent ; ma bonne Clémence, m’entends-tu ? mes idées sont tellement confuses, que je crains que ton amitié ne se fatigue ; toi, indulgente autant qu’aimable, que ne te dois-je pas ? que serais-je sans toi ?[Par Ambre Guisnet] Louise souligne une fois encore la nécessité de ce lien familial, qui est nécessaire aux épanchements de son coeur, et par conséquent tout aussi nécessaire à la construction du roman. quand j’ai pensé avec toi, je me sens soulagée en te faisant partager les agitations de mon cœur ; je les trouve plus excusables ; et j’ai tellement besoin du tendre intérêt qui reçoit ma confiance, que je m’applaudis que tu vailles mieux que moi ; en te voyant descendre de ta dignité pour me conduire, mon erreur, si c’en est une, me devient plus chère et plus sacrée ; je sens que telle chose qui puisse arriver, son souvenir, lié à tout ce que tu fais aujourd’hui pour moi, embellirait encore les derniers moments glacés de ma vieillesse ; mon cœur y reviendrait en les regrettant, en s’enorgueillissant[Par Julie Gane] S'enorgueillir : tirer orgueil. même de t’avoir eu pour témoin, de ce qu’il a éprouvé. Il me semble que l’avenir est là ; mes rêveries m’y conduisent sans cesse, en traversant toutes les peines que je prévois ; je reviens plus heureuse au moment où je suis ; je me hâte de jouir de tout le charme qui m’environne ; quand il cessera, quand il n’existera plus, tendre amie, je retrouverai ton sein pour pleurer ce qui ne pourra revenir pour moi ; je t’en parlerai, je te dirai tout que ce que j’ai fait, tout ce qu’il a fait lui-même pour notre commun bonheur ; tu verras que nous en étions digne l’un et l’autre. Ah ! sans doute, comme il n’y aura plus rien pour moi, il n’y aura plus rien pour lui ; il souffrira peut-être plus encore ; il n’aura point d’ami pour le plaindre, pour pleurer avec lui ; où le trouverait-il ? dans son sexe, il n’y a point de Clémence[Par Ambre Guisnet] Une telle relation de confiance, de confidence, semble impossible à Louise pour les membres du sexe masculin, qui ne sont pas autorisés à s'épancher comme le ferait une femme. Cette spécificité féminine justifie la nature du roman, un échange épistolaire exclusivement féminin. , le ciel n’en a mis qu’une seule sur la terre, et me la donna pour adoucir mes peines, et me forcer encore à reconnaître sa bonté. Oh ! si j’étais seule à souffrir alors ! ton cœur, en me restant, vivifierait dans le mien cette douce mélancolie que laisse les souvenirs à ceux qui ont tout perdu ; mais ma chère, il serait malheureux pour toujours, lui : quel prix, de ce que je lui dois, et combien cette pensée verserait d’amertume sur ma vie ; ses soins, son amour, ses espérances, indignement trahis, ne poursuivraient-ils pas les auteurs de ses maux. Homme honnête et sensible ; puisses-tu, après moi, retrouver une autre âme qui soit digne de la tienne, et te rappelle celle que tu avais choisie. Je crois qu’il y a des félicités [Par Julie Gane]trop grandes, que les faibles humains ne peuvent atteindre ; et la nôtre eut été la plus pure, la plus parfaite et la plus sentie dont le ciel eut jamais fait son ouvrage ; il eut été le tien aussi, toi, l’ange dont il se sert pour ranimer mon courage, me guider et me faire conserver encore tous les charmes de l’espérance. Que n’es-tu avec moi ? ne te verrai-je que lorsque je n’aurai plus que des larmes à répandre ; il me serait si doux de verser ce moment de repos dans ton sein, de le partager avec celle qui me l’a donné. Tendre cousine, je suis si heureuse de te le devoir : puissé-je le filer[Par Ambre Guisnet] Filer : faire durer. jusqu’au temps qui te ramènera près de nous ; et si je ne puis le prolonger, s’il faut qu’il finisse, fais du moins que ta Louise retrouve ton cœur, pour y pleurer sa misère[Par Ambre Guisnet] Louise balance constamment entre le plus grand bonheur et le désespoir. Ces changements d'émotions s'expliquent par l'incertitude dans laquelle elle se trouve encore par rapport à sa relation avec Maurice..


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