Corpus Le Carnaval du dictionnaire

Introduction critique

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Introduction

   Le Carnaval du dictionnaire de Pierre Véron : un dictionnaire satirique, certes, mais qu’est-ce à dire ?

Un dictionnaire : à quel titre ?

Un dictionnaire « anti-académique », à deux titres

   Nouveau Dionysos, ce dictionnaire, dû à la plume du polygraphe Pierre Véron, a la particularité d’être né deux fois : avec le printemps, le 24 avril 1869, dans le quotidien satirique illustré Le Charivari (il y sera publié jusqu’au 4 avril 1873), et, en octobre 1873, en volume (daté de 1874), enrichi de 24 illustrations de Paul Hadol, chez Michel Lévy frères, avec des signes précurseurs, puisque paraissent en 1873, dans Le Charivari (les 22, 25, 31 janvier ; 3,7, 18, 21 février ; 7, 13, 14, 22 mars et 4 avril), des entrées qui complètent ou corrigent celles des tranches parues depuis 1869, avec des définitions, à quelques exceptions près, qui sont celles-là même de l’édition en volume. Placé sous le signe du double, Le Carnaval du dictionnaire connaît une deuxième édition, sans variantes notables par rapport à la première, au printemps 1874, annoncée le 15 mars 1874 dans Le Charivari (c’est cette édition, disponible sur Gallica, qui est publiée ici).

       Dans sa version charivarique initiale et, à tous égards, originale, signée, à chacune de ses apparitions, de l’un des pseudonymes de Pierre Véron, « Fantasio », ce dictionnaire intitulé tout d’abord « Dictionnaire de l’avenir », du 24 avril 1869 au 7 août 1871, prend bien le titre, à partir du 2 novembre 1871, de « Dictionnaire anti-académique ».

      « Anti-académique », il l’est assurément, à un premier titre, par la critique, attendue, de l’âge et de la lenteur du travail des académiciens : dès la Préface, Véron prie pour que « sur leurs palmes vertes, Dieu cesse de faire pousser des fleurs de pavot » (p. XV) ! et l’entrée « FAUTEUIL (ACADÉMIQUE) — Enterrement assis » en dit long pour l’éternité ! Et, dans sa réclame de trois colonnes, parue dans Le Charivari du 29 octobre 1873, pour la première édition en volume, Louis Leroy déclare : « L’auteur, en composant son œuvre, a voulu aider l’Académie dans l’achèvement de la sienne, ce fameux dictionnaire qui ne peut manquer d’être divin, puisqu’il est à la fois inconnu, éternel et infini. » En effet, la dernière édition, la sixième, du Dictionnaire de l’Académie française date de 1835 et il faudra attendre 1878, quatre ans après la parution du Carnaval du dictionnaire, pour que la septième paraisse : coïncidence ou conséquence ?

        « Anti-académique », le dictionnaire l’est surtout, à un second titre : parce qu’il s’agit pour Pierre Véron d’établir un lien entre évolution du langage et évolution des mœurs et de mettre en lumière « la décadence simultanée de la morale publique et du langage » (Préface, p. VII), il accueille des termes, des néologismes (« gosse », « biche », « avoir du zinc ») qui n’ont pas droit de cité dans le Dictionnaire de l’Académie.

    Au demeurant, pourquoi ce titre : Le Carnaval du dictionnaire ?

Un dictionnaire en carnaval

    En intitulant son dictionnaire ainsi, Pierre Véron met au jour ce qui, par-delà les époques et les cibles visées, est au cœur du discours satirique (voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, Payot, 1982) : le topos du monde inversé. La satire déforme pour réformer, redresse les tordus et les torts, au nom des valeurs qu’elle défend. Or, le carnaval, extrêmement vivace encore au XIXe siècle, qui connaît son apogée avec le Mardi-Gras et la procession du Bœuf Gras et est enterré avec l’entrée en Carême, le mercredi des Cendres (voir l’entrée : « CARNAVAL — C’est si malpropre que le lendemain il faut mettre des Cendres dessus »), repose précisément sur l’inversion des rangs et des valeurs en cours : inversion d’ordre sexuel (le féminin devient masculin et vice-versa), corporel (les partie basses l’emportent sur les parties hautes, réputées nobles), social (le valet devient roi et le roi valet), linguistique (l’argot populaire, voire poissard, prend le pas sur le langage soutenu).

     Il y a donc identité de nature entre la logique de la satire et la logique du carnaval et Véron en joue : non seulement il masculinise le féminin (voir l’entrée : « RELIEUR — La couturière des livres ») ou fait du « roi » un « marchand de chaînes de sûreté », mais il renverse systématiquement la « doxa » par le paradoxe : « FORÊT — Ville d’arbres », « SACRIFICE — Ne faites pas à autrui ce que vous voulez toujours qu’on vous fasse. »

    Et l’on notera que, puisqu’il s’agit de faire pièce au Dictionnaire de l’Académie, au bon usage de la langue, c’est l’inversion carnavalesque linguistique que Pierre Véron cultive volontiers et il donne à l’argot populaire droit de cité (voir les entrées « Cancan », « Pigeon »…) et au gamin de Paris, incarné par Gavroche – et à son pendant féminin, la grisette, « gavroche de l’Amour » – une place de choix et de roi, témoin l’entrée « GENOU — Deux Invalides passaient. Le premier chauve, le second avec deux jambes de bois. – Lequel est le plus embêtant, fit Gavroche, n’avoir qu’un genou ou bien en avoir trois ? » car le gamin de Paris est aussi le roi du carnaval, avec son cri de ralliement : « À la chienlit ! » et, avec ses traits d’esprit, celui du Charivari, le lit du Carnaval du dictionnaire.

De la « chienlit » au Charivari

En noir et blanc

      Commencé en 1869 et achevé, pour la publication en volume, en 1873, Le Carnaval du dictionnaire est indissociable de la défaite de Sedan (2 septembre 1870), de la chute de Napoléon III et du Second Empire et de la proclamation de la IIIe République (4 septembre 1870), et littéralement hanté pas les désastres de la guerre et, dès la Préface, Pierre Véron entend combler les lacunes du Dictionnaire de l’Académie en matière politique.

      C’est que Pierre Louis Véron (1831-1900), fils de Louise Aimée Véron et de père inconnu, n’est pas seulement un polygraphe prolifique, poète à ses heures et auteur d’études et de romans de mœurs publiés comme son dictionnaire, ou réédités, chez Michel Lévy frères, tels Paris s’amuse (1861), Les Marchands de santé (1872), Le Roman de la femme à barbe (1872), et de revues, pièces de théâtre, livrets d’opéras-comiques, il est d’abord, depuis 1865, le rédacteur en chef du parangon du petit journal (genre né sous la Restauration, qui, sous couvert de matières littéraires et artistiques, attaque le pouvoir en place) : Le Charivari. Quotidien à caricatures, il avait été créé le 1er décembre 1832 (et perdurera jusqu’en 1937) par le grand entrepreneur de presse satirique du XIXe siècle, Charles Philipon (mort en 1862), à la suite du succès du journal hebdomadaire que ce dernier avait fondé le 4 novembre 1830, La Caricature, qui avait pour devise celle de la comédie satirique, « Castigat ridendo mores » [« Que l’on châtie les mœurs en riant »], et, pour emblème, Philipon, déguisé en carnavalesque fou du roi :

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Philipon, au centre du bandeau de tête du Charivari du 24 novembre 1833.

     Un Charivari, qui, par son titre, entend bien tympaniser (le charivari désigne en effet cette musique cacophonique qui accueille les mariages mal assortis ou les hommes politiques en disgrâce) – après la monarchie de Louis-Philippe, caricaturé en poire par Philipon – et le Second Empire et la IIIe République : non pas tant celle de Thiers, tombé le 24 mai 1873, que celle du maréchal Mac-Mahon qui impose un « ordre moral et religieux », en partisan moins de la république que de la monarchie des Bourbons (celle de la branche aînée, incarnée par le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, futur Henri V, aux dépens des Orléans, la branche cadette, représentée par le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe). Et telle est bien la visée du Carnaval du dictionnaire, dans sa version charivarique comme dans sa version en volume, par Véron-Fantasio, le fou du roi de la pièce de Musset (représentée pour la première fois en 1866).

    Mais, parce que Le Charivari repose sur l’alliance du texte et du dessin, Le Carnaval du dictionnaire est en fait l’œuvre d’un auteur bifrons, en noir et blanc : pour le texte, Pierre Véron, et, pour les lettrines, Paul Hadol, alias White (qui mourra un an après la parution du dictionnaire), caricaturiste collaborateur du Charivari, du Journal pour rire, fondé également par Philipon, et auteur, en 1870, d’une féroce Ménagerie impériale qui croque littéralement Napoléon III, « Le Vautour », et son entourage politique et familial. Des lettrines historiées qui, bien loin de jouer les utilités et d’illustrer le premier mot de chaque tranche alphabétique, créent de véritables scènes qui renvoient, ou pas, à telle entrée : l’obscure entrée « NATTES — Les coiffeurs, variant une formule de 48, devraient mettre sur leur porte : Armes vendues ! » s’éclaire par les fausses nattes qui figurent dans la lettrine de la lettre « N », tandis que la lettrine de la lettre « V » évoque le départ en chemin de fer d’un jeune couple, alors même que le terme attendu dans le texte, « voyage », a pris la clé des champs !, à moins que la jeune femme, yeux baissés, apparemment enceinte et placée sous le signe « X », ne conduise à la première entrée (dans tous les sens du terme) du futur « né sous X » : « VAGISSEMENT — Où l’homme prend le la de la douleur. » Quant à la lettrine de la lettre « C » qui fait sortir la Vérité de son puits agitant devant un couple de bourgeois fort choqués leur propre caricature, révélatrice de secrets d’alcôve que ne recouvre plus le manteau d’(Amédée) de Noé, alias Cham (du nom du fils de Noé dans l’Ancien Testament),

Lettrine de la lettre C
Paul Hadol, lettrine de la lettre « C », Le Carnaval du dictionnaire, Paris, Michel Lévy frères, 2e éd., 1874, p. 61. Gravure sur bois. Coll. part.

elle renvoie bien à l’entrée « CARICATURE — La glace dans laquelle les autres nous voient », qui crée un effet de miroir avec Le Charivari, puisque Cham est l’un des principaux dessinateurs du journal, aux côtés de Daumier, d’Alfred Grévin, de Hadol ; un effet de mémoire aussi, puisque la Vérité sortant du puits et de la bouche des enfants constituait, en 1830, le motif central de l’affiche de lancement, due au crayon de Grandville, du journal La Caricature. Boucle bouclée.

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Jean-Ignace-Isidore Gérard, dit Grandville, Affiche de lancement de La Caricature, 1830. Lithographie, dans John Grand-Carteret, Les Mœurs et la caricature en France, Paris, à La librairie illustrée, s.d. [1888], p. 563.

     Et c’est bien ce lien consubstantiel avec Le Charivari, entrée présente et tonitruante dans la version charivarique du 17 octobre 1869 — « CHARIVARI (LE) — Quels artistes et quels rédacteurs ! quel papier ! Un trimestre 20 francs pour les départements, 18 francs pour Paris. / Pardon… J’oubliais les primes splendides » — et absente de l’édition en volume, qui définit la nature et l’écriture du Carnaval du Dictionnaire, présenté par Louis Leroy comme « le Littré du Charivari » !

Un album « Chaos » et « Photo »

    Le seul ordre que s’autorise Le Carnaval du dictionnaire est l’ordre alphabétique (et encore ! puisque la première édition chez Michel Lévy frères est suivie d’une deuxième, la même année, aussi en raison d’entorses audit ordre), en dehors, semble-t-il, de toute articulation logique : en ce sens, le dictionnaire emprunte à l’écriture de l’actualité (terme qui désigne aussi des séries caricaturales, dont plusieurs de Daumier), du fait détaché, sans causalité apparente, du Charivari. Mais une actualité cryptée, sous forme de jeux de mots, de calembours allusifs, sur le modèle des « carillons » du Charivari — d’où une entrée « CALEMBOURS — les doubles-fonds du langage » — selon l’usage d’un journal qui, dès 1835, avait joué contre et avec la censure préventive sur la presse et la caricature politique, remise en vigueur par la loi sur la presse du 6 juillet 1871. Ainsi, à l’article du Charivari du 1er mai 1869 intitulé « Le parfait censeur. / Petit guide pratique pour la taille, l’échenillage, la greffe et l’élagage de la littérature contemporaine / (suite.) / De l’allusion », répondent, dans le dictionnaire, les entrées « ALLUSION — L’art d’agacer les censeurs et de leur en faire trois mille livres de rente » et « CENSEUR — Un bourreau qui se prend pour un chirurgien ».

      Dès lors, ce dictionnaire a tout de l’album qui, étymologiquement, désigne un carnet à feuilles blanches que les maîtresses de maison et de salon – et Véron tient salon où se côtoient journalistes, hommes politiques, écrivains, musiciens, acteurs et actrices, chanteurs et cantatrices – présentent à leurs invités de marque pour en obtenir autographes ou dessins (aussi, à l’entrée « ALBUM », Véron ne se prive-t-il pas de noter : « Et l’on dit que la mendicité est interdite ! »), avant de désigner un mode de publication romantique où le dessin est roi, et dont Aubert, le beau-frère de Philipon, éditeur de « pittoresques », c’est-à-dire de publications illustrées, et du Charivari, s’était fait une spécialité. Ainsi, l’entrée : « ROYALISTE — Se rappeler la légende de Gavarni : — Ma chère, fidèle comme un caniche. / — Et ça rapporte ! », joue en fait avec la légende de Talin et le crayon de Damourette, dans le onzième des Petits Albums pour rire, intitulé Les Lorettes, vendus au bureau du Journal pour rire, autre création de Philipon :

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Talin et Damourette, Petits Albums pour rire, n° 11, Les Lorettes. 3e partie, Paris, Librairie Maresq et au bureau du Journal pour rire, s.d. [1855]. Gravure sur bois. Coll. part.

     Accumulation et énumération de définitions fourrées, à double entrée, par le texte et par l’image, et à double, voire triple fond, Le Carnaval du dictionnaire fait bien figure d’Album Chaos (1840-1841), l’un des titres … de gloire d’Aubert !

     « Album Chaos », « Album Photo » aussi. En effet, dès la Préface, la référence revendiquée à la photographie frappe, et pas seulement les académiciens, incapables de « fixer » la langue : « Vous me faites l’effet, sauf votre respect, d’un photographe qui, l’objectif braqué, se tiendrait en arrêt devant un modèle dont les gambades ne voudraient prendre aucun souci des instances réitérées du fameux N’bougeons plus ! » (p. III-IV). Et Véron de constituer la photographie en modèle, pour critiquer l’historiographie en cours et promouvoir une nouvelle écriture de l’histoire, celle du journal : « HISTORIEN — Est-ce qu’il ne vous fait pas un peu l’effet d’un photographe qui opérerait par correspondance ? ». S’éclaire alors la référence-révérence à Félix Tournachon, dit Nadar, l’homme de la photographie mais d’abord de la caricature, qui avait dirigé, de 1849 à 1862, date de la mort de Philipon, l’atelier de caricature du Charivari et poursuivi ensuite sa collaboration au journal comme au Journal pour rire et publié plusieurs Albums pour rire, vendus au bureau dudit. Un Nadar qui, en 1871, est au cœur de l’actualité non seulement par la plume et le crayon mais aussi par le ballon, puisque, passionné d’aérostation (voir l’entrée « OISEAU — Un Nadar arrivé à son but ») et concepteur d’un ballon baptisé Le Géant, il avait créé une compagnie d’aérostiers (voir l’entrée « AÉROSTATS ») pour acheminer le courrier de Paris vers la province, lors du siège de Paris par les Prussiens.

      Album Chaos-Photo, Le Carnaval du dictionnaire semble donc écrire l’histoire à la façon des Ana, recueils d’anecdotes, de pièces détachées, qu’il définit d’ailleurs comme « le bric-à-brac de l’esprit ». Mais ce serait oublier que l’« Anecdote » y est vue comme « le poussier des mottes de l’histoire » : Le Carnaval du dictionnaire n’est pas forcément le chaos que l’on pense.

De l’« Album Chaos » à l’« Album Écho »

Lignes de fond et de front

        À lire de près Le Carnaval du dictionnaire, apparaissent des associations d’idées et de mots, d’une entrée à l’autre. Ainsi, l’entrée « HARICOT » offre une énigmatique définition réduite à trois points de suspension, habile façon de faire l’impasse sur la définition argotique de « musicien », mais aussi de conduire souterrainement à l’entrée « HARPE — Encore de la musique », qui, toujours en argot, signifie la « grille de la prison », et ce, via « l’Hôtel des haricots » !, dénomination argotique de la maison d’arrêt des « individus » (le plus souvent des écrivains et des artistes) coupables de n’avoir pas rempli leur devoir de garde national, et auquel le journaliste Albert de Lasalle avait consacré, en 1864, une étude de mœurs, illustrée par Morin, collaborateur et du Charivari et du Journal pour rire !

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Edmond Morin, page de titre de L’Hôtel des haricots d’Albert de Lasalle, Paris, E. Dentu éditeur, 1864.

    Plus profondément, se mettent en place de véritables lignes de fond  – celles de la satire de l’amaigrissement contemporain des femmes, obligées d’avoir recours à l’artifice (de l’entrée « APPAS — Doit, hélas, se lire souvent : A pas » à celle de « SEIN — Voilà qui donne trop bien raison à l’axiome : les absents ont toujours tort », en passant par « COTON — Rassurez-vous, Madame, je ferai comme si je ne savais rien ») ou de l’adultère (avec les entrées « BISCORNU », « CORNES », « JAUNE », « JAUNISSE »…), par qui est né de « père inconnu » – et, surtout, des lignes de front. Il s’agit bien pour Pierre Véron, à l’unisson de ses « Bulletins politiques » quotidiens publiés dans Le Charivari, de s’en prendre à l’alliance du sceptre, du sabre et du goupillon (voir cette entrée), représentée d’abord par Napoléon III (protégeant jusqu’à la défaite de Sedan, contre les visées de Garibaldi, les états du pape Pie IX en même temps que l’électorat catholique français) puis par la présidence du maréchal Mac-Mahon, légitimiste favorable au retour de la branche aînée des Bourbons et à l’ultramontanisme, c’est-à-dire l’allégeance, par-delà le pouvoir spirituel du pape, à son pouvoir temporel dans le gouvernement de l’église catholique de France, dont le journal de Veuillot, L’Univers, s’était fait le champion. D’où, à la lettre « U », la succession des entrées « ULTRAMONTAIN » et « UNIVERS (JOURNAL)», mais, surtout, la mise en place d’un système de renvois plus ou moins explicites d’une entrée à l’autre, témoin « CHRÉTIEN — Ne pas voir ultramontain. »

     Lignes de front sur fond de basse continue : associée à l’illusion religieuse (dont le Jésuite est l’incarnation), la dénonciation de l’illusion de la gloire militaire notamment dans une guerre où les généraux sont vus comme des pleutres et les soldats comme de la chair à chassepot, le nouveau fusil à aiguille dont les fervents de Napoléon III s’étaient enorgueillis. D’ « ASSAUT — Le carnage sur une grande échelle », à « TUERIE — Les semailles de la gloire », en passant par « BOUCHERIE — Fabrique de croix d’honneur en plein vent (un tacticien) » ou « LAURIER — La vilaine plante arrosée de sang ! », le dictionnaire entonne l’anticléricale litanie des saints morts pour rien.

      Critique à l’égard des périls du chemin de fer, c’est néanmoins un véritable système de « correspondances », dont témoignent les variantes (indiquées dans les notes) entre la version initiale parue dans Le Charivari du 24 avril 1869 au 5 janvier 1873, et les tranches complémentaires, publiées par le même journal, du 22 janvier au 4 avril 1873, en vue de l’édition en volume, que met donc en place Le Carnaval du dictionnaire, capable, après Hugo, plusieurs fois convoqué, de mettre le « chaos en magasin ».

Le « chaos en magasin »

     Nés de la révolution de juillet (27-28-29 juillet 1830), les journaux La Caricature et Le Charivari ne se contentent pas de coups d’épingle contre la monarchie de juillet et son roi constitutionnel, Louis-Philippe — « la meilleure des républiques », avait lancé La Fayette à son avènement –, ils se livrent à une critique radicale du fondement du pouvoir par la « charge », doublet de la « caricature », qui pèse et qui pense.

     En effet, dans le discours textuel et visuel, « iconotextuel », de ces journaux d’opposition, Louis-Philippe est associé à la Terreur, en tant que fils de Philippe-Égalité qui, en signant la mort de Louis XVI, a signé le coup d’envoi de la Terreur, témoin cette caricature de « Félicité Monarchie » par Gavarni sur une légende de Philipon (La Caricature, 26 juillet 1832) :

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[Guillaume-Sulpice Chevallier, dit Gavarni,] « Mlle MONARCHIE (Félicité Désirée) », Le Charivari, 26 juillet 1832. Lithographie coloriée. Coll. part.

     Or, avec la mort de Louis XVI, ce qui est signé et sonné, c’est le glas du « double corps du roi » (Ernst Kantorowicz), l’alliance de son corps humain et de son corps glorieux, sur le modèle de celui du Christ : ne reste que le corps adipeux ; le fondement sacré, divin ou laïc, du pouvoir a vécu. C’est tout le sens de la fameuse poire de Philipon appliquée à Louis-Philippe et emblème de la monarchie de Juillet : associée à la poire à lavement (et figure de la blague, rire moderne de la Terreur – à laquelle Le Carnaval du dictionnaire réserve une entrée –, cette plaisanterie trompeuse et hâbleuse qui ne cache rien mais crée à partir de rien, ce plein-vide qui repose non sur l’inversion des valeurs de la satire, mais sur leur réversibilité, et, dès lors, sur leur mise à plat et à mort), elle vide le pouvoir de son fondement sacré, voire de tout fondement. La caricature met ainsi en lumière la tabula rasa de la Terreur de 1793, reconduite symboliquement par 1830, puis par un Napoléon III qui a enté son pouvoir sur un coup d’État, et, partant, elle dit l’impossibilité de fonder une histoire nationale, mais, ce faisant, elle entend, par et sur la pierre lithographique, fonder et écrire la seule histoire nationale possible : l’histoire caricaturale, c’est-à-dire par la caricature. Dès le 6 décembre 1832, Le Charivari voulait créer une véritable mémoire du temps présent avec la publication des caricatures parues depuis 1830, conçues comme des « matériaux pour l’histoire de notre temps ». Dès lors, le journal se constitue en stock, en magasin, en mémoire vive du temps présent, que l’on peut sans cesse réactiver, témoin cette caricature parue dans le Journal pour rire du 11 mars 1848 : « DESSIN PUBLIÉ EN 1834 DANS LE JOURNAL LA CARICATURE », qui reprend explicitement une planche de Traviès parue dans La Caricature du 23 décembre 1833, très exactement :

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   C’est bien cette logique qui est à l’œuvre dans Le Carnaval du dictionnaire, tout imprégné du discours charivarique – et d’autant plus que Thiers (ancien ministre de Louis-Philippe), chef du pouvoir exécutif jusqu’au 24 mai 1873, avait agité contre la Commune réprimée dans le sang, « le spectre de 1793 », pour mieux asseoir une république dans la lignée de 1789. Nombre d’entrées en effet ne se comprennent que par allusion (ou collusion) implicite à telle caricature politique parue dans le journal ou dans ses homologues, comme L’Éclipse où officie André Gill, qui, en 1879, ne manquera pas de faire figurer Pierre Véron, son frère en esprit, dans Les Hommes d’aujourd’hui (n° 59) :

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André Gill, « Pierre Véron », dans Les Hommes d’aujourd’hui, n° 59, 1879. Lithographie coloriée. Wikipedia.

    Ainsi, l’entrée « AFFRANCHISSEMENT — Ce qui fait dire à plus d’un peuple Si j’étais petit papier ! », déjà présente dans Le Charivari du 11 mai 1869, prend un sens nouveau grâce à l’ambivalente caricature du même nom d’André Gill, parue dans L’Éclipse du 6 avril 1873 : Thiers y figure en timbre-poste apposé sur l’Alsace-Lorraine, parce qu’il avait augmenté les impôts indirects, dont le droit sur le papier en septembre 1871, mais pour rembourser l’emprunt levé pour payer avant l’échéance l’indemnité due à la Prusse, selon le traité de Francfort du 10 mai 1871, et libérer ainsi le territoire, à l’exception néanmoins de ladite Alsace-Lorraine, annexée par la Prusse :

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André Gill, « L’Affranchissement », L’Éclipse, 6 avril 1873. Lithographie coloriée. BnF. Gallica.

    De même, l’entrée « TYRAN — Un serin de proie » ne s’éclaire que par la caricature du fils unique de Napoléon III représenté en serin par Hadol dans sa Ménagerie impériale :

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Paul Hadol, « LE REJETON IMPÉRIAL », dans La Ménagerie impériale, n° 3, Paris, au Bureau des Annonces, 1870-1871. Lithographie aquarellée. BnF. Gallica.

   Clé et clou de la constitution et de l’activation de cette mémoire vive par la caricature, la seule mémoire nationale désormais possible en ce siècle enté sur et hanté par la Terreur à tête de Méduse, l’entrée « CASSE-TÊTE — Instrument ancien, à la vue duquel les Parisiens étaient pietrifiés », qui figurait déjà dans Le Charivari du 10 octobre 1869, mais qui trouve et fait un nouvel éclat, dans l’édition de 1873, avec l’« Apothéose » de Faustin, où, selon la réversibilité caractéristique de la Terreur qui indifférencie, rase et arase tout, brillent, tête et sifflet coupés, Napoléon III et son préfet de police expéditif et exécutif, Pierre-Marie Pietri :

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Faustin Betbeder, dit Faustin, « Apothéose », 1870. Lithographie coloriée. Musée Carnavalet. Paris Musées.

À l’image du Charivari, Le Carnaval du dictionnaire se constitue donc, par la caricature, en magasin, en musée national d’un temps présent en deuil de tout fondement (révélatrice à cet égard, dans le numéro du Charivari du 25 janvier 1872, sous le titre générique de « Musée Charivari », une planche de l’illustrateur du dictionnaire, Hadol, intitulée « Memento charivarique 1871 »), avec ses galeries et rencontres souterraines. La définition scatologique de « Riz », qui fait des sorties du général Trochu lors du « siège » ! de Paris des « rentrées », répond à celle de « RETIRER (SE) » : « Pour simplifier les bulletins officiels du siège de 1870 et économiser le papier, moi je n’en aurais fait qu’un seul mot : Se retirerenbonordrer […] », qui renvoie à la caricature d’Émile Evrard parue dans le deuxième numéro du Lampion (1870), intitulée « La Retraite en bon ordre », où un général Trochu en lièvre tricéphale (le roi de Prusse, Bismarck et Napoléon III) fuit et fuite sur les territoires occupés par les Prussiens, abandonnant derrière lui, à tous égards, la Liberté cadenassée, avec cette légende : « L’H en moins dans son nom / Explique le recul / Pour sauver la nation / Il était bien Tro… ? ».

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Émile Evrard, « LA RETRAITE EN BON ORDRE », Le Lampion, n° 2, 1870. Musée Carnavalet. Paris Musées.

    Ainsi, le chaos est littéralement mis en magasin et, d’ « Album Chaos », Le Carnaval du dictionnaire se mue en « Album Écho », mieux encore peut-être, en « Album zutique ».

Un «  Album zutique  »  ?

     Pierre Véron choisit, en effet, d’achever son Carnaval du dictionnaire sur deux notes : le « i » de la chaotique zizanie et le « ut » de « Zut » :

           « ZIZANIE — Je ne crois pas qu’on puisse terminer un dictionnaire par un mot plus français…

              À moins que, comme adieu, vous ne préfériez celui-ci :

ZUT ! »

      Notes en parfaite harmonie charivarique, puisque « Zut » (qui, selon le Dictionnaire historique d’argot de Lorédan Larchey, viendrait de l’interjection régionale « ut », « hors d’ici », combinée avec l’ut musical de l’expression parisienne : « je te dis ut en musique ») est, avec « À la chienlit ! », le mot du roi du carnaval, le gamin de Paris, figure tout à la fois du peuple en enfance à éduquer, dont Véron, parodiant Buffon, affirme dès la Préface : « la langue, c’est le peuple même », et instrument de son éducation ou plutôt de sa rééducation, par la caricature. Depuis les débuts du Charivari et dans toute la presse satirique du XIXe siècle, le gamin de Paris est l’enfant des traits d’esprit, lazzi ou graffiti, capable de soulever des montagnes… de barricades, parce qu’il sait en 1874 puiser dans le magasin des accessoires qu’il a lui-même constitué depuis 1832. C’est bien au dessin, à la lettrine de Hadol pour la lettre Z que revient le dernier mot du dictionnaire : salue le public un gamin de Paris, déguisé en fou-folle de carnaval avec ses grelots, qui a tout du Philipon de La Caricature et du Charivari de 1832, et répond au nom de « Zut », pseudonyme d’Alfred … Le Petit ! (1841-1909), fondateur de La Charge en 1870, collaborateur du Charivari et caricaturiste attitré de son jumeau, Le Grelot, né en 1871 :

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Paul Hadol, « Zut ! », Le Carnaval du dictionnaire, Paris, Michel Lévy frères, 2e éd., 1874, p. 281. Gravure sur bois. Coll. part.

        Le Carnaval du dictionnaire de Véron-Fantasio : le frère en esprit de l’Album zutique de Rimbaud, hôte assidu de La Ménagerie impériale de Hadol et de La Charge de Zut, qui avait publié, le 13 août 1870, ses « Trois baisers », future « Première soirée »…

petit-zut
Alfred le Petit, « Zut », La Charge, 15 mai 1870.

Un « dictionnaire de l’avenir »

      Si le dictionnaire de Véron et de Hadol est parvenu à réveiller les Immortels, qui publieront le leur, quatre ans plus tard, il aura inspiré aussi le Flaubert du Dictionnaire des idées reçues, jouant, avant lui, des épinards de M. Prudhomme (« MISANTHROPE — Ce n’est pas comme pour les épinards. Il ne peut pas souffrir les hommes » ; GOUVERNEMENT — Je ne le suis pas, et j’en suis bien aise, car si je l’étais je ne m’aimerais guère, et je tiens à ma propre sympathie », Le Carnaval du dictionnaire ; « ÉPINARDS — […] Ne jamais rater la phrase célèbre de Prudhomme : “Je ne les aime pas, j’en suis bien aise, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne puis pas les souffrir” […] », Dictionnaire des idées reçues) ; jouant, surtout, avec lui, bien loin d’une supposée univocité satirique, de l’équivocité, mieux, de la plurivocité, grâce à un discours textuel et visuel à multiples foyers : Le Carnaval du dictionnaire, un dictionnaire assurément « à toutes voi(e)x » !

     De Flaubert à Baudelaire, tous deux lecteurs accomplis du Charivari, il n’y a qu’un pas. Issu dudit Charivari, Le Carnaval du dictionnaire se nourrit des mots et maux à la mode, qui, bientôt démodés, le voueraient, semble-t-il, soit à une actualisation perpétuelle – l’entrée « ATTICISME — Et ta sœur ? (Un Athénien de 1869), parue dans Le Charivari du 4 juillet 1870 est signée « (Un Athénien de 1873) » dans l’édition Michel Lévy — soit à un effacement de l’actualité : à preuve, dira-t-on, la disparition de la campagne de personnalités, présentes dans les entrées parues dans Le Charivari de 1869, contre le député républicain Émile Ollivier, devenu fervent député bonapartiste et bientôt ministre de Napoléon III en 1869, en vue d’une « libéralisation » du régime. Ainsi, l’entrée « ACCOMMODANT — Voir aux noms propres ÉMILE OLLIVIER » de la version charivarique du 29 avril 1869 devient dans le volume de 1873 : « Nom d’amitié des traîtres ». Mais c’est précisément dans cet accommodement ou, plus exactement, cette constante accommodation que gît la vertu non de l’actualité, mais de la modernité toute baudelairienne du Carnaval du dictionnaire, qui consiste à « tirer l’éternel du transitoire » (Le Peintre de la vie moderne), c’est-à-dire non à supprimer le transitoire mais, à l’inverse, à l’exprimer dans sa quintessence, et à faire accéder ainsi l’œuvre non à une improbable atemporalité mais à une véritable contemporanéité qui la rend toujours « de circonstance », maître-mot de l’homme moderne, selon le Vautrin du Père Goriot (bien présent dans le dictionnaire : « PÉLICAN — Un père Goriot à plumes »). C’est ainsi que l’entrée « AFFRANCHISSEMENT », présente dans la version charivarique du 11 mai 1869, libère, dans l’édition de 1873, un nouveau souffle, évoqué plus haut, de même que l’entrée « ANNEXION — Nouveau procédé pour faire du ciment avec de la poudre », parue dans Le Charivari du 26 mai 1869, prend, dans le volume de 1873, une acuité particulière après la guerre franco-prussienne de 1870-1871 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine. S’éclaire alors le titre originel donné à ce dictionnaire dans Le Charivari (avant celui de « Dictionnaire anti-académique ») : « Dictionnaire de l’avenir », non parce qu’il ferait office d’Almanach de Mlle Lenormand (notre Mme Soleil !), mais parce que, par sa moderne contemporanéité, il voit le présent dans « son antiquité à venir », selon l’heureuse formule de Loïc Chotard (Le « Panthéon-Nadar », 1992) et, partant, tel le gamin de Paris, « tout en nouveauté ». Aussi est-ce en ce sens et à ce titre !, que le Fantasio du Carnaval du dictionnaire peut bien dire : « Je vous dis flûte, je vous di-z-ut  :

 

“Elle est retrouvée.

      Quoi ? – L’Éternité !” ».

                                                                      Pour l’équipe éditoriale,

                                                                                                                              Nathalie Preiss.


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