Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-V : Madame de Paturot dame patronesse. — Les inondés du Borysthènes. Un festival.

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V MADAME DE PATUROT DAME PATRONESSE. — LES INONDÉS DU BORYSTHÈNES. UN FESTIVAL.

Malvina était lancée ; le feu avait repris aux poudres. Cette ardeur que les soins du commerce et du ménage avaient amortie venait d’éclater de nouveau ; le babil reverdissait ; la pétulance avait reparu. La princesse Flibustofskoï ne pouvait plus se séparer de sa femme. À chaque instant c'étaient des fêtes, des distractions, des occasions de dépense. Il existe à Paris une grande société fort mêlée, où il suffit d’un titre exotique et de beaucoup de luxe pour se produire, pour faire de l’effet. Par une sorte de convention, on y vient de toutes parts comme sur un terrain neutre, sans que cela puisse engager ni compromettre. Le faubourg Saint-Germain et la haute finance s’y rencontrent avec la diplomatie, les plus beaux noms comme les plus brillantes fortunes ; seulement chacun s’y tient sur un pied de réserve, et ne se livre qu’avec précaution. On pourrait même, dans ces nombreuses assemblées, distinguer les divers petits groupes qui évitent de s'y confondre. Ce qu’on y cherche, c'est l’éclat et le luxe, non l’intimité. Personne ne voudrait encourir la responsabilité de quelques admissions très-suspectes, ni approfondir les existences problématiques qui circulent dans ces réunions trop accessibles.

La princesse était alors la divinité de ce monde à part : le feld-maréchal Tapanowich l’aidait à en faire les honneurs. Ce militaire était un gros homme, trapu, à moustaches grises. Les souvenirs de l'invasion de 1815 lui étaient familiers : il y avait joué un role comme aide de camp de Kirchakoff. Du reste, ses petits yeux gris semblaient s’être adoucis en faveur de madame Paturot, et il m'honorait de poignées de mains à la tartare qui me disloquaient les articulations. Quand Malvina, retenue par des affaires, restait deux jours sans aller chez la princesse, celle-ci lui dépêchait le feld-maréchal pour l’enlever, comme il le disait, militairement. C’était tantôt un bal, tantôt un concert, une promenade au bois ou une course de chevaux. Ma femme éleva d’abord quelques objections puis elle finit par se livrer tout entière à cette existence nouvelle. Le comptoir fut abandonné ; la surveillance du magasin retomba sur le premier employé, qui obtint de l’avancement et des honoraires proportionnés à ses fonctions. La vie du monde est une besogne incompatible avec d’autres occupations et d’autres devoirs. Ces femmes, que l’on croit oisives, dépensent une incroyable activité et des ressources d’imagination prodigieuses, pour suffire au rôle qu’elles ont librement choisi. Il faut inventer des parures nouvelles, pressentir les rivalités de toilette, les déjouer, remporter des triomphes éclatants, et ne pas s’exposer à des défaites ; il faut avoir l’œil à tout : aux marchandes, si promptes à la trahison, à l’espionnage des soubrettes, à ces mille petites ruses que les beautés à la mode emploient les unes vis-à-vis des autres ; enfin, étudier, connaître à fond la stratégie des coquettes, non moins compliquée que celle de la guerre. Le vulgaire appelle cela des femmes de loisir ; il les calomnie : aucune des servitudes volontaires dont parle la Boétie n’est comparable à cette servitude. En fait de chaînes, les plus lourdes et les moins faciles à briser sont celles que l’on rive soi-même.

C’était dans ce courant que madame Paturot se laissait peu à peu entraîner. Naturelle et bonne fille, elle n’y mit pas d’abord de grands apprêts, se laissa éclipser sans murmure, et se résigna à ne figurer que sur un plan secondaire. Mais peu à peu le spectacle de ces vanités réveilla la sienne ; le contact de ces prétentions altéra le laisser-aller charmant de son caractère : elle devint pincée, jalouse et mauvaise langue. Sa verve de grisette ne l’avait pas abandonnée, et elle s'en servit souvent pour se faire respecter des pimbêches de l’aristocratie du comptoir et de l’atelier. Du reste, une fois livrée au monde, Malvina ne s’appartint plus : nos enfants étaient à la merci des bonnes, la maison de commerce à la garde des employés ; les dépenses du ménage à la discrétion de la domesticité. C’était une anarchie, un désordre complets. Malvina avait à peine le temps de donner audience aux ouvrières en robes et en chapeaux, au joaillier, à la modiste, à la marchande de chaussures. Une partie des journées s’écoulait en courses, et presque toutes les nuits se consumaient en veilles fatigantes. Je succombais à ce nouveau service. Les poëtes, en parlant des femmes, les qualifient volontiers de sexe faible : c’est sexe de fer qu’il faudrait dire. Les voit-on jamais demander grâce au bal ? et quand elles s’y sont démenées, agitées pendant dix heures consécutives, ne sont-elles pas toujours prêtes à recommencer le lendemain ! Sexe faible ! Le sexe fort n’en ferait pas autant.

Nous étions devenus les habitués de l’hôtel Flibustofskoï. Pour sauver les apparences aux yeux des grands noms russes qui fréquentaient cette maison, le feld-maréchal Tapanowich avait pris sur lui de nous anoblir. Les valets avaient le mot d'ordre; on annonçait toujours : Monsieur et madame de Paturot ! Je voulus faire quelques observations au sujet de cette particule d’emprunt ; Malvina s’y opposa, et traita mes scrupules de puérils. En effet, d’autres invités se montraient moins rigoristes, et cette usurpation de titres semblait être la monnaie courante du lieu. Le Tartare ne faisait grâce à personne, la livrée avait reçu à ce sujet des instructions inflexibles. Il fallait s y résigner : j'étais de Paturot. Au bout de quelques jours cela me paraissait sonore et naturel.

La maison de la princesse avait un avantage qui la faisait rechercher de tout Paris : on s'y amusait. La plus grande liberté y régnait ; l’étiquette en était bannie. On y avait organisé un théâtre de salon, ouvert presque à tout venant. Le feld-maréchal exerçait bien une espèce de police ; mais quelques mots flatteurs adoucissaient le Tartare, et le rendaient au sentiment de la civilisation. La troupe se composait des dames les plus décolletées du grand monde, et des jeunes gens les plus susceptibles d'éducation dramatique et musicale. On se formait beaucoup par les répétitions; on se disait, à l’aide du chant et du dialogue, toutes les douceurs imaginables : exercice fort récréatif pour les rares époux légitimes admis à ces études préparatoires ! Quelquefois, lorsque l'intention n'était pas suffisamment sentie par le jeune premier, il fallait revenir à la charge, étudier la scène à part dans le plus strict tête-à-tête, se pénétrer de la situation, entrer dans l’esprit de l’intrigue amoureuse. Là était le triomphe des sujets d'élite, et plus d’un cavalier à barbiche qui avait débuté comme un novice, sortit des mains de ces dames comédien achevé. Madame Paturot choisit son emploi ; elle se voua aux Déjazet et aux rôles culottés. Modestie à part, son succès fut le plus franc qui eût lieu sur ce théâtre, où elle naturalisa, avec une grande délicatesse de dessin, une danse que l'autorité entoure de quelques persécutions.

Désormais le nom de ma femme était inséparable de celui de la princesse. On ne faisait rien à l’hôtel Flibustofskoï sans consulter madame Paturot ; l'influence du feld-maréchal lui-même s'inclinait devant celle-là. Un jour, Malvina, en entrant dans la chambre de la palatine, la trouva fort affairée.

« Que vous venez à propos, ma toute belle, j’allais vous envoyer chercher. Nous allons avoir de la besogne, ces jours-ci.
— Qu'y a-t-il donc ? répondit Malvina.
—Il y a, mon adorable, que le Borysthènes a pris la fantaisie de déborder. J'ai des lettres qui racontent la catastrophe ; c'est à fendre le cœur. Vous avez là une jolie robe.
— Où est ça, le Borysthènes, dit Malvina, qui n'était pas de première force sur la géographie.
— Mais dans nos pays, ma chère; vous ne vous faites pas une idée du désastre ! Des villages engloutis, des troupeaux emportés, une inondation à douze lieues à la ronde ; des familles se réfugiant sur la cime des arbres, des poupons flottant dans leurs berceaux, tout ce qu il y a de plus affreux. Qui vous fournit vos guimpes, mon enfant ? Celle-ci est de bon goût.
— Palmyre. Eh bien, ce Boriscrènes?
— Borysthènes ! ma mignonne, célèbre par une romance de l’empire ; Borysthènes, retenez bien le mot : il devient notre propriété. Nous allons créer une classe d’affligés qui nous appartiendra : celle des inondés du Borysthènes.
— Connu !
— Oui, mon enfant, connu, très-connu ! Il est des salons qui ont accaparé les Polonais, d'autres les réfugiés espagnols, d'autres les pensionnaires de la liste civile. C'est leur bien ; ils ne veulent pas qu'on y touche. Nous aurons les inondés du Borysthènes : voilà une rivière qui ne pouvait déborder plus à propos.
— Au fait, nous n’en sommes pas la cause : c’est Dieu qui fait la pluie et le beau temps.
— Et nous, ma petite, nous allons jouer le rôle de la Providence. Allez, cela fera du bruit. J’ai des plumes dévouées dans les journaux de Paris ; nous remuerons l’Europe. Savez-vous à quoi je m’occupais quand vous êtes entrée ?
— Pas le moins du monde !
— À dresser la liste des dames patronesses. Les premiers noms du globe ! lisez : l’archiduchesse de Poupoulakowen, la margrave de Chiroukalich, l’ambassadrice comtesse de Marmelada, la marquise de Pomparamon, madame de Paturot, etc., etc.
— En effet, c’est bien composé !
— Trente noms comme ceux-là, ma toute belle !!! Les journaux inséreront ma liste. J'y joins quelques femmes de lettres et des épouses de financiers comme assortiment. Le public est si bizarre : il en faut pour tous les goûts.
— Et ensuite ?
— Ensuite, nous aurons des ventes, des loteries, des représentations extraordinaires au bénéfice de nos inondés du Borysthènes ! Il faut que ces malheureux nous bénissent. Nous les inonderons de bienfaits.
— Un bienfait n'est jamais perdu, » dit sagement Malvina.

En effet, les inondés du Borysthènes devinrent bientôt célèbres. La princesse Flibustofskoï les prit ouvertement sous sa protection, et débuta par une tombola à leur profit. Des récits pittoresques parurent dans les journaux, et un artiste en romances en médita, à leur intention, une qui se terminait ainsi :

De vos bienfaits n’arrêtez pas le cours,
Beautés de la moderne Athènes,
Accourez toutes au secours
Des inondés du Borysthènes.

Le chant était plaintif ; il eut un succès prodigieux dans les salons : les larmes coulaient de tous les yeux, et la loterie qui survenait arrachait l'or et l’argent de toutes les bourses. D'un autre côté, des doigts de fée travaillaient sans relâche à de petits ouvrages de broderie destinés à une vente publique dans l'intérêt des inondés. Quand le nombre des objets offerts fut considérable, on créa un ingénieux petit bazar dans lequel s’installèrent des princesses assaisonnées de femmes célèbres dans les lettres et dans les arts. Malheur à l’imprudent qui s'aventurait dans cette enceinte à la poursuite de quelques babioles ! Les Lombards du moyen âge étaient plus accommodants que ces sirènes de la bienfaisance. Elles ajoutaient au prix de l’objet celui des œillades qu'elles prodiguaient pour le vendre, et faisaient sans sourciller de la véritable usure au profit du malheur. Les marchandes étaient belles, la recette le fut aussi : les inondés du Borysthènes y trouvèrent une somme ronde. Madame Paturot se surpassa ; son génie pour la vente se produisit en cette occasion, accru de toute la noblesse du motif. À l’en croire, tous les objets qu’elle débitait avaient été confectionnés par l’impératrice de Russie, et elle les évaluait en conséquence. Elle vendit à un lord une paire de bretelles 150 francs, mais le lord crut avoir sur les épaules un objet sorti des mains de la grande-duchesse Olga.

Les inondés du Borysthènes avaient donc parfaitement réussi. La princesse voulut pousser les choses jusqu’au bout, et leur procurer un festival. Pour cela elle s’adressa à l’artiste breveté qui exécute ce genre de plaisanteries. Après avoir secoué quatre fois sa crinière, l’artiste promit. Billets à 15 francs ; neuf cent soixante et douze exécutants, une messe de mort, et le Combat des Horaces et des Curiaces mis en musique : voilà quel fut son programme court, mais significatif. On prit jour. Tous les cuivres disponibles furent arrêtés à l'avance, ce qui ne devait nuire ni aux instruments à vent, ni aux instruments à cordes.

« Princesse, disait l’artiste, en agitant sa chevelure, je retrouverai pour vous l’hymne de la création perdu depuis le déluge. »

Le jour du festival arriva : les patronesses avaient admirablement opéré, tous les billets étaient placés, la grande société de Paris était accourue. L’artiste n'avait voulu laisser à personne le soin de conduire son œuvre. Il siégeait au pupitre, à cinq mètres au-dessus du niveau des flots de l’orchestre. Dans le périmètre étaient disposés les croque-notes chevelus jugés dignes d’applaudir avec discernement. Lui, cependant, l’artiste, le révélateur musical, l’aigle de la clef de fa, promenait son regard sur l'assemblée, cherchant à rappeler à l’ordre une incommode mèche de cheveux, et s’inspirant d’avance du succès qu’il allait obtenir. Parlez-moi du génie pour infuser de la confiance, et inoculer de l’aplomb : c'est à cette pierre de touche qu’on le reconnaît.

Mais silence, le festival a commencé. La première note est de celles qui firent tomber les remparts d'une ville de Judée. Heureusement, la salle est solide ; elle résiste; la vie est sauve si les oreilles ne le sont pas. La messe funèbre en douze parties s’est passée sans accident ; il ne reste plus à entendre que le Combat des Horaces et des Curiaces. Plus d’une fois j’avais ouï parler d’un procédé imaginé par l’inventeur du festival, lequel procédé consiste à mettre la vie publique et privée en musique. On racontait à ce sujet des anecdotes extraordinaires, entre autres celle qui lui était arrivée dans un restaurant. Ayant à demander un fricandeau à l’oseille, le grand artiste tira un flageolet de sa poche, et se mit à moduler quelques sons :

Ta deri dera ! Ta deri dera !

Le garçon ne s’y trompa point ; il n’hésita pas un instant, et apporta le fricandeau demandé. Voilà comment le génie ferme la bouche aux détracteurs.

Le morceau capital de la soirée était donc le Combat des Horaces et des Curiaces. L’artiste l'aborda du haut de son pupitre, avec tout le sang-froid que lui laissait l’opiniâtre mèche de cheveux vendue à ses ennemis. À mesure qu'il marquait la mesure avec sa tête, cette mèche malintentionnée s’égarait sur son front, dans ses yeux, le gênait, l'aveuglait, lui donnait un aspect ébouriffé et malheureux. N’importe, le combat commence ; attention !

Baoum, baoum, baoum, la la la, tchinn !

Ce qui veut dire que les Horaces, avant de partir pour leur duel, demandent la bénédiction paternelle, le pied droit en avant et les trois glaives à la hauteur de l’œil. Un triolet exprime la douleur des femmes qui assistent â ce spectacle, et un point d’orgue l’inflexibilité du vieillard.

Tra la la la ! la la ra ! la ra la ! pschh !

Les champions sont dans l'arène ; l'un des Horaces vient de succomber ; une sixte diminuée l'indique avec une profonde amertume ; on voit l'autre très-détérioré, tandis que les Curiaces n’ont encore que des blessures légères. Dans un petit solo de violes, le troisième Horace laisse pressentir l'idée du stratagème qui doit le sauver ainsi que Rome.

Tideri ! tiderideri ! la la la la ! boum !

Il ne reste plus qu’un Horace debout contre les trois Curiaces. Rome est fort compromise, comme le témoignent les trombones. D’un autre côté, les ophicléides célèbrent le triomphe des Sabins, non sans y mêler quelques réticences de contre-basse, qui ont l’air de dire : « Rira bien qui rira le dernier. » L’Horace vivant continue à comploter à l’aide des hautbois et des petites flûtes. Il est impossible, au mouvement d'andante sostenuto, de ne pas comprendre que cet homme a son idée, et qu’il ne faut pas trop tôt chanter victoire.

Ti ta ra ta ta ta ! Ti ta ra ta la ta ta !

Le stratagème est en pleine voie d’exécution ; tout le monde en est dupe. Les trompettes à clef chantent la joie des Sabins, les bassons formulent l'indignation des Romains ; mais tout à coup, sur une reprise de clarinettes et un da capo inattendu, la chance tourne. Un Curiace tombe ; coup de tamtam, et fanfares de clairons. Le fifre exprime les cris déchirants de la famille. — Fugue de violons ; le second Curiace mord la poussière. Évidemment le stratagème est des plus heureux ; quelques trilles de flageolet en font compliment au dernier Horace. Ce qui lui reste à faire n’est plus qu’une simple formalité : il marche vers le dernier Curiace, et le massacre avec une rentrée d’altos. Chœur général des Romains, et tutti d’instruments. On entend tirer le canon pour préluder à l’invention de la poudre

Ce morceau, dont je n’ai pu donner qu'une idée très-imparfaite, termina le festival. Le héros de la soirée était encore assis devant son pupitre, mais vaincu par les émotions de l’enfantement, et noyé dans sa mèche de cheveux toujours rebelle. On comprit qu’avec le dernier Curiace le festival était fini. Les croque-notes chevelus, disposés dans les angles de la salle, s’élancèrent vers le maestro pour le porter vers son carrosse, et en dételer les chevaux ; lui pourtant, en génie modeste, se déroba par une porte de derrière, demanda son manteau et ses socques, et alla rédiger l’article de la même main qui avait écrit la partition et tenu le bâton de mesure. Les génies modernes sont ainsi faits : ils cumulent toutes les gloires, et suffisent à tous les devoirs.

Ainsi se passa le grand concert au bénéfice des inondés du Borysthènes.


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