Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-VI : Les chanteurs de salon. — Les trois dixièmes muses.

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VI LES CHANTEURS DE SAL0N. — LES TROIS DIXIÈMES MUSES.

Décidément nous étions lancés dans le grand monde : j’étais devenu l'esclave du soulier verni, et Malvina puisait à pleines mains dans la caisse de la maison de commerce. Comment se produire sans diamants ? il avait fallu des diamants ; sans dentelles ? on avait donné dans les dentelles ; sans fourrures ? on s’était procuré des fourrures. Il en est de la toilette comme de toute passion ; ce que l’on a sert tout au plus à faire ressortir ce qui manque ; un désir assouvi engendre un autre désir. Avec le goût de la parure arrivent d’ailleurs tous les préjugés d’état. Porter une robe deux fois, fi donc ! c’est bon pour des gens de rien. Les parvenus sont surtout intraitables dans ces détails : ils prétendent lutter avec l’argent contre la naissance et contre la supériorité intellectuelle. L’un des soucis de Malvina, l’un des tourments de sa position nouvelle était qu’on ne reconnût sous ses riches atours une grisette endimanchée. Notre coffre payait les frais de cette préoccupation.

Dans l’une des premières soirées où nous parûmes, je ne pus m’empêcher de remarquer un cavalier, pourvu d’un collier de barbe resplendissant et de petites moustaches noires du meilleur effet. Quand il entra, ce fut comme une dilatation générale dans l’assemblée ; un air d’épanouissement anima tous les visages, un sourire courut sur toutes les lèvres. Les dames les plus considérables, les beautés en vogue se levèrent pour aller vers lui, et firent assaut d’empressement. C'était à qui obtiendrait un mot, un regard, un geste. L’objet de tant de prévenances ne s’en montrait pas moins réservé, et s’avançait vers le piano, pour y déposer un rouleau qu'il tenait à la main.

« Voilà, me disais-je, quelque prince du sang, quelque ambassadeur. »

Curieux de vérifier ma conjecture, je me penchai vers un voisin, et le priai de me fixer sur la position sociale de cet heureux mortel.

« Ça, me répondit-il, c'est le célèbre Triffolato, l’empereur de la romance plaintive. Vous allez l’entendre détacher du Schubert et du Concone. Il jouit d’un re de tête dont toutes ces dames sont folles. »

En effet, l’artiste poussa au piano l'accompagnateur qui lui servait d’esclave, appuya une main sur le bois de l’instrument, de manière à se procurer la pose d'un Antinoüs mélancolique, passa quatre fois la main dans sa chevelure, roula des yeux amoureux à l’intention des cent quarante-trois dames qui émaillaient le salon, puis, sur un mode suave, il chanta :

Plaisir d'amour avait charmé ma vie,
Tourment d’amour va bientôt la finir.

Le silence le plus profond régnait dans l’assemblée ; le babil était généralement suspendu. Aussi le chanteur semblait-il triompher. Chaque note sortait avec une grande sûreté d’intonation ; la voix était parfaitement posée. Des acclamations, des extases, des larmes saluaient l’artiste, qui n’en paraissait ni plus ému ni plus fier. Quand il eut exécuté deux ou trois romances, il rassembla sa musique éparse, fit deux révérences, et se déroba à l’enthousiasme universel.

« Bravo ! Triffolato, criait-on de toutes parts, bravo !
— Quel talent modeste ! dis-je à mon voisin.
— C’est qu’il est attendu à dix heures chez la duchesse de Mirasol. Il a gagné ses cent écus ici, il va en gagner autant ailleurs. En pressant un peu le mouvement, il peut faire quatre salons par soirée. Total, douze cents francs.
— Peste ! dis-je, voilà des roulades hors de prix. »

À peine avais-je achevé ces mots, qu’une seconde entrée attira l’attention de la compagnie. C’était encore un cavalier fort agréable, joli brun comme l’autre, moustaches noires comme l’autre, un cahier sous le bras comme l’autre. Le même mouvement se produisit parmi les éIégantes, et le nouveau venu ne se montra ni moins froid, ni moins majestueux que son devancier.

« Pour le coup, dis-je à mon voisin, voici au moins un duc et pair.
— Ça, répliqua mon voisin, cest l'illustre Muscardini, le prince de la romance bouffonne. Vous avez entendu tantôt Jean qui pleure, vous allez entendre Jean qui rit. Celui-ci possède un temps de hoquet qui précipite parfois ces dames dans une hilarité compromettante. »

Muscardini s’approcha gravement du piano, préluda par les mêmes poses, les mêmes roulements d’yeux que Triffolato, puis, au dernier accord de la ritournelle, il décomposa son visage le plus habilement du monde, et partit :

Nous avons t-y ri ! nous avons-t-y bu !

et cœtera. C'était une chanson normande : l’accent, l’intention, rien n'y manquait, on eût dit un herbager des environs de Falaise. Le succès fut prodigieux : mais le chanteur ne s’arrêta pas en si beau chemin, il passa de romance burlesque en romance burlesque, et alla jusqu'à la ventriloquie. La gaieté était au comble, quand tout à coup Muscardini disparut : il avait épuisé son répertoire.

« Encore cent écus de gagnés, me dit mon malicieux voisin ; il a assez de nos applaudissements, il va chercher des bis ailleurs.
— Quel précieux talent !pensais-je ; parlez-moi de montrer le blanc des yeux en chantant et de cultiver la chanson comique : voilà des positions sociales ! »

Je m'imaginais en être quitte pour une fois. Hélas ! je connaissais peu les chanteurs de salon. Quelque part que nous missions les pieds, nous étions sûrs de voir paraître le célèbre Triffolato et l’illustre Muscardini. Triffolato exécutait son Plaisir d'amour, Muscardini mimait son Nous avons-t-y ri ! Partout je retrouvai les mêmes notes, les mêmes points d'orgue, les mêmes fioritures, les mêmes effets ou larmoyants ou bouffons. Triffolato se passait la même main dans les mêmes cheveux, montrait le blanc des mêmes yeux, prenait la même pose mélancolique sur le même bras. Muscardini reproduisait les mêmes contorsions, le même accent, les mêmes gestes ornés de la même ventriloquie. La leçon était si parfaitement apprise, que l’artiste se fût fait un scrupule d'y changer un iota. Aussi, au bout d'un mois de ce régime, avais-je suffisamment du Muscardini et du Triffolato. Quand l'un commençait à rouler la prunelle, l’autre à composer son masque, je m'esquivais prudemment pour aller visiter le buffet ou tenter la diversion d'un whist à un louis la fiche.

Le premier hiver que nous passâmes dans ces fêtes fut pour moi une suite d'expériences. J'avais souvent entendu parler de ces femmes qui plongent leurs peines de cœur dans des flots d’encre, et versent sur le papier les trésors de pureté et de grâce que renferme leur imagination. Je n'ignorais aucune des railleries qui s’attachent à cette vocation, et les quolibets dont on l'a poursuivie. Faut-il avouer ma faiblesse ? Je suis de ceux qui ne refusent aucun droit aux femmes, et lui signeraient des deux mains ce qu’on appelle leur émancipation. Pourquoi les réduire à reprendre par la ruse le terrain que la force leur enlève ? Chez moi Malvina était souveraine ; elle eût voulu se faire tambour-major, que j'eusse passé condamnation sur ce goût dépravé.

Je comprends donc qu'une femme écrive, si tel est son plaisir, et encore mieux que le public la siffle et la honnisse si elle écrit des sottises ou des inconvenances. En toute chose l’antidote est près du poison.

Ce fut donc avec un vif sentiment de satisfaction que je vis arriver une soirée littéraire organisée par la princesse Flibustofskoï avec le goût et le tact qui ne l'abandonnaient jamais. Les plus grands noms des lettres et des arts avaient promis de s'y trouver, et, pour rendre cette fête à jamais mémorable, la palatine avait imaginé un tournoi entre trois femmes poëtes les plus célèbres du temps. Chacune d’elles devait improviser un morceau, comme Corinne sur le Capitole. Il était d’ailleurs convenu qu’on ne choisirait pas entre elles, mais qu’on les couronnerait en masse et indistinctement. Il fallait éviter le conflit des amours-propres et le choc des lyres.

La fête eut lieu, et elle fut magnifique. Impossible d'en décrire l'éclat et l'originalité. Cette rencontre, sous les mêmes bougies, des plumes les plus connues et des imaginations les plus fécondes, avait tous les caractères d’un congrès. Les écoles s'v confondaient comme les genres, les poétiques les plus opposées s'y donnaient la main. La fraternité du punch et des babas avait radouci les esthétiques les plus farouches ; l’art chevelu n’était plus autant sur sa barbe, l'art bien peigné avait mis son gazon de travers. Bref, c'était un de ces rares et fugitifs moments dans lesquels les partis désarment : il eût été possible d'en faire surgir l'harmonie et le phalanstère de l’art. Personne n’y songea, tant la princesse avait multiplié les distractions liquides et solides. Cette heure si vite envolée ne se retrouvera plus : on sait que l’occasion est chauve.

Cependant l’effervescence de la consommation ne put faire complètement oublier le bouquet de la fête. L’art chevelu lui-même remit après le tournoi ses derniers projets contre l'alcool du lieu, et demanda, avec la férocité qui lui est particulière, les têtes des trois improvisatrices pour les couvrir d’hommages et d’applaudissements. On dressa une estrade, sur laquelle montèrent les trois Corinnes, I’une en costume grec, l'autre dans les atours du moyen âge, la troisième en pantalon à la turque.

Ce fut la Corinne au costume grec qui commença. On eût dit une Minerve, tant le regard était viril, la pose assurée. La chevelure noire, ramassée avec art, ressortait avec plus d'éclat sous un bandeau de perles fines, le vêtement se composait d'une tunique admirablement drapée, des bracelets d'or, richement ciselés, étaient le seul accessoire de la toilette. Les bras étaient nus et merveilleusement beaux ; le visage et le buste offraient la réunion des plus heureuses lignes de statuaire. Cette magnifique personne se leva, saisit sa Iyre, et modula les sons suivants :

À CES PALTOQUETS DE JOURNALISTES,
STANCES.

De vous, ô mirmidons ! je ferai table rase.
Regardez ce talon : faut-il qu'il vous écrase
Comme le dernier des roquets ?
Impunément, messieurs, croyez-vous qu'on nous vexe !
Vous crossez le bas-bleu, vous taquinez le sexe :
Vous n’êtes que des paltoquets.

« Bravo ! bravo ! » dit l’assemblée à la ronde.

Encor, si vous étiez des sapeurs de l'empire,
Des chasseurs de la garde, houssards, ou même pire,
Soldats de Foy, de Masséna !
Mais vous n’êtes, hélas ! rien que des pas grand’chose.
Et vous n’avez franchi, troupiers à l'eau de rose,
Pas la moindre Bérésina!

« Admirable !» s’écria-t-on de toutes parts.

La deuxième Corinne se leva. Elle était vêtue comme une Berthe ou une Marguerite de Navarre. Sur le tabouret qui la voisinait, reposait un grand, un profond géomètre, occupé en ce moment à observer les astres, notamment celui qu’il avait sous les yeux. L'improvisatrice nouvelle était plus mélancolique que l’autre ; on pouvait lire sur son visage les ravages de la poésie et l’empreinte de la pensée. Sous sa robe de brocart, elle produisait un effet incomparable. Le géomètre illustre ne la perdait pas de vue, et elle tenait son regard d’inspirée fixé sur son géomètre. Debout, elle passa la main sur son front. se recueillit pendant quelques minutes, pinça son téorbe. et récita :

QUIMPER-CORENTIN, MA PATRIE.

En bas, chacun chante
L'objet qui l’enchante :
C'est un fait certain.
Mon idolâtrie
Est pour ma patrie,
Quimper-Corentin.

« Ah ! bien ! » dit I’assemblée.

À MON GÉOMÈTRE.

O mon géomètre,
Mon prince et mon maître,
De mon œil je voi
Dedans vos yeux sombres
Scintiller les nombres
Qui cherchent leur loi.

Que je vous honore,
O grand Pythagore,
Newton aux doigts nus !
Car, grâce à vous, j'use
De l'hypoténuse
Et du cosinus.

« Divin ! s’écria l'assemblée, charmante allégorie ! »

La troisième Corinne se leva ; elle portait une cravate rouge et un gilet broché. Il m’en souvient encore : elle était assise auprès de madame Paturot. Sans s’inquiéter de l'auditoire choisi qui l’entourait, elle tira un briquet de sa poche, une pipe d’écume de mer et une bourse à tabac. Avec la même tranquillité, elle chargea son calumet, l’alluma au moyen du classique amadou, exhala quelques bouffées et improvisa ce qui suit :

FRAGMENT.

« O fumée de la pipe, tu manquais aux femmes, comme les femmes te manquaient ! Deux peuples « contemplatifs ont adopté la pipe, sans acception de sexe : le fanatique musulman, le grave Espagnol. Barbarie « sans nom ! despotisme dépourvu d'intelligence ! on ne veut pas que la Française cultive la pipe, ce « délassement de l’âme indulgente et méditative ! On craint sans doute que dans ces spirales de fumée elle ne « retrouve le souvenir d'amours fugitives et de passions évanouies ! on lui refuse l'usage du caporal et « l’exercice du brûle-gueule ! ô oppression ! ».

À cette improvisation si hardie et si nouvelle, un frémissement d’enthousiasme parcourut l’assemblée. L’art chevelu, qui était en nombre dans le salon, poussa des cris frénétiques et se précipita en même temps sur les plateaux de liquides, qui reparaissaient à l’horizon. On voulait organiser une ovation pour la Corinne qui venait de venger avec tant de verve une institution éminemment sociale, celle de la pipe ; mais elle, avec cette indifférence et ce dédain particuliers aux talents qui ont la conscience de leur force, ne prit pas seulement garde à ces témoignages d’admiration bruyante. Elle se contenta de se tourner vers ma femme, qui était toujours assise à ses côtés :

« Veux-tu une cigarette, madame Paturot? lui dit-elle.
— Merci ; je ne fume plus,» répondit très-convenablement Malvina.


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