Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-VII : Les hostilités d'un herboriste. — Un procès. — Paturot commandant.

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VII LES HOSTILITÉS D’UN HERBORISTE. — UN PROCÈS. — PATUROT COMMANDANT.

J'ai déjà parlé de mon ennemi l'herboriste : à cette qualité d’ennemi, il joignait celle de voisin. La jalousie dévorait cet industriel, et fomentait sa haine. Il ne pouvait me pardonner les équipages qui s’arrêtaient à ma porte, les brillantes recettes qui roulaient sur les tables de mon comptoir, les toilettes de ma femme, la beauté et la santé de mes enfants. Tout le temps que lui laissaient la mélisse et la valériane, il l'employait à espionner le mouvement de mes affaires, mes démarches, mes distractions et mes plaisirs. L’envie est si ingénieuse que cet homme était parvenu à connaître, jusque dans les moindres détails, ce qui se passait dans ma maison. Il savait quels jours j’étais de garde, de quoi se composait mon ordinaire, et quel était mon état de santé. Cependant nos deux industries n’auraient pas dû se porter mutuellement ombrage : la bourrache pouvait sans déchoir fraterniser avec le tricot, la scabieuse n’avait aucun motif sérieux d’en vouloir à la futaine. Le seul point de rapprochement de nos articles consistait en un service réciproque : ma flanelle absorbait les sueurs que provoquait l'assortiment de mon voisin. C’était le cas de s’en féliciter et d'en rendre grâce à la nature ; mais la jalousie est un mal qui dérange la tête en même temps qu’il ronge le cœur ! Cet homme était presque fou : il me le prouva.

Pour défendre le magasin contre les ardeurs du soleil, Malvina avait imaginé une petite tente extérieure du meilleur goût, dans le genre de celles que l’on nomme marquises. Cette tente se roulait sur un cylindre en bois, et, au moyen d’une crémaillère, se déployait à volonté : un petit mécanisme lui donnait plus de mobilité que n'en ont d’ordinaire ces sortes d’auvents, et en rendait la manœuvre extrêmement facile. L’ensemble se distinguait, d'ailleurs par une élégance rare, et plusieurs détaillants des environs s'empressèrent de copier ce modèle. Or, cette tente avait le privilège de rendre I’herboriste furieux ; plus d’une fois, je le surpris à la regarder d’un air consterné, et les employés du magasin eurent souvent à repousser une exaspération qui se traduisait en voies de fait. Pour dégrader les franges de mon appendice lorsque le vent les agitait, mon voisin prodiguait sur sa devanture les guirlandes de plantes épineuses, qu’y jouaient le rôle des haies vis-à-vis de la toison des troupeaux. Il fallait renouveler souvent cette partie de la bordure, et j'aurais pu, à la rigueur, me plaindre de cette méchanceté gratuite. Mon amour pour la paix me fit fermer les yeux.

Cette longanimité enhardit mon adversaire ; sa colère s'accrut de mes dédains, et de la violence qu'acquièrent les passions sourdes et silencieuses. Notre tente était le cauchemar de cet homme ; elle empoisonnait ses jours ; elle troublait ses nuits. Debout sur sa porte, les bras croisés, il la foudroyait de ses regards. Une pareille préoccupation nuisait même à son petit commerce. Il le comprit enfin, et résolut de terminer la lutte par un coup d’éclat. Un soir, un huissier laisse à mon adresse un de ces grimoires sur timbre que, par euphémisme, on nomme des exploits. Je le prends, et au travers d’un formulaire aussi puéril que barbare, je cherche à démêler ce que me veut cette pièce, et au nom de qui elle m’est envoyée. C'était à n’y pas croire. L'herboriste m'assignait devant le tribunal de première instance « pour me voir « condamner (je copie le papier timbré), aux termes des articles 1382 et 1383 du code civil, à « 4,000 francs de dommages et intérêts, en réparation du dommage causé au requérant par « une tente indûment déployée devant la porte de son établissement, sans préjudice du « dommage courant et de toutes les répétitions que le requérant pourrait avoir à exercer « contre ledit défendeur, etc. » Pour justifier celte prétention de 4,000 francs d’indemnité, l’herhoriste offrait de prouver par ses livres que, depuis six mois, il avait vu sa vente décroître d'une manière considérable, circonstance qu’il ne pouvait attribuer qu’à l'obstacle élevé entre son magasin et la vue du passant, et à une foule d’autres intrigues qu’il se réservait d’énumérer à l'audience.

Jamais plus singulier procès ne fut imaginé ni tenté. Les objets qui font saillie sur la voie publique étant une affaire de police, mon adversaire aurait dû avoir recours, en cas de grief fondé, à cette juridiction ; mais il craignait mon influence et avait le sentiment de sa faiblesse. Nous étions d'ailleurs parfaitement en règle. C’était donc un mauvais procès ; cependant, c’était un procès. Les meilleurs se perdent si facilement ! Je tournai d’abord la chose en plaisanterie, et ne commençai à m'en inquiéter que lorsque le jour de l’audience fut proche. Alors je réfléchis. Riche et considéré, il me répugnait d’engager une lutte avec un homme que je regardais comme très-au-dessous de moi, d’abuser de ma force, d’écraser ce grain de sable ; il me semblait digne et noble d’user de générosité, d’aller au-devant d’un arrangement. En cela, je ne me rendais pas entièrement compte du sentiment qui m'animait. Paraître en justice est toujours une chose grave, quand on ne traite pas la procédure comme une distraction et la chicane comme un moyen d’hygiène. Il est des gens, plus rares de jour en jour, qui plaident pour plaider, et à qui cette vie de récriminations publiques, d’embûches judiciaires, cause les plus douces émotions. Une course au palais après déjeuner est pour eux un élément essentiel de digestion ; et, s'ils n’avaient pas une partie adverse pour maintenir dans un certain équilibre l’économie de leur appareil bilieux, ils seraient promptement atteints d’une maladie aux hypocondres. Dieu merci, j’étais d’un tout autre tempérament, et j’évitais, autant que possible, les malentendus de la justice humaine.

Dans cette disposition d’esprit, j’inclinais à terminer cette affaire à l’amiable. Mon adversaire avait choisi un avocat qui jouissait d’une certaine célébrité. On le disait taquin, mordant et spirituel ; mais il devait à son nom autant qu’à son rang, je le croyais du moins, de ne pas envenimer un procès où la partie la plus fondée en droit tenait à faire preuve d'un caractère conciliant. J’allai donc trouver le praticien, qui me reçut dans un vaste et beau cabinet. Je me nommai : il m’accueillit avec une politesse exquise. C’était un homme d'une grande taille, dont la physionomie, vulgaire et disgracieuse dans l'ensemble, s’animait de temps en temps d’une finesse railleuse et d’un sourire acéré. Je lui exposai l’objet de ma visite, et il parut entrer dans mes vues avec une chaleur, une sincérité qui me touchèrent ; il me demanda seulement vingt-quatre heures pour en conférer avec son client, et ne mettait pas en doute que l’affaire ne fût assoupie. Du reste, sans y être obligé, il se répandit en compliments, se félicita de l’incident qui lui procurait ma connaissance, rendit justice à la noblesse de mes sentiments ; enfin, me combla de prévenances et de protestations.

« Voilà un homme bien poli, » me dis-je, pendant qu’il me reconduisait jusque sur l’escalier.

Je crus celle petite affaire arrangée, et, dans l’intérêt de mes relations de voisinage, je m'en applaudissais. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise, quand, le lendemain, je reçus un billet du célèbre praticien, dans lequel, après les excuses d’usage, il m'annonçait qu’il n'avait pu réussir dans la négociation dont je l’avais chargé ; que son client s’était montré intraitable, et voulait courir les chances d'un débat judiciaire. Je n’avais plus de temps à perdre : la cause devait être appelée dans le cours de la semaine, et je ne voulais pas, en demandant une remise, avoir l’air de reculer devant une attaque aussi puérile qu’injuste. La défense était d’ailleurs des plus simples, et je pensais que quelques explications des deux côtés suffiraient pour mettre le tribunal en mesure d’apprécier les faits. Je ne connaissais pas les avocats et leurs ressources.

Au jour fixé, nous étions tous au palais et dans la salle du tribunal. L’avocat de la partie adverse m’avait salué, mais très-cérémonieusement, et comme un homme qui se tient sur la réserve. La cause ayant été appelée, il prit la parole, et, dans un exorde où l'essor de la voix était évidemment ménagé, il chercha à faire ressortir la nécessité de protéger les petits contre la poursuite des grands, les faibles contre l’oppression des forts. Il rappela que l’institution de la magistrature avait surtout ce précieux caractère qu’auprès d’elle les rangs disparaissaient, les fortunes se nivelaient, et que le dernier des citoyens y trouvait appui et justice. Là-dessus, remontant à l’antiquité, il prouva que tel avait toujours été le rôle des archontes, des sénateurs, des cadis musulmans et des parlementaires français, et que jamais un homme, fût-il soupçonné d'être herboriste, n'avait été mis hors du droit commun. Du reste, poursuivait-il, la profession d’herboriste est humble, mais honorable : elle remonte à Pline l’Ancien, si malheureusement calciné pour avoir cueilli un rhododendron dans le cratère du Vésuve. Linné était herboriste ; le grand Averroès l’était aussi : deux herboristes sont morts en juillet pour la défense des lois.

Jusque-là il n’y avait rien à dire : le défenseur gagnait loyalement ses honoraires, en faisant l’éloge de la profession et de la personne de son client. Mon avocat devait lui répondre par un panégyrique en règle de la bonneterie : c'était dans l'ordre. Mais la plaidoirie de notre adversaire me réservait une épreuve plus grande. À un instant donné, cet homme, que j’avais vu si poli chez lui, si prodigue de prévenances que je ne lui demandais pas, se retourna vers moi en me lançant des regards irrités :

« Qui êtes-vous, vous qui nous opprimez ? s écria-t-il ; vous à qui nous pouvons dire ce « que disait un philosophe de l’antiquité à un potentat de son époque : — Ôte-toi de mon « soleil ! — Oui, qui êtes-vous, pour enlever ainsi au pauvre le pain qu’il gagne à la sueur de « ses plantes médicinales ? Qui êtes-vous ? je le répète. Vous êtes Paturot. Ne craignez rien, « je vous ménagerai : vous avez tout à attendre de ma modération et de mon indulgence. Je « ne dirai pas que vous êtes des intrigants à qui rien n'a coûté pour obtenir l’épaulette « citoyenne ; que vous avez eu une jeunesse orageuse pour ne pas la qualifier plus « durement ; que vous avez appris l’art de faire fortune dans les coupe-gorge de la « commandite. Non, je ne dirai pas cela ; je veux vous ménager, vous, Paturot, qui ménagez si « peu les autres. J’oublierai ce que la réputation du quartier paisible où vous résidez a parfois « à souffrir des habitudes irrégulières de votre ménage, ce que cause de dommages aux « industries honnêtes le stationnement de certains équipages, ce qu’occasionnent « d’insomnies aux laborieux locataires de la maison des rentrées bruyantes au milieu de la « nuit, des fêtes trop fréquentes, un train et un étalage de parvenus! Tout cela est dans la « cause, et pourtant je n’en dirai mot. En attendant, monsieur, au milieu de votre inconduite « et des déportemenls de ce qui vous entoure, la bourrache souffre, la scamonée se plaint, la « digitale dépérit, la violette se fane, le salep et le sagou marchent vers une décadence « irréparable. Quatre mille francs pour tout cela, monsieur Paturot ; mais ce n’est pas un « centime par genre de plantes. Monsieur Paturot, monsieur Paturot, ajouta-t-il avec des yeux « enflammés de colère, au moment d’achever, permettez-moi de vous mettre en présence de « votre conscience, si tant est que cet organe n’ait pas été détérioré chez vous par une longue « inactivité, s’il n’est pas dans la situation dont parle Horace : Illi robur et œs triplex, c’est-à-« dire cuirassé d’un triple molleton. Oui, j’en appellerai à votre conscience, pour réparer les « torts que vous avez faits à une famille entière de simples, dont les relations à votre égard ne « s’étaient jusqu’ici manifestées que par des liniments onctueux et des émulsions « bienfaisantes.

« Je demande une enquête. »

Ainsi parla le prodigieux praticien.

Certes, je suis un homme pacifique et patient s'il en fut ; je sais me contenir et me combattre. Eh bien, j’aurais dans ce moment assené, avec une satisfaction ineffable, un royal coup de poing à cet histrion, qui venait de jouer la comédie à mes dépens et de faire de l’éloquence sur mes épaules. Mon avocat riposta et accabla l’herboriste : mais les blessures faites de ce côté ne réparaient pas celles que j’avais reçues, et il fallut sortir de là en gardant sur le cœur le poids de tant d’outrages. Depuis ce temps, j’ai vu de près les hommes de loi, et j’ai pu me convaincre que ce genre de procédés, loin d’être une exception, constitue au contraire la règle. On vante quelquefois les bienfaits de l'association des avocats et d’un régime qui semble avoir survécu à la grande défaite des privilèges. Il faudrait ajouter que c’est cet esprit de corps qui a maintenu au sein du barreau les plus déplorables habitudes de la basoche, ces discours décousus qui se composent d’interminables redites, ce débordement d’injures indignes d’une époque civilisée. Peut-être appartiendrait-il aux magistrats de mettre un terme à ces écarts, et d’imposer des pratiques plus honnêtes et plus calmes. La plaidoirie ne saurait être le pugilat de la parole, et les libertés de l’improvisation ne doivent pas aller jusqu'à l’invective. Souffrir que des deux côtés on traîne les parties sur la claie, ce n'est pas respecter le droit de la défense, c’est dégoûter de la justice.

Le résultat de l’affaire fut ce qu’on devait en attendre : le tribunal débouta l’herboriste. L’exaspération de cet homme s’en accrut ; il s attacha désormais à mes pas, résolu à ne me laisser ni repos, ni trêve. Je voulus reprendre les choses au point ou elles en étaient avant l’audience ; je lui fis faire de nouvelles propositions d’indemnité. Il refusa obstinément : la blessure était trop profonde. J'avais à mes côtés un ennemi farouche, implacable, dont la haine s’accroissait de toutes les prospérités, de tout l’éclat de ma maison. Cette situation était intolérable : je me déterminai à en sortir. Oscar m’avait souvent parlé d’un architecte de ses amis qui désirait ardemment que je misse son génie à l’épreuve. C’était encore un artiste chevelu : il devait m'exécuter une habitation dans le goût du moyen âge, avec fenêtres à ogives, décoration extérieure à dentelles, clochetons, sculptures gothiques, goules, salamandres et gargouilles. Son devis portait à deux cent mille francs la somme nécessaire pour ce chef-d’œuvre. Depuis longtemps j'hésitais : je craignais les mécomptes, je voulais éviter d’engager des fortes sommes dans des constructions presque toujours improductives. Les persécutions de l’herboriste me décidèrent. Jaloux de m’affranchir de cet importun voisinage, je dus saisir un prétexte aussi naturel pour changer le siège de mon établissement. La maison moyen âge fut commandée, et l’architecte chevelu mit la main à l’œuvre.

Il me restait encore le service de la compagnie modèle, dont mon impitoyable herboriste se montrait l’esclave très-assidu. Je le retrouvais sur ce terrain, me poursuivant de ses œillades furibondes, et ourdissant contre moi des complots ténébreux. Le coquetier et le plumassier, blessés des reproches que j’adressais à des ventres de plus en plus déplorables, passèrent dans le camp ennemi. Les anciens partisans du facteur aux huîtres se réunirent à ce groupe de mécontents, et j’eus bientôt vingt-neuf voltigeurs contre moi. C’était une minorité imposante, et je craignais que ma popularité n’en fût ébranlée. Le zèle s’en ressentait déjà ; on était moins susceptible en matière de fourniment, moins sévère sur l'uniforme. Je n’osais punir, de peur de grossir la tempête. L’instruction négligée redevint ce qu’elle était avant la régénération de la compagnie ; nos alignements perdaient à vue d’œil, et le maniement des armes offrait des lacunes affligeantes. J’assistais avec douleur à cette décadence irrémédiable.

Un incident heureux me délivra de ce souci et de cet embarras. Le chef de notre bataillon venait de mourir ; il s’agissait de lui donner un successeur. Oscar n’hésita pas à me conseiller de me mettre sur les rangs. La compagnie avait naguère jeté quelque éclat ; on savait quelle figure elle avait faite entre mes mains, quel parti j’en avais tiré. Cela m’avait posé dans la légion ; mon nom y avait fait du bruit. L’élection se présentait donc avec des chances favorables : il suffisait d’y aider un peu. Du reste, l’état-major du Carrousel me connaissait ; il avait pu, en diverses occasions, se convaincre de la pureté de mes opinions politiques. Quand je parlais de Sa Majesté, c’était avec une effusion qui parlait du cœur ; je professais pour toute la famille royale une vénération, un dévouement sans bornes. Debout à la première alerte, j'avais conduit plus d'une fois ma compagnie à l’émeute, et commandé même des bivacs dans l'intérêt de l'ordre public. Je m'étais, en toute occasion, prononcé contre les factieux, de quelque masque qu'ils se couvrissent ; je votais pour le candidat ministériel et recevais le Journal des Débats. C'étaient là des titres.

Aussi le Carrousel appuya-t-il ma candidature. Oscar retrouva également ce génie électoral qu’il possédait à un bien autre degré que celui de la peinture. On mit en jeu toutes les influences usitées en pareil cas, les grands et petits moyens, la stratégie ouverte et la stratégie souterraine. De nouveau, le succès couronna nos efforts : la graine d’épinards me fut dévolue à une belle majorité. Mais qu’est-ce que la graine d’épinards si le ruban rouge ne la relève pas ? On fit encore un petit effort, quelques démarches, et ma poitrine fut émaillée de l’étoile des braves.

J'étais commandant et décoré !!! L’herboriste n’avait plus qu’à se noyer dans une infusion de patience.


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