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Commandant et décoré, je voyais un nouvel horizon s’ouvrir devant moi. Tant que je n'avais eu sous mes ordres qu’une compagnie pure et simple, mes relations avec le château n’avaient pas dépassé la limite d’un déjeuner ou ambigu que présidait le gouverneur, M. de Castries, et qui se servait dans une salle du rez-de- chaussée près de l’Orangerie. Quand je fus à la tête d’un bataillon, le privilège gastronomique s'accrut avec le grade : je montai d’une ou deux cuisines, et me trouvai, les jours de grande garde, assis à la table de Sa Majesté le roi des Français. Ce fut pour moi un vif sujet d’orgueil ; et même aujourd’hui que toutes mes illusions se sont envolées, le souvenir de convives illustres et de coulis recherchés berce et console singulièrement mon estomac et ma mémoire. Le malheur ne m’a point rendu ingrat.
Il est des folliculaires qui se sont plu à répandre, sur l’ordinaire du château, de sottes et monotones accusations. À les entendre, le service de la table s’y fait d’une manière parcimonieuse, et il n’est sorte de détestables plaisanteries qu’ils n’aient imaginées à ce sujet. Certes, je ne suis point avide de supplices ; je n’ai ni du sang de Néron dans les veines, ni du fiel de Marat dans les vésicules ; mais, pour l’exemple, j’aurais voulu voir monter sur l’échafaud un de ces mauvais plaisants qui poussent chaque jour à la haine et au mépris de la bouche de Sa Majesté. Si encore ils en parlaient avec connaissance de cause ; s’ils s’étaient seulement approchés un jour, une heure, de cette table qu'ils dénigrent ; s’ils avaient humecté leur gosier de ce bourgogne velouté, de ce latour incomparable ; s’ils avaient joui du spectacle de ce menu, de la somptuosité de cette ordonnance ; cultivé ces rôts et ces entremets ; passé en revue le gibier, la volaille et la marée ; apprécié ces hors-d’œuvre et pratiqué ces sucreries ; s'ils s’étaient initiés, par le plus léger contact, avec ces merveilles de la cave et de l'office, on pourrait croire à leur bonne foi et plaindre leur goût, les supposer insensibles à la délicatesse de la cuisine française par suite d'un appétit immodéré de biftecks humains, et les renvoyer à leurs véritables amphitryons, les rois cannibales de la mer du Sud. Ils mangeraient les autres ou on les mangerait, ce qui est d'une politique très-expéditive. Mais ils ne peuvent pas même, les malheureux, invoquer cette excuse, se retrancher derrière la dépravation de leurs organes; car les produits qu’ils calomnient, ils n'y ont jamais touché, ils en ignorent la saveur et le parfum, ils poursuivent de leurs quolibets des condiments qui les fuiront toujours, des liquides qui ne s’approcheront jamais de leurs lèvres. Voilà pourtant comme on écrit l’histoire ! Tout à l’heure je parlais de l'échafaud : cette peine est trop douce pour de pareils criminels. Plus d'une fois je me suis demandé si Louis XVI et Malesherbes n’ont pas prématurément supprimé la torture. Il est vrai que de leur temps l'audace des écrivains n'allait pas jusqu’à la dépréciation systématique de la table royale ; cet excès de plume nous était réservé.
Je n’avais paru que deux fois au couvert de Sa Majesté le roi des Français, et déjà j’étais remarqué. Un air d'émotion bien sentie, une attitude pleine de respect, quelques paroles où éclatait le dévouement le plus vif, suffirent pour me signaler à l’attention de mes augustes hôtes. Je regrettais qu'il ne me fût pas permis de cogner trois fois mon front contre terre, comme on le fait devant l’empereur de la Chine, de baiser la botte vernie de mon souverain, comme c’est d’usage envers le pape, de marcher sur le ventre, comme le veut l’étiquette usitée à la cour du Grand Lama. J’avais la bosse de la vénération, et mon visage respirait ce sentiment. Il me semblait que la cour s’était résignée à une simplicité trop démocratique, et que cela devait lui faire du tort dans l’esprit des populations. J'aurais voulu plus de faste, plus d’apparat, quelque chose de cette magnificence que Louis XIV déploya devant les ambassadeurs du roi de Siam, de cette prodigalité orientale qui distinguait le calife Haroun-el-Raschid ; je ne pouvais contenir mon indignation quand je songeais à l'allocation mesquine que les chambres ont votée à la couronne comme on le ferait pour une adjudication ou pour un service au rabais. Au corps de garde et en d’autres lieux, je traitais ces procédés parlementaires de sordides et d’inconvenants, je me prononçais d’une manière ouverte pour le droit illimité que devait conserver le monarque de puiser dans le trésor public pour lui et ses enfants, en ne consultant que les exigences de la représentation et l'éclat du trône. Le tout conformément a I’économie politique du détaillant de Paris, qui dit que le luxe de la cour fait aller le commerce.
J’ignore si mon zèle eut des échos, mais il me fut facile de voir que je gagnais du terrain : on m’accueillait au château avec des sourires de bon augure. Une faveur bien plus grande vint m’enorgueillir : au premier grand bal, nous reçûmes une invitation, madame Paturot et moi. Ce fut une révolution dans la maison ; mon voisin l’herboriste en eut la fièvre. Paraître à la cour était un rêve que Malvina caressait depuis longtemps, sans oser s’y abandonner. Quel honneur et quel triomphe ! La cour ! que de souvenirs se rattachent à ce mot ! Comme il exhale un parfum d’aristocratie et de grandeur ! La cour, c est-à-dire I’endroit où I’on marche de pair avec les Montmorency et les Noailles, les la Trémouille et les Rohan ! Déjà je songeais à mon blason et composais mes armoiries. En sa qualité de peintre ordinaire de Sa Majesté, Oscar trouvait toujours le moyen de se faufiler dans ces cérémonies. On le connaissait à la liste civile pour l'un des rapins chevelus qui exécutaient des portraits du roi à l’usage des mairies du royaume. Oscar en avait badigeonné cinquante-quatre, ce qui lui avait valu le titre dont il était si fier. Dieu sait de quels tons de chicorée il avait chargé les visages de Sa Majesté ; mais, pour des copies payées à raison de 42 fr. 50 c. la pièce, on ne pouvait pas se montrer difficile sur la couleur. La passion d'Oscar pour le vert ne lui avait donc fait aucun tort auprès de la liste civile, qui l’honorait de loin en loin de quelques billets. Quand il sut que nous étions invités, sa joie fut au comble. J'étais décidé à très-bien faire les choses. On m'avait dit que l'habit français réussissait à la cour : je voulus avoir un habit français ; j'y ajoutai l'épée avec garniture en acier et le chapeau monté. Le peintre se chargea de la commande, et par la même occasion, il s’équipa complètement. Malvina, de son côté, n’était pas inactive, et préparait une resplendissante toilette. De huit jours, il ne fut question que de cela dans la maison.
Une chose m’embarrassait encore : c’était de savoir si nous n’aurions pas l’air emprunté sous ces nouveaux vêtements. L’épée, le chapeau monté, les culottes, l’habit à grandes basques, ne sont pas un costume auquel on puisse se faire à l’improviste : cela demande une certaine pratique, des poses particulières, des mouvements de corps assortis à l'enveloppe. Oscar exigea que nous fissions quelques répétitions; il dressa un programme qui comprenait l’entrée, le salut au roi, le salut à la reine, l'attitude générale, et la marche au point de vue de la flamberge. Une semaine fut consacrée à ces études en grand costume !
« Voici, mon cher, disait Oscar, qui s’était constitué notre professeur, voici ton affaire, en quatre mots. Regarde-moi bien.
— Je regarde.
— Tu entres en Lauzun, le chapeau sous le bras droit, la main droite enfoncée dans le gilet à la hauteur de la quatrième boutonnière, la main gauche, légèrement appuyée sur le pommeau d’acier de ton Durandal. Voyons, prends la pose.
— M’y voici !
Très-bien. Maintenant, circule en sautillant trois fois sur tes talons, comme Firmin des Français. C’est tout ce qu’on connaît de plus Richelieu, de plus dix-huitième siècle. Une, deux, trois, à l’instar des comédiens poudrés du roi.
— Une, deux, trois.
— Manqué, mon cher, manqué ! Absence de légèreté et de grâce. Recommençons cela.»
Au bout de quelques leçons, l’exercice de l'habit français allait mieux : mon épée s’embarrassait moins souvent dans mes jambes, et je commençais à exécuter avec assez de précision le maniement du chapeau. Malvina en avait fait autant pour une robe à queue qui lui causait de grandes inquiétudes : enfin nous pouvions espérer de nous produire avec quelque succès.
Le jour de la fête arriva, et, avec lui, d'autres misères. Il était dix heures du soir, que le coiffeur de ma femme n’était pas arrivé ; j’attendais aussi des souliers qui ne paraissaient pas. On envoya coup sur coup des domestiques pour presser les retardataires. Enfin, après bien des délais et des explosions d’impatience, à onze heures nous partîmes. Nous n’étions pas au bout de nos peines. Pour arriver au Carrousel, il fallut prendre la file le long de la rue de Rivoli : les voitures entraient lentement, une à une : le ciel versait des cataractes sur le pavé. La queue des équipages avait des dimensions effrayantes, et je vis le moment où j’allais ordonner au cocher de regagner la maison, remettant à des temps plus prospères l’exhibition de mon habit à la française. Oscar, qui ne voulait pas en être pour ses frais, calma ma mauvaise humeur. La file d’ailleurs commençait à s’ébranler plus promptement, et bientôt nous aperçûmes le perron qui devait nous servir de débarcadère : c’était un port dans la tempête ; nous y touchâmes bientôt.
L’escalier était aussi encombré que la rue ; on ne pouvait en gravir les marches que lentement et avec précaution. Dès les premiers pas, il nous fut aisé de voir que nos études préliminaires ne nous serviraient pas à grand’chose. Les épées s’entre-choquaient, les robes à queue se montraient rebelles et s’égaraient dans les jambes des cavaliers avec une obstination invincible. Avant que l’on fût parvenu à l’entrée des appartements, on était déjà froissé, chiffonné, désorienté. Enfin, grâce aux huissiers et aux gens de service, il se fit un peu d’ordre, et au moyen de quelques mouvements de coude, nous parvînmes jusqu’au grand salon où se tenaient le roi et la reine. J’avais préparé avec un soin infini ma révérence capitale, et, arrivé à la hauteur de Sa Majesté, je l’exécutai avec un certain bonheur en y ajoutant un : — Sire !... accentué d’une manière parfaitement sentie.
Je croyais avoir produit quelque sensation ; mais quelle fut ma surprise, lorsqu’en me relevant pour jouir de mon triomphe, je m’aperçus que Sa Majesté me tournait le dos pour causer familièrement avec je ne sais quel ambassadeur d’une cour du Nord. Madame Paturot avait également manqué son entrée, ce qui répandit sur son visage une certaine expression d’humeur. Tant bien que mal, nous gagnâmes un coin de la pièce, où il fallut se tenir debout, l’étiquette ne permettant pas de s’asseoir devant Leurs Majestés. Je comprenais cela : pourtant je ne pouvais me consoler de n'avoir pas captivé davantage le regard de mon souverain. Ce dos tourné me désappointait singulièrement, il empoisonnait ma fête.
Cependant je compris bientôt comment Sa Majesté pouvait être blasée même sur des révérences aussi irréprochables que la mienne : elle n’exécuta pas, dans la soirée, moins de trois mille saluts qui se succédaient comme les coups de piston d'une pompe à feu. Il faut vraiment qu'il y ait pour la royauté des grâces d'état ; autrement, nul mortel ne résisterait à un tel service. On envie le sort des rois ; moi, je les plains. La représentation entraîne des servitudes que peu de sujets se résigneraient à subir. De la place où j'étais, j'admirais ce don du sourire que Dieu a accordé aux monarques, cette élasticité des muscles qui tient à la fois à une supériorité de race et à un titre de vocation. Quand je voyais arriver ces douairières en falbalas, ces pairs à physionomie respectable, ces figures grasses ou maigres, ridées ou édentées, maladives ou vulgaires, qui se suivaient dans un défilé interminable, je m’étonnais qu’une tête humaine pût résister au spectacle de ce tourbillon, à la chaleur suffocante qui en émane, à ces mille odeurs qui remplissent l’air d'arômes suspects, à ce pêle-mêle de pierreries étincelantes et de poitrines découvertes, de fleurs et de rubans, d’habits noirs et d’épaulettes. Les uniformes surtout fatiguaient l’œil de leurs broderies ; les ordres étrangers, les plaques de pierreries, les grands cordons, tous les aigles allemands, toutes les jarretières anglaises, les toisons d’or et les couronnes de fer, les Cincinnatus et les Nicham Iftihar se déployaient sur les fracs civils ou militaires, et formaient comme autant de ruisseaux d'or et d’argent qui se croisaient dans des directions différentes. Quel luxe ! Dieu ! quel luxe ! J’étais ébloui, suffoqué, enthousiasmé ! Me trouver là, côte à côte avec un maréchal de France, coudoyant vingt plénipotentiaires étrangers, au milieu des plus grands noms de l’Europe et des plus beaux diamants du monde, c’est un honneur dont on pouvait se montrer fier, et aucun Paturot n’en avait joui avant moi ! La révolution de juillet n’a donc pas avorté, comme le prétendent les factieux, puisqu’elle a introduit les bonnetiers aux Tuileries. C’était l’un des buts de l’institution.
À la suite de la réception, Leurs Majestés se retirèrent comme d’habitude, et la danse commença. Madame Paturot attendait ce moment. Elle s’était livrée à une toilette si remarquablement décolletée, qu’elle espérait attirer le regard d’un prince, au moins du plus jeune, du plus dépourvu d’expérience. Assise sur un tabouret, elle déployait toutes les ruses et les fascinations du regard, toutes les séductions de l’éventail pour amener ce résultat triomphant. Je compris que ma présence ne pouvait rien ajouter aux chances de la manœuvre, et je m’éclipsai pour aller visiter le buffet. Voilà encore l’un des mille objets sur lesquels les folliculaires ont exercé leur malice. J’aurais voulu les tenir là, à mes côtés, ces calomniateurs, pour les accabler du spectacle de ces tables chargées de mets succulents, à chaque instant renouvelés et disparaissant encore plus vite sous des dents que j’ose, avec tout le respect dû à la haute société du lieu, qualifier d’impitoyables. En examinant cette effrayante consommation, il me sembla que les ambigus du château avaient affaire à des plénipotentiaires bien affamés, à des ambassadeurs bien altérés, à des grands cordons qui couvraient des estomacs plus grands encore. J’ai peu vu dans ma vie, sans en excepter mes deux voltigeurs, le coquetier et le plumassier, d’appétits plus extraordinaires que ceux qui éclataient dans celte réunion de plaques, de broderies, d’épaulettes et de panaches. Il est vrai qu’on y remarquait des épouses de députés et des femmes de pairs de France.
Une portion de ma soirée fut consacrée à ce spectacle, qui me pénétra d’admiration pour la magnificence royale. C’était vraiment beau comme terrines et pâtés de foies gras, comme vins et comme service. Peut-être ne me serais-je jamais arraché à ces délices de Capoue, si Malvina ne fût venue brusquement me rejoindre :
« Partons, me dit-elle d’un air de mauvaise humeur.
— Mais...
— Pas de mais— partons. »
Nous regagnâmes la voiture. Madame Paturot gardait un silence obstiné, précurseur d’un orage. Je ne pouvais me rendre compte du motif qui la rendait aussi taciturne et aussi sombre :
« La belle fête ! m’écriai-je pour rompre la glace. — Oui, vantez-vous-en, répliqua-t-elle avec une aigreur mal déguisée. Bon pour des goinfres comme vous. — Ah ! Malvina, lui dis-je. — Pas seulement une contredanse, ajouta ma femme en faisant explosion. Jolis princes ! Des mollets garnis de quatre centimètres ! Pas plus de gras que sur ma main ! oh ! jolis ! jolis ! j’en bâille rien que d’y penser.
Cette sortie m’expliqua tout. Malgré ses œillades incendiaires, Malvina n’avait pas fait ses frais.
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