Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XI : Le prix d'un alignement.

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XI LE PRIX D’UN ALIGNEMENT.

Nous étions à table, un matin, causant et déjeunant en famille, quand un homme fit irruption dans la salle à manger avec un éclat et un bruit extraordinaires : on eût dit un tremblement de terre, un ouragan. C’était mon architecte, mais bouleversé, hors de lui, méconnaissable. Sa barbe déréglée témoignait de l’état de son âme, ses yeux lançaient des éclairs, ses poings crispés menaçaient la nature entière. Jamais je n’avais rien vu de si furibond et de si hérissé : on eût pu le peindre comme I’idéal de l’exaspération. Il agitait une énorme canne qui prenait dans ses mains tous les caractères d’une arme dangereuse, et il en frappait le plancher de manière à endommager le carrelage. Pendant quelques minutes, la colère lui enleva la faculté de s’expliquer, et il semblait vouloir s’en venger sur une pile d’assiettes qui se trouvait malheureusement à sa portée. Je parvins à le faire asseoir et à sauver ma vaisselle.

« Les maltôliers ! s’écria-t-il enfin quand la parole put se faire jour ; les vils et indignes maltôtiers !
— À qui en avez-vous donc ? lui dis-je.
— Pâques-Dieu ! j'admire votre calme, messire ; oui vraiment, je l'admire. Mais vous ne savez donc pas que c’est de vous qu’il s’agit, que c’est vous que l'on met en question ?
— Comment cela ?
— Comment, messire ? de la manière la plus simple du monde. Je viens du bureau des échevins, autrement dit bureau de la ville. La municipalité vous refuse votre alignement.
— Eh bien !
— Vous me stupéfiez, messire ! Et notre maison, comment la construirons-nous ?
— Ah ! c'est juste. Que disent-ils donc dans les bureaux de la ville pour justifier ce refus ?
— Ils disent que les plans sont faits ; qu’il faut reculer de quatre mètres, mesure légale, et ne pas élever le pignon au-dessus de quinze mètres.
— Soit : il n’y a qu’à s’y conformer.
— Quoi ! vous aussi, messire ! Par exemple, en voilà une sévère ! Mais que voulez-vous que je fasse avec quatre mètres de moins en profondeur et une hauteur de quinze mètres ? C’est comme si vous disiez à l’aigle de voler avec une aile. Quinze mètres de haut ! vous plaisantez. Et les clochetons ? »

Je vis qu’il allait s’emporter et détériorer mon carrelage avec le fer de sa canne ; je m’empressai d’abonder dans son idée.

« Au fait, c’est vrai, lui dis-je, j’avais oublié les clochetons. Il faul les sauver ; mais comment ?
— Il y a de la maltôte là-dessous, messire ; venez avec moi à l’hôtel de ville ; nous verrons les bureaux. Quatre mètres de recul ; autant vaudrait me dire de supprimer les tourelles. J’aimerais mieux ca. Quand on veut la mort de l’art, il faut l’avouer. »

Décidément je ne pouvais pas m’en tirer avec des moyens évasifs. Il fallait payer de ma personne et aller poursuivre de mon chef ce redressement ; je sortis avec l’architecte. En chemin j’eus à essuyer la récapitulation des beautés dont l’obstination des bureaux pouvait nous priver et des défectuosités qu’un alignement trop rigoureux devait occasionner dans l’ensemble de l’édifice. Je compris que, dans l’intérêt de mon repos, il étail essentiel d’obtenir de l’administration un adoucissement à son premier arrêt ; autrement je demeurais en butte au désespoir de mon entrepreneur et à son idiome moyen âge. Je résolus de faire un grand effort pour me délivrer de ce double fléau.

Nous arrivâmes à l'hôtel de ville où mon compagnon pénétra en homme qui connaît les êtres. Notre affaire était du ressort de la voirie ; c’est là que nous nous rendîmes. Cependant les choses ne se passèrent pas aussi simplement que je l’avais présumé. Mon architecte croyait que la difficulté pouvait se vider au bureau des plans, et nous frappâmes d’abord à cette porte. Il ne s'y trouvait qu'un employé qui n’eut pas l’air de savoir ce que nous lui demandions.

« Un alignement ? répondit-il. Cela doit regarder les architectes de la ville. Adressez-vous dans le corridor à gauche, troisième subdivision, sixième porte en face. On vous indiquera de qui cela dépend.
— Cependant, monsieur, dit en insistant mon compagnon, c’est ici que les plans sont déposés. Nous voudrions les consulter pour connaître notre situation.
— Rien de plus juste, messieurs, voici les cartons ; nous allons chercher. »

Il les ouvrit ; ils étaient en partie vides. Nous fîmes de vains efforts pour trouver le nôtre. Enfin, l'employé se frappa le front en s'écriant :

« Rue***. Une rue nouvellement percée, n’est-ce pas ? Les plans ne sont pas ici. Ils sont en main. — C’est que j’ai déjà élevé des réclamations, ajouta l'architecte. — Eh ! que ne parliez-vous, monsieur ? répondit l’employé. Si vous en êtes là, c’est le contentieux que cela regarde. Adressez-vous au sous-chef, cinquième porte à gauche, aile droite, deuxième étage, corridor de l’ouest. Voilà votre affaire. »

Nous sortîmes et allâmes vers les bureaux du contentieux. À peine mon compagnon eut-il ouvert la boucheque le sous-chef l'arrêta :

« Pardon, monsieur ; cette affaire n'est pas de mon ressort ; adressez-vous au chef de bureau, corridor de l’est, au premier, la porte en face. »

En même temps, il nous tourna le dos. Ceci prenait toute la tournure d’une mystification. J'eus d’abord l'envie de renoncer, mais la curiosité s’en mêla, et je voulus voir jusqu’où irait la plaisanterie.

Nous nous présentâmes chez le chef de bureau qui nous renvoya au chef de division, le chef de division au secrétaire général, le secrétaire général au préfet, le préfet au bureau des plans. Une fois ramenée à de pareils termes, la question me parut insoluble : c'eût été à recommencer éternellement. Mon architecte rugissait dans sa barbe ; il voulait dévorer un employé : j'eus toutes les peines du monde à l'empêcher de faire un exemple.

« Les maltôliers ! » s’écriait-il en élevant la voix.

L’exaltation de cet homme devenait dangereuse ; je l’entraînai hors de cette enceinte. Le malheureux voyait sa maison lui échapper, cette maison dont il avait arrêté dans sa tête la capricieuse ordonnance ; il voyait les ogives, les trèfles s'évanouir ; il craignait déjà de ne pouvoir cristalliser la pierre et vider mon coffre. C'était pour lui un coup mortel ; je m'en aperçus bien aux évolutions de sa canne, qui à chaque instant menaçait quelqu'un de mes membres. J'employai, pour calmer l’énergumène, toutes les ressources de mon éloquence ; je lui promis de tenter de nouvelles démarches, de voir les ministres, de m'adresser au roi, de mettre tout en œuvre plutôt que de passer sous les Fourches Caudines du bureau des plans. Tant d’assurances et de protestations parvinrent à ramener sa canne à l'état normal : je pus respirer à l’aise.

Malheureusement j'avais affaire à un homme qui ne lâchait pas prise ainsi. Quand l'art chevelu a un bénéfice en perspective, on ne le détourne pas facilement de cette poursuite. Chaque matin, mon entrepreneur paraissait à l'heure du déjeuner afin de connaître le résultat de mes démarches. J'avais beau l’ajourner à de longs délais, le payer de défaites, la passion de l’architecture ne lui permettait pas de me laisser tranquille. Cette horrible barbe reparaissait sans cesse à l'horizon de mon premier repas, entre le fruit et le café à la crème. Mes digestions en étaient troublées, mon appétit en souffrait. À tout prix il fallait se débarrasser de cette apparition. Mais comment, par quel moyen ? Le bureau de la voirie me tenait toujours rigueur et m’éconduisait sous mille prétextes. J’étais désespéré.

Au plus fort de cet ennui, mon domestique introduisit un jour dans mon cabinet un individu qui s'entourait du plus grand mystère et refusait de donner son nom. À peine entré, il ferma la porte avec soin et promena de tous les côtés un regard inquiet. C'était un petit homme maigre, vêtu d’un habit noir hors de service et blanchi aux coudes, d’un pantalon qui tombait à peine sur la cheville, et que bridaient de gigantesques sous-pieds en cuir non verni. La tête était chauve et grisonnante, les yeux enfoncés et armés de besicles, les pommettes colorées, les mains couvertes de gants noirs éraillés par l’usage. Avant d’ouvrir la bouche, ce personnage interrogea de l’œil les moindres recoins de l'appartement, prêta l'oreille aux bruits de la maison, enfin, se livra à un luxe de précautions inouïes. L’impatience commençait à me gagner, et j’allais me fâcher sérieusement quand il se décida à parler :

« Monsieur est propriétaire d’un terrain à bâtir rue... ? me dit-il.
— Oui, monsieur, répondis-je.
— Monsieur a demandé un alignement à la ville ; il est en instance pour l’obtenir. »

Cet homme venait de mettre le doigt sur la plaie. Je ne savais pas ce qu’il voulait me dire ; cependant le sujet avait un tel intérêt pour moi, que ma physionomie s’anima involontairement. Mon interlocuteur s'en aperçut :

« Je sais que la ville inquiète monsieur, ajouta-t-il : je viens l’entretenir de cela.
— Ah ! monsieur, lui dis-je alors, ne pouvant me contenir, soyez le bienvenu. Oui, la ville me rend le plus malheureux des hommes, je ne vous le cache pas. Impossible d’en finir avec elle. Toujours des ajournements, toujours des fins de non-recevoir. Si la commune paye des employés pour envoyer promener les gens, ils ne volent pas leur salaire. On ne peut pas faire droguer le public plus consciencieusement qu’ils ne le font.
— Monsieur a tort de leur en vouloir : on paye si peu dans les bureaux. Qu’est-ce que valent ces places d’administration ? Deux, trois mille, cinq mille francs au plus. Quel zèle peut-on avoir à ce taux- là ? Quand on veut être servi, il faut y mettre le prix.
— Mais, monsieur, répondis-je, le public n’a rien à faire là dedans.
— Je vois bien que monsieur ne me comprend pas encore, ajouta alors cet homme. Il s’agit pour lui d’obtenir un alignement, n’est-ce pas ?
— Sans doute.
— Eh bien, sortons des généralités et allons au but. Jusqu à présent monsieur n'a pas pu arracher aux bureaux l’alignement si désiré. Maintenant, si quelqu’un se faisait fort de le lui obtenir tel qu’il le souhaite et avant qu’il soit huit jours, qu’en penserait monsieur ?
— J’en penserais que ce quelqu’un est un homme fort habile.
— Et ensuite ?
— Ensuite je lui offrirais mes remercîments.
— Monsieur est généreux. Cependant les choses ont besoin d'un petit éclaircissement préalable. Il y a une condition.
— Et laquelle, monsieur ? »

Le petit homme se pencha vers mon oreille et y versa une confidence plus complète. Je compris alors l’affaire et restai un instant décontenancé. J’ignorais s’il y avait un piège là-dessous, et je regardai avec défiance mon mystérieux interlocuteur :

« Vous m’étonnez ! lui dis-je.
— C’est comme ça.
— Et combien ?
— Cela dépend.
— Comment, cela dépend ?
— Oui ; cela dépend de la signature que nous donnerons à monsieur. Il est bon que monsieur sache, pour son instruction particulière, que nous avons trois signatures, l’une qui ne signifie rien, la seconde qui ne signifie pas grand’chose, la troisième qui a une valeur. Maintenant, quelle est la signature que monsieur désire ? Est-ce celle qui ne signifie rien ?
— Mais du tout ; que voulez-vous que j’en fasse ?
— Alors ce sera celle qui ne signifie pas grand’chose.
— Mais non ! mais non !
— Diable ! monsieur est connaisseur ; il veut la signature qui compte, qui a une valeur.
— Certainement.
—Oh ! alors, monsieur porte haut ses vues ! ce qu’il y a de meilleur, peste ! le premier choix !
— Comme vous dites ! Et sur quel pied traiterait-on ?
— Voulez-vous que j'aille rondement en affaire, là, sans tatillonner, sans lanterner ?
— C’est ma manière ; vous m’obligerez.
— Eh bien, dans ce cas… »

Il se pencha de nouveau vers mon oreille et y versa une nouvelle confidence. Cette fois, au lieu de demeurer interdit comme tout à l’heure, je me récriai. Le coup avait porté sur le vif.

« Tudieu! dis-je, c’est salé !
— C’est comme ça.
— Mais cependant…
— À prendre ou à laisser. Je n’ai plus un mot à dire, vous réfléchirez maintenant. »

Ma décision fut bientôt prise ; il s’agissait de mon repos, de ma tranquillité compromise par les irruptions de l’art chevelu ; j’arrêtai le petit homme au moment où il allait sortir de mon cabinet :

« Eh bien, lui dis-je, c'est fait ; touchez là. — C’est fait, » répliqua-t-il, en me tendant la main.

Il me quitta. Huit jours après, je recevais un avis officiel de la ville. Mon alignement m’était accordé avec toutes les conditions que l’architecte regardait comme indispensables au succès de son monument. Quand j’annonçai cette nouvelle à mon artiste, il frappa les carreaux de sa canne pour la dernière fois, et s’écria radieux :

« Les maltôtiers ! Enfin, je tiens mon chef-d’œuvre. Dans six mois on parlera de vos clochetons, messire : je ne vous dis que ça. »

Et il partit en brandissant son implacable bambou. J’en étais délivré ; mais Dieu sait à quel prix !


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