Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XIII : Les sociétés philanthropiques et savantes.

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XIII LES SOCIÉTÉS PHILANTHROPIQUES ET SAVANTES.

Malvina faisait les honneurs de son salon avec un si grand naturel et une originalité telle, que de tous les coins de Paris on y accourait. Les présentations se succédaient sans relâche : les arts avaient pris les devants, les sciences vinrent ensuite. Les premiers érudits que nous vîmes appartenaient à ces associations qui perchent on ne sait où, et représentent on ne sait quoi. L’univers ignore jusqu’à leur nom, et elles n'en continuent pas moins à marcher avec une assurance et une opiniâtreté qui étonnent. Toutes ont des présidents honoraires qui n’ont jamais rien présidé, des présidents et des vice-présidents titulaires, qui se prennent au sérieux d’une manière incroyable, des secrétaires, des trésoriers et des agents qui s'imaginent que l’univers a les yeux fixés sur eux. De temps en temps ces sociétés s’assemblent le soir, entre quatre chandelles, et se livrent, de la meilleure foi du monde, à des discussions assaisonnées de répliques, à des rapports, à des scrutins, à des procès-verbaux. Les pairs de France donnent volontiers dans ces délassements de l’esprit et du cœur ; il en est qui président jusqu’à trois de ces sociétés avec une gravité et des besicles dignes d’un meilleur sort.

L’un des hommes qui me furent présentés jouait un rôle dans la société générale des naufrages, installée rue Neuve-des-Mathurins, au fond d’une cour. C’est de là qu’elle veille sur les navires en perdition et couvre les mers de bouées de sauvetage. Aucune société ne menait alors plus de bruit dans les colonnes de la publicité et ne se livrait à plus d’expériences ingénieuses. Le jeune complice de cet établissement philanthropique nous tenait au courant de mille inventions faites pour inspirer une grande idée de l’intelligence humaine. On venait d’imaginer, par exemple, les radeaux insubmersibles à double fond et à diverses fins. Le naufragé se tenait sur la plate- forme, tandis que le poisson destiné à sa subsistance barbotait en dessous. L’instrument de salut devenait ainsi un dépôt de vivres ; c’était à la fois une nef et un vivier. Un naufragé muni d’une machine semblable aurait pu traverser l’Atlantique, en s’indigérant de cabillauds, de thons et de dorades. Le désastre se changeait en une partie de plaisir.

C’était ainsi que la société semait de fleurs la vie des naufrages. Elle avait établi, en théorie, que la mer est un élément perfide dont il faut se défier ; vérité neuve et peu consolante ! Qu’opposer à cela ? Des précautions, des préservatifs : si l’onde est traîtresse, l’homme doit se montrer prudent. Ces divers axiomes avaient conduit les chefs de l'établissement philanthropique à la découverte du matelas et du gilet de flanelle insubmersibles. Voici en quoi consistaient ces deux meubles hydrostatiques. Le gilet et le matelas se composaient d’un double caoutchouc, que l’on emplissait d’air, à l'instar d’une vessie : gonflés à point, ils soutenaient à fleur d’eau le corps le plus pesant, et, en déployant un mouchoir, homme et matelas pouvaient cingler vers les mers de Chine.

Quand l’invention eut été bien mûrie, on voulut en faire l’essai. Avec un sujet, habile dans l’exercice de la nage, le public aurait pu croire à une supercherie : on choisit donc un individu, estimable d’ailleurs, mais totalement étranger à l’art de la coupe et du plongeon. C’est bien ; on pose la victime sur le matelas gonflé d’air, et on la pousse vers le large. O miracle ! on dirait une autre Délos : l’homme surnage ; le flot le berce comme un triton ; l’humide divan paraît agréable et moelleux. Quel spectacle ravissant ! la galerie en est enchantée et bat des mains. Malheureusement un poisson encore novice avise cet objet flottant, et, trompé par l’apparence, il y mord. C'en est assez pour couler la découverte. Le caoutchouc offre une issue à l'eau qui s'y précipite. Adieu le matelas et le sujet qu’il porte ; la mer s’entr’ouvre, et s’étend ensuite sur le tout comme un funèbre linceul. Il est vrai que la victime de l’expérience est désormais à l’abri de toute espèce de naufrage.

Autre essai maintenant. Il est unanimement reconnu qu’un navire mouillé dans une rade foraine à peu de distance de terre ne se trouve pas fort à l'aise quand arrive une tempête. Comment le secourir dans sa détresse ? Il est également prouvé que, lorsqu’un bâtiment se jette à la côte, il n’est pas toujours facile de porter à bord une amarre pour opérer le sauvetage des équipages. Comment y remédier ? C'est sur ces points délicats que s'était exercée la sollicitude de la société de la rue Neuve-des-Mathurins. En combinant la balistique et les plantes textiles, elle avait trouvé la bombe-amarre, c’est-à-dire l'un de ces secrets que, de loin en loin, le génie humain surprend à la nature. Voici la manière de s'en servir : On place une bombe dans un mortier, en adaptant au projectile une cordelette souple, et cependant capable d'une grande résistance. On charge la pièce, on met le feu, la bombe part en entraînant l'amarre. La direction a été bien calculée ; le projectile passe par-dessus le bâtiment en péril, et y dépose, dans son mouvement parabolique, la corde bienfaisante que lui envoie la société des naufrages, située, rue Neuve-des-Mathurins, au fond d'une cour. Le bâtiment s’empare de ce bienfait particulier, et bénit la société générale.

C’est touchant ; mais il faut voir la découverte en action. Descendons sur les rivages de la mer. Un navire est là sur la côte ; il tire le canon de détresse ; c'en est fait de lui, si on ne le sauve pas. La société s'empresse d’accourir ; elle fait marcher ses mortiers, ses bombes, ses amarres, ses matelas, ses gilets insubmersibles. Tout le matériel est mis en mouvement. La pièce est chargée, la cordelette préparée ; le coup part. Hélas ! on a mal calculé la résistance du vent, on s'est mépris sur la distance au milieu de la brume qui couvre l’horizon, et voilà qu’au lieu de dépasser le bâtiment en perdition, le projectile y tombe en plein, y fait un trou énorme, I’entr’ouvre et le coule.

L’équipage n'a pas même le temps de remercier ses sauveurs ; il disparaît et se trouve désormais à l’abri de tout naufrage. Un bienfait, assure-t-on, n’est jamais perdu ; les bâtiments n'ont pas le même privilège.

Partout cette sollicitude de la société des naufrages s'est retrouvée : on ne l’a jamais prise au dépourvu. Personne n’avait songé à l’emploi du chien de Terre-Neuve appliqué à l'humanité en péril : la société a organisé en escouades cet intéressant quadrupède et I’a dressé à la pêche des noyés. À quelque heure que l’on sonne à la porte du philanthropique établissement, on y trouve un chien de garde prêt à sauver quiconque s’enfonce dans la Seine à une demi-lieue de là. Pour peu que le noyé y mette de la bonne volonté, l'animal de service plongeant à toute profondeur, ira le saisir par le collet de son habit, et le ramènera à terre vert comme un concombre. C'est une pêche pour la Morgue ; mais le vertueux terre-neuvien n’en aura pas moins rempli son devoir, et la société lui décernera une médaille de sauveteur. Récompenser les belles actions, c’est en propager l'exercice.

Parmi les autres habitués de mon salon, il en était un qui partageait le sceptre de l’originalité avec le membre de la société des naufrages. Celui-ci appartenait à la société de statistique, et il voyait des statisticiens partout. Tous les souverains d’Europe étaient affiliés à la chose : le Grand Seigneur et le pacha d’Égypte, le bey de Tunis et l’émir du Liban, le kan des Tartares et le schah de Perse, avaient fait acte d’adhésion ; aucune notabilité du globe ne restait en dehors de cette propagande irrésistible. Quelqu’un lui tombait-il sous la main, à l’instant même il songeait à en faire un statisticien. Un étranger arrivait-il à Paris ; violant tous les droits de l’hospitalité, il le relançait, il le traquait dans son domicile, jusqu’à ce qu’il en eût fait un statisticien, et lui eût prodigué les médailles de la société. Le malheureux ne s’était-il pas mis dans la tête d’enrôler madame Paturot !

« Mais oui, madame, lui disait-il, vous faites de la statistique sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. Combien vous faut- il de livres de beurre par jour dans votre maison ? combien d’œufs ? combien de viande ? combien de pain ?
— Bah ! des comptes de cuisinière, répliqua Malvina.
— Mais, madame, votre cuisinière aussi en fait, de la statistique.

Que c’est donc là une belle science ! Quel plaisir de se dire, par exemple : Paris consomme annuellement tant de volailles, tant de gibier, tant de marée ; il s’y abat tant de bœufs, tant de veaux, tant de moutons ; on y assassine par an tant de personnes, on y dévalise tant de boutiques, on y escamote tant de foulards…
— Jolis commerces ! Et vous trouvez du plaisir à compter tout cela, monsieur le savant ?
— Si j’en trouve, madame ! la science est comme le feu : elle purifie tout. Il n’est rien dans l’échelle sociale qui ne soit de notre ressort. Moi qui vous parle, je sais le nombre des grains de blé qui existent dans nos greniers, et, à un franc près, la somme que rapporte annuellement le commerce de la galanterie…
— C’est du propre ! Et vous croyez qu’on ne vous refait pas, monsieur le savant : vos grains de blé, je vous les passe ; mais le reste, merci. Pour tout voir, il faudrait de meilleures lunettes que les vôtres. »

Évidemment Malvina refusait de mordre à la statistique : l’apôtre de cette science se rabattit alors sur moi, et parut disposé à me combler de ses médailles. Certes, l'honneur de figurer sur ses listes à côté de têtes couronnées était un avantage inestimable ; cependant il me restait quelques scrupules au sujet de ma compétence. J’avais le préjugé de croire que, pour devenir membre de la société de statistique, il fallait être statisticien, ne fût-ce que d'une manière superficielle.

« Erreur, me dit alors le desservant de la science, erreur pure, cher monsieur Paturot ! Mais si vous le prenez ainsi, il n y aura plus de société possible. Nous avons eu, par exemple, la société encyclopédique : quel était le but de l’institution ? de dîner une fois par mois avec des boyards russes et des magnats hongrois. Alliance gastronomique des peuples ! Un estomac suffisait pour cette fonction sociale et ce devoir de cosmopolitisme. Nous avons l’institut historique qui compte une foule de clercs d’huissiers et de surnuméraires, tous adolescents de la plus grande espérance. Leur grand bonheur est de dire qu’ils appartiennent à l’institut… historique. Cela suffit à ces êtres naïfs qui sortent des mains de la nature. Nous avons la société de géographie, où figurent d’excellents agronomes, et qui découvre la Méditerranée douze fois par an, sous le prétexte que ses hauts titulaires ont pris part, dans leur bas âge, a la campagne d’Égypte.
— Au fait, l’Égypte est du ressort de la géographie.
— Qui le conteste ? L'Égypte en est, la Grèce également, le Brésil aussi : ces trois contrées intéressantes figurent dans le bureau ; elles y absorbent l'attention et évincent le reste de l'univers. Règle générale : toute société est instituée pour le bénéfice et l’usage de dix ou douze gros bonnets ; le reste n'a plus qu’à passer à la caisse pour verser sa cotisation. Nous vous lancerons dans les hauts emplois, monsieur Paturot !
— Vous êtes trop bon, monsieur.
— Ah ! vous ne connaissez rien à la statistique. Eh bien, nous vous mettrons à la tête des travaux : ils ne peuvent qu’y gagner.
— Je ne sais vraiment, monsieur…
— Allons, point d'enfantillage ; c'est partout ainsi. Paris compte soixante-dix-sept sociétés savantes, comprenant ensemble six mille cinq cent quatre-vingt-neuf membres, dont l'âge moyen est de vingt-huit ans, ce qui prouve que la jeunesse donne beaucoup ; dont la taille moyenne est de un mètre soixante-six centimètres, ce qui prouve qu’une stature élevée n’est pas le signe d’une vocation scientifique. Pardon, si je fais un peu de statistique ; c’est pour me tenir en haleine.
— Faites, monsieur ; j’y prends goût, je vous assure.
— Parmi ces savants, ou prétendus tels, la proportion des cheveux blonds ou cendrés aux cheveux châtains ou noirs est de quarante-trois sur cent, ce qui indiquerait que la nuance la plus prononcée emporte la balance. Les chevelures rouges n’y contribuent que dans une proportion de cinq sur cent : je serais fort embarrassé de dire ce que cela prouve. On a découvert dans les rangs de ces sociétés deux mille deux cents verrues, cinq cents surdités, quinze cents myopies, deux cents paralysies, cinquante catalepsies, ce qui prouve que cette classe intéressante n’est point à l’abri des infirmités humaines. Chacun de ces individus consomme par jour, en moyenne, huit hectogrammes de viande de boucherie, deux hectogrammes de poisson, un kilogramme et trois décagrammes de pain, ce qui prouve qu’ils ne se nourrissent pas seulement des lumières que verse sur eux la société. Excusez-moi si je persiste à vous inonder de statistique ; j’ai fini.
— Mais, monsieur, je trouve ces détails-là pleins d’intérêt. Tudieu ! comme vous pénétrez avant dans les choses !
— Eh ! cher monsieur Paturot, vous ne voyez qu’un coin de la question. Il ne se remue pas en France un petit doigt que la société de statistique n’en soit informée. Nous savons le nombre d’œufs frais qui se dévorent chaque matin, nous avons même pu calculer approximativement le nombre des oiseaux qui peuplent l’air, les poissons qui habitent la mer ; rien dans la création ne se dérobe à notre puissance.
— Ah çà, mais vous m’effrayez ! Comment voulez-vous que je me tienne à la hauteur d'un pareil effort ?
— Bagatelle ! mon collègue, vous vous y ferez : il n'y faut qu’un peu d’assurance. Par exemple, vous dites : il se récolte en Espagne trois milliards cinq cents millions trois cent mille gerbes ET DEMIE de blé. Notez cette demie, elle est essentielle : c’est la pierre de touche d’un calcul méticuleux. Cette demie s’empare sur-le-champ du public. Voyez, dit-il, quelle exactitude ! ces gens-là comptent jusqu’aux fractions. Et votre chiffre est désormais parole d’Évangile. Avec votre moitié de gerbe vous avez conquis plus de convictions qu’avec les trois milliards. C’est de la plus haute statistique.
— Oui, très-bien pour le vulgaire ; mais les connaisseurs ?
— Les connaisseurs ! vous n'avez qu’un mot à leur répondre : « Allez-y voir ! » Du diable s’ils iront. Vous avez compté ou vous n’avez pas compté les trois milliards cinq cents millions trois cent mille gerbes et demie de blé. Peu importe ; la statistique n’en est pas à cela près. Mais aux contradicteurs, vous dites : « Comptez d’abord, et vous me combattrez ensuite. Jusque-là je vous récuse. »
— En effet, c’est adroit.
— C'est triomphant ; jamais ça ne manque son coup. Il n’en est pas un parmi ces sceptiques qui poussera l’indélicatesse jusqu’à faire le voyage de la Péninsule afin d'y compter les trois milliards cinq cents millions trois cent mille gerbes et demie de blé. Restez à cheval sur votre chiffre, et n’en rabattez pas un épi. Vous avez le premier mot, et vous aurez le dernier. Votre détracteur est réduit au silence, et le tour est fait : vous pouvez passer sans danger à d'autres exercices. »

Ces confidences me donnèrent du courage, et je consentis à laisser mettre mon nom sur les listes de la société de statistique, à côté de celui du roi des Français et de tous les souverains de l'Europe. On me décerna la médaille du grand module, et on m’envoya un diplôme où l’on parlait avec emphase de mes travaux. Ce que c’est que le prestige d’un titre ! La veille encore je ne croyais pas à ma vocation de statisticien ; dès que j’en eus le brevet, il me sembla que je n’avais pas été autre chose de toute ma vie. Pour justifier l'honneur que l’on me faisait, je dirigeai mes recherches vers un but social et domestique. Personne en France ne s’était livré à un recensement sur les chats, question importante cependant, comme consommation de débris de boucherie, et comme contre-poids à la multiplication des souris. Je résolus de doter mon pays de ce travail, et de combler cette lacune.

En m’affiliant à l’une des sociétés savantes qui couvrent la capitale d’un réseau de cotisations plus ou moins volontaires, je ne savais pas à quels périls je m’exposais. À peine eus-je trahi cet état de mon âme, que je me trouvai circonvenu de mille côtés. Tout le monde voulait m’avoir, on se disputait mon nom ; on m’offrait des secrétariats, même des vice-présidences. Quant aux présidences, il n’y avait pas à y prétendre. Tel député en occupait cinq ; tel pair de France six. En général, ces sociétés visent à l'économie ; les administrateurs font les choses en pères de famille. Chacune de ces institutions n’ayant pas de quoi nourrir un agent, on a imaginé des espèces de maîtres Jacques qui font les affaires de cinq, six, et jusqu’à huit ou neuf sociétés. Ainsi la morale chrétienne touche la main à l’horticulture ; les antiquaires et les séricicoles se confondent dans la même enceinte, et fraternisent dans le même local. Chacun paye ses chandelles à part, et I’agent veille à cette justice distributive.

Une ardeur immodérée de science s’était tout d'un coup emparée de moi. Les diverses branches des connaissances humaines avaient fait irruption dans mon salon, et je ne pouvais moins faire que d'y répondre par une adoption publique. C'était beaucoup embrasser ; mais j'avais du loisir et un faible pour les honneurs. Pressé un peu vivement, j'acceptais presque toujours, et me montrais, en matière de cotisation, le plus libéral et le moins regardant des hommes. Dieu sait à combien d'institutions je me laissai alors affilier, et quelle situation encyclopédique je me fis en fort peu de temps !

Ainsi je devins membre des sociétés philotechnique, entomologique, asiatique, phrénologique, philomatique, numismatique, panécastique, géologique, philanthropique, de linguistique et de géographie ; des sociétés des antiquaires, de tous les encouragements, de toutes les émulations, propagations et perfectionnements possibles, des beaux-arts, des naufrages, d’horticulture, de l'histoire de France, de l’éducation progressive, des progrès agricoles, de la morale chrétienne ; je devins membre de toutes les académies, de tous les athénées, de tous les instituts, si l'on excepte celui de France.

Mes moyens me le permettaient.


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