Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XIV : La haute science.

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XIV LA HAUTE SCIENCE.

Ces premiers succès me mirent en goût : je sacrifiai au culte de la science. Plus d’une fois je me laissai aller à prendre au sérieux les académies au petit pied, les instituts de pacotille, les athénées et autres inventions à l’usage d’amours-propres en disponibilité. Je paraissais aux réunions, je m’associais aux brigues qui les animaient, je risquais le discours au besoin. Enfin je faisais les choses en conscience.

Pour compléter mon éducation scientifique, je me mis alors à fréquenter les foyers du haut enseignement et des lumières supérieures, le collège de France, la Sorbonne, l’Institut. Il me semblait que nulle part je ne pouvais trouver des notions plus sûres, ni prendre un sentiment plus complet de l’état actuel de nos connaissances. Un coup d’œil jeté sur le personnel de la Sorbonne et du collège de France m'inspira surtout le désir d’en suivre assidûment les cours.

« Quels beaux noms, me disais-je : l’illustre Pierre, le célèbre Paul, le fabuleux Jacques ! tout ce qu’il y a de plus élevé en fait de célébrités littéraires, historiques, philosophiques et scientifiques ! Il faut que je passe la Seine pour aller jouir de ce spectacle. »

En effet, j’entrepris ce pèlerinage, comme un croyant celui de la Mecque : heureux de penser que j’allais entendre de doctes leçons de la bouche du fabuleux Jacques, du célèbre Paul et de l’illustre Pierre, les plus beaux noms de France et de Navarre ! L’homme est toujours homme : on a beau vouloir se défendre du prestige de la notoriété, juger les choses intrinsèquement, et non sur l'étiquette, malgré soi on obéit à la prévention commune : on ne sépare jamais complétement les idées de la personne. Ainsi je traversais le fleuve pour Jacques, Pierre et Paul, et je ne l’eusse pas fait si j'avais pensé que ces grands seigneurs de la science et des lettres se déchargeaient sur des suppléants du soin d'occuper leurs chaires et de distribuer la manne de l’enseignement officiel.

Certes, avec une préoccupation moins vive, j’aurais pu constater que ces suppléances sont remplies avec autorité, avec éclat. L’éloquence française ne pouvait trouver un plus digne interprète : l’histoire ancienne et moderne, la législation comparée et la philosophie étaient représentées fort convenablement. Il y avait dans cet ensemble une sève et une conscience que ne sauraient conserver les professeurs que la politique enchaîne à ses calculs. L’enseignement n’a donc qu'à gagner à ces mutations. Eh bien, telle est la prévention humaine, que cette découverte fut pour moi un désappointement. Je ne trouvais pas ce que je cherchais et ce qu’indiquait l’Almanach royal : il me semblait que c’était un vol qu’on me faisait.

« Au moins, me disais-je, s'ils ne remplissent pas la fonction, ils s’abstiennent de toucher le salaire. »

Nouvelle illusion ! Si les grands seigneurs de la science et des lettres ne professent pas, ils émargent. Il en est, cela est vrai, qui se montrent plus désintéressés, mais d’autres n’abandonnent guère qu’une portion de leur traitement aux hommes modestes et laborieux qui occupent leurs chaires. Du reste, la Sorbonne et le collège de France abondent en surprises. Là, ou sur la foi de l’affiche on entre pour entendre de l’histoire ancienne, le professeur en est à disserter sur un épisode de la révolution française ; la législation comparée court les champs à la découverte des Whallalas et de l’idéalisme teuton ; l’économie politique dévie vers les canaux et les chemins de fer ; les littératures du Nord se perdent dans les sierras espagnoles ; les littératures du Midi, dans les fictions Scandinaves et les brumes allemandes. Chacun sort volontiers de sa sphère et pousse des reconnaissances hors de son programme. Pourquoi s’en plaindre, pourvu que l’inspiration ne souffre pas de semblables écarts ? Il y a ensuite, au collège de France, une telle prodigalité de cours, que l’embarras du choix fait le désespoir de l’homme studieux. C’est une enceinte polyglotte où l’on passe du turc au sanscrit, de l’arabe au persan, du tartare mantchou à l’indostani, du syriaque à l’hébreu, du grec au chaldaïque. Quel microcosme ! Il ne manque qu'un petit détail : une chaire de géographie. On y enseigne toutes les langues du globe, on se croit dispensé d’enseigner ce qu’est le globe lui-même. À la bonne heure, le détail vaut mieux que l’ensemble.

Mes pèlerinages scientifiques ne se bornèrent pas aux établissements universitaires : je devins l’un des habitués des réunions de l’Académie des sciences. C’est un beau spectacle. Chaque semaine les grandes et petites découvertes viennent demander au docte aréopage une sanction qu’envie toute l’Europe. Il me sembla bien que de temps à autre on y parlait un peu trop de la coloration des os du canard, des sondes artésiennes et de la photographie, de la lithotritie et des bateaux à pattes palmées ; mais, malgré cette invasion de l'élément industriel et de la chirurgie spéciale, malgré des calculs de forces infiniment trop prolongés, et des équations fatales pour les muscles zigomatiques, il n’en résultait pas moins de tout cela une puissante association de lumières et un théâtre de discussions fécondes. En considération de tant d’avantages, on peut bien fermer les yeux sur quelques écarts et sur quelques puérilités.

J’avais dans l’Institut un ami, un homme d’esprit qui me mit promptement au courant des titres de ses collègues. Dans le nombre, il est des intelligences qui, à une étude spéciale, savent unir un vaste ensemble de connaissances, de l’étendue et de la portée dans l’esprit, le don du style et de la parole. C’est là l’honneur de l'Institut, ce qui constitue sa force et imprime de l’autorité à ses travaux. Mais, à côté de ces hommes vraiment éminents, se range la foule des savants médiocres, enrayés dans une spécialité. Mon aimable cicerone les passait gaiement en revue :

« Celui-ci, me disait-il, appartient corps et âme aux entomozoaires ; il a eu la chance de découvrir une quinzième articulation dans un insecte, et des antennes que personne n'avait soupçonnées avant lui. Voilà ce qui a fait sa fortune. Il passera à la postérité avec son hyménoptère, sans compter une espèce de scolopendre qui lui a de grandes obligations. Supprimez cet homme de la communauté humaine, et voilà des scolopendres qui n’occupent pas, dans l'échelle des êtres, le rang qui leur appartient. Lui seul a pu en faire huit genres, douze sous-genres, sans compter les variétés. Aussi est-il membre de l'Institut, et décoré.
—Très-bien, lui dis-je. Et celui qui est là sur notre gauche, avec son gazon sur l’oreille.
— Celui-ci a trouvé un trapp et il en jouit. Sans doute le trapp existait avant lui dans la charpente du globe, mais on ne savait pas au juste dans quelle proportion le feldspath et l’amphibole concourent à sa formation. Ce monsieur a paru, et le trapp a trouvé un maître. Pendant cinquante-cinq ans, le trapp et lui se sont trouvés en présence. Enfin notre savant lui a arraché son secret : aujourd hui il en rend grâce à la nature. Il est membre de I’Institut, et décoré.
— Ah ! çà et ce chauve qui se cache là-bas, dans l’angle de la salle ?
— Celui-ci a découvert un deuto-trito-proto-sesquibasique sous-carbonate d’iodure électro-négatif. À peu près cela, du moins. Première invention. Il a découvert que le protoxyde de manganèse est isomorphe à celui du fer, et son sesquioxyde avec le peroxyde de fer. Deuxième invention. Il a découvert que la substance des végétaux, en passant dans le corps de l'homme, y conserve son identité, de sorte que nous rendons à la terre, comme engrais, ce qu'elle nous donne comme nourriture. Troisième et sublime invention. Enfin, il a lancé dans le monde la vache artificielle, l'un des plus beaux phénomènes des temps modernes. Cette vache est un mythe qui est censé manger du foin du Canada et boire de l’eau du Jourdain, le tout pour produire du fromage de Neufchâtel. Dernière et mémorable invention. Vous comprenez que tant de belles choses ne pouvaient pas être révélées impunément. Le savant est donc membre de l'Institut, et décoré.
— Parfaitement ! Et le petit maigre adossé à la colonne ?
— Celui-ci a perfectionné la respiration des plantes et la manière de s’en servir ; il a vu de ses yeux d’intéressants végétaux absorber pendant la nuit l’oxygène et exhaler l’acide carbonique, tandis que pendant le jour ils décomposaient l’acide carbonique, exhalaient l’oxygène et gardaient le carbone. Voila ce que c’est que d’étudier la nature, il en a été recompensé ; il est membre de I’institut, et décoré.
— Mais, dis-je à mon officieux moniteur, il me semble que vous ménagez peu vos confrères.
— Mon Dieu ! je ne me ménagerai pas même, s’il le faut. Entre savants, nous sommes un peu comme les augures ; nous gardons difficilement notre sérieux. Moi, j’ai amélioré le mollusque et complété la monographie du zoophyte ; mon voisin a fait faire des progrès à la coprologie, c’est-à-dire, à la fabrication des engrais ; mon vis-à-vis a mesuré en mer la hauteur des lames, et envoyé un thermométographe à quatre mille pieds au-dessous du niveau de la mer. Voilà pourquoi nous sommes tous membres de l’Institut, et décorés.
— Eh bien, mon cher monsieur, tous ces travaux sont utiles.
— Qui le nie ? Seulement, voici ce qui arrive. À force de pousser la science dans le sens des spécialités, de raffiner les détails, si l’on peut s’exprimer ainsi, on arrive à une sorte de quintessence où tout se décompose. En chimie, j’ai bien peur que nous n’en soyons là, en mathématiques aussi. Le laboratoire et l’abus de l’x jetteront les sciences les plus positives dans les écarts de l’abstraction et dans les régions transcendentales de l’absurde. D’où cela vient-il ? Cela vient de ce que l’intelligence tout entière d’un homme, et d’un homme supérieur, est tendue vers un détail, et que, quand il faut s’arrêter, il continue. On veut forcer l'analyse, et tout se disperse en atomes ; on croit encore avoir en main quelque chose, que déjà tout s’est évaporé. Tel est l’inconvénient de l’effort spécial : un moment arrive, où de formel et de fécond qu’il était, il tourne au vague et à l’impuissance.
— Vous êtes sévère, cher monsieur.
— Non ; c’est partout de même : on veut faire porter à une science plus qu’elle ne doit porter. Toujours un peu d’alchimie se mêle à un travail de manipulation ; plus d’un, qui ne se l’avoue pas, voudrait dérober son secret au grand Hermès, et, s’il l’osait, se remettrait à la poursuite de la pierre philosophale. L’homme est ainsi fait. »

Tout en causant de la sorte, nous quittâmes l’Académie des sciences ; la séance allait finir ; et mon complaisant moniteur voulut bien accepter une place dans ma voiture. En passant devant une salle entrouverte, il y entendit quelque bruit :

« Venez, me dit-il, nous allons jouir d’un spectacle intéressant. Voici encore des collègues. »

Nous entrâmes ; c’était une autre section de l’Institut qui se trouvait en séance, la section des inscriptions et belles-lettres. Les réunions n’y sont pas publiques : c’est une Académie d’intimes ; cependant, par égard pour mon chaperon, on toléra notre présence. La discussion était engagée sur la pierre de Rosette, inépuisable sujet de controverse depuis quarante-cinq ans. Le roi Lagide, qui érigea ce bloc de grès, ne se doutait pas du bruit qu’il ferait dans la postérité. II s’agissait encore cette fois de distinguer entre l’écriture cursive et l’écriture phonétique, compliquées de signes hiératiques à l’usage des prêtres de la vallée du Nil. C’est pourtant ce simple bloc qui, depuis un demi-siècle, alimente cette discussion : sans lui, on tiendrait la langue de l’antique Égypte pour entièrement morte, et des savants ne se feraient plus adjuger des pensions sous le prétexte spécieux qu’ils l’ont découverte.

« Ceux-ci, me dit mon compagnon, jouent à l’Institut le rôle que le dicton populaire attribue à la cinquième roue d’un carrosse. Ils forment une Académie ; ils devraient être à peine une section d'Académie : ils sont quarante, dix suffiraient. À proprement parler, cette Académie n'a pas de physionomie propre. Littéraire, elle se confond avec l’Académie française ; archéologique, elle confine à l'Académie des beaux-arts ; scientifique, elle touche par quelques points, tels que la géographie et l’histoire, à l'Académie des sciences et à celle des sciences morales et politiques ; c’est presque une superfétation. Quand Bonaparte la créa, il était sous le coup des impressions qu’avait fait naître en lui sa campagne d’Égypte. De là cette importance excessive donnée à l’archéologie et aux travaux de linguistique. Qu’en est-il résulté ? que cette Académie ne sait où se recruter ; qu’elle est obligée d’ouvrir ses portes, tantôt à des hommes notoirement médiocres, tantôt à des écrivains qui ont des titres réels sans doute, mais non des titres spéciaux. Véritable Académie de famille, tout s’y passe sous le manteau de la cheminée. »

C’est ainsi que le membre de l’Institut traçait des portraits de genre en parlant de ses collègues. Quand l’assemblée se sépara, il continua cette revue en rapprochant chaque nom de son titre spécial.

« Voici un Égyptien, deux Égyptiens, trois Égyptiens. Les Égyptiens sont ici en majorité. De ce qu’ils ont fait une macédoine qu'ils intitulent le grand ouvrage d’Égypte, et qui renferme deux volumes sur la flûte à l’oignon et la poterie à l’usage des hiérophantes, ils s’imaginent que l’Académie des inscriptions leur appartient. On voit bien que Bonaparte a passé par là. Mais suivons. Voici un Grec, deux Grecs, trois Grecs, quatre Grecs : la Grèce donne. Si l’on calculait ce que la Grèce antique coûte aux budgets des peuples modernes, on serait tenté de faire un coup d’État et de la supprimer entièrement de la tradition. Ce serait une immense économie. Du reste, la Grèce n'empêche pas les autres pays d’avoir leur petit contingent. Voici un Hébraïsant, voici un Persan, voici un Hindou, je crois même, Dieu me pardonne, que voici un Tartare mantchou. : la suite de ces noms arrive pêle-mêle ; esthétique, géographie, archéologie, paléographie, numismatique, tout se confond ; puis peu à peu nous descendons à quoi ? au néant. C’est encore un titre ; la critique n’y peut pas mordre. »

Mon compagnon était en verve de satire, il ne tarissait plus.

« Savez-vous, lui dis-je, que vous n’êtes pas charitable, et que vous habillez singulièrement la science ?
— C’est que je l’aime, me répondit-il ; je l’aime malgré le gaspillage qu’on en fait, malgré le fatras d’érudition qui la dénature. Je me dis avec douleur, mon cher monsieur, qu’on nous engage dans des voies fausses et stériles, et que les vanités d’auteur dominent aujourd’hui les progrès de l’œuvre. On travaille en vue de l’éclat et du bruit, et non en vue de résultats sérieux. Ensuite, faut-il le dire, nous tombons dans la confusion des langues. On n’invente rien, si ce n’est des mots ; on accroît outre mesure le bagage des technologies. Dès lors l’enveloppe de la science est plus que la science même. La philosophie croit avoir fait une découverte plus réelle dans les prédicats et les hypostases, l’objectif et le subjectif, le contingent et le nécessaire, le moi et le non-moi, que dans la définition de son objet, dans l’éducation de la conscience, la liberté de la pensée et l’aspiration vers l’inconnu. Ce qui est trop facile à comprendre paraît dangereux ; on veut un idiome à l’usage des initiés, un instrument qui se prête à la divagation et simule la profondeur. C’est toujours l'histoire de Sganarelle et de son latin. Toute technologie outrée n’a pas d'autre but ; elle sert de masque à la médiocrité ; le vrai talent ne craint pas d’être intelligible. Je vous ai parlé de la philosophie. En chimie, c’est la même chose ; en histoire naturelle, aussi ; en médecine, également. Enfin, dans toutes les branches, la technologie procède par envahissements, elle gagne du terrain comme les plantes parasites ; et si l’on n’y prend garde, elle étouffera la science »

Cette conversation nous avait conduits jusqu'à la porte du savant ; la voiture s’arrêta. Il descendit, et, après l’avoir salué, je me fis reconduire chez moi, un peu revenu de l’infaillibilité des connaissances humaines, et commençant à tenir pour suspecte l’autorité de leurs interprètes.


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