Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XV : Les voyageurs officiels.

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XV LES VOYAGEURS OFFICIELS.

Il est des mortels dont la vie est douce et heureuse : tel était celui qu’Oscar m'amena un jour. Quand un simple citoyen veut voyager, il n'a pas deux manières de s’acquitter de cette fonction sociale. Qu'il roule en diligence ou en chaise de poste, il a besoin de fonds pour payer ses frais de route. Les administrations des messageries et des bateaux à vapeur ne le transportent pas gratuitement. Il faut de l’argent pour les tables d'hôtes, de l'argent pour la chambre d'auberge ; il en faut pour les facteurs, pour les garçons, pour les commissionnaires, sans compter les excédants de poids dans le bagage. C’est une jouissance fort chère que celle des voyages ; elle ne s’exerce qu'à titre onéreux.

L’ami d’Oscar avait renversé les termes d une situation acceptée par tout le monde : les voyages ne lui coûtaient rien ; au contraire, ils lui rapportaient. Par un tour de force inexplicable, si l’on ne savait à quel point le budget a des mœurs simples et des relations naïves, il était parvenu à mettre sur le compte de l'État ses frais de déplacement depuis la malle-poste jusqu’à la note de l'hôtellerie. Encore ne tenait-il pas le gouvernement pour quitte à son égard, et exigeait-il de temps en temps quelques récompenses. Je ne fais aucune allusion à la croix d'honneur. Souvent des frégates mirent à la voile pour transporter sa personne, et des bateaux à vapeur chauffèrent leur machine afin de lui procurer les agréments d’une tournée de plaisance. Partout les consuls se mettaient à ses ordres, partout les ambassadeurs le couvraient d'une protection illimitée.

Quel était donc, me direz-vous, ce prince, ce magnat, ce lord, ce palatin, ce margrave, ce boyard, ce seigneur ? Tout bonnement un archéologue, un dénicheur de pierres frustes. S'il n’avait pas inventé le voyage aux frais de l’État, il l'avait singulièrement perfectionné. On pouvait, en toute assurance, le nommer le roi du genre. Avant lui, l'itinéraire payé des deniers du budget était assez connu, mais cela se faisait timidement, sans aplomb, sans grâce. On avait l'air de regarder ces missions comme des faveurs subreptices, déguisées sous le nom spécieux d’intérêt de l’art. Si les fonds ne s’en dévoraient pas moins, c'était à l’aide de procédés bien peu dignes de la civilisation moderne.

Le procédé du grand Trottemard changea tout cela ; il éleva le voyage aux frais de l’État à la hauteur d’une institution publique ; il en fit une puissance qui s’avouait, qui avait la conscience de sa valeur. Non seulement il ne pratiqua plus la chose à la dérobée et presque honteusement, mais il s’en glorifia sur toutes les colonnes de la publicité, se composa une parure des kilomètres qu'il parcourait, des pays qu'il ne visitait pas, des mœurs qu’il n’observait guère, des inscriptions qu’il déchiffrait peu, et des temples dont il ne retrouvait pas la place. Voilà ce que le grand Trottemard fit pour le voyage officiel ; il est vrai que la leçon ne fut pas gratuite.

Le procédé du grand Trottemard était des plus simples ; et aujourd'hui qu’il est connu, on s’étonne que l'humanité soit restée si longtemps à le découvrir. Un matin à son lever, l'archéologue superlatif se disait en se grattant la tête ;

« Il me semble que j’éprouve le besoin d'aller découvrir un temple dans le Péloponèse ; oui certes, ajoutait-il, et pour la plus grande gloire de l’art. Pour peu qu'on veuille y mettre le prix, j'irai conquérir ce temple. »

Là-dessus il se culottait et allait faire part de son idée au ministre de l'instruction publique. Celui-ci essayait de décliner l’honneur de ce nouveau monument, en objectant que le budget français avait déjà payé soixante-quinze ruines introuvables dans le même Péloponèse ; le grand Trottemard ne se laissait pas déconcerter pour si peu. Il faisait attaquer le ministre par cinq députés et dix-huit pairs de France, et la chasse au monument était ordonnée avec les moyens à l’appui. Les malles-postes et la marine de l'État devaient conduire sur les lieux I’archéologue, et les fonds lui étaient prodigués sous couleur de fouilles et d'excavations.

À peine investi officiellement, notre héros, au lieu de fuir la publicité, allait au-devant d’elle, et envoyait aux journaux la petite note suivante :

« Enfin le ministère a fait quelque chose pour les arts, et nous ne pouvons que l’en féliciter. Il vient de « confier au grand Trottemard une mission de la plus grande importance. Ce savant doit aller dans le Péloponèse « découvrir un temple de Junon. Nos sympathies sont acquises à cette superbe entreprise. Trois dessinateurs « sont attachés à l’expédition. »

Voilà ce qui s’appelle lancer un temple. Ce n'est pas tout. Dans chaque ville importante, en France et à l’étranger, notre héros s'arrêtait, ne fût-ce qu’une heure, pour libeller quelques lignes et les envoyer aux journaux de la localité. On y lisait :

« Le grand Trottemard vient de passer dans nos murs. On sait que cet illustre voyageur se rend dans le « Péloponèse afin d’y découvrir un temple pour le compte du gouvernement français. »

Ce petit avis suivait Trottemard le long de la route, comme le remous suit le bâtiment. On pouvait le lire à Lyon, à Marseille, à Naples, à Malte, à Syra. Ainsi le bruit que menait l’archéologue s’accroissait en allant, et prenait des forces à mesure que se déroulait l’entreprise. C’est surtout dans ce travail de la notoriété, dans cet art de tenir l’attention en haleine, qu’excellait le célèbre voyageur. Qu'il y eût des temples au Péloponèse ou qu'il n’y en eût point, ce n’était pas la question : l’essentiel était de trouver des journaux disposés à célébrer les mérites de la caravane entretenue aux frais du budget français. En retour des sommes allouées, il fallait bien donner signe de vie, et justifier par le zèle les subsides officiels. Le laisser-aller n’est permis qu’aux ambassadeurs de Perse.

Mais c’est sur les lieux mêmes que le grand Trottemard déployait toutes les ressources de son génie. Trois mois après son départ, on pouvait lire dans un journal la lettre suivante, premier monument de la campagne archéologique :

« Sources de l’Hyblagoastos, 3 juin…

« Mon ami, nous sommes arrivés en plein Péloponèse et sur le théâtre de nos opérations. Voici « quarante-trois nuits que je dors à la belle étoile, sous ce ciel de la Grèce toujours étoilé et serein. Je ne « saurais te rendre les émotions que j'ai éprouvées en foulant les champs de bataille d'Épaminondas et le sol « auquel se rattachent tant de traditions. Le pays est si pauvre et si désert, qu'à peine avons-nous pu nous « procurer, pour notre ordinaire, quelques figues et de l’eau potable. C'est pourtant ici, me dis-je souvent, « qu’est le berceau d’une civilisation, mère de la nôtre, le premier foyer d'où les arts et les sciences « rayonnèrent sur le monde. Dans ma caravane, trois hommes ont la fièvre, et moi-même j'en ai ressenti « quelques accès.

« Nos travaux avancent ; quelques indices d'un temple se sont révélés à nos éclaireurs à trois kilomètres d'ici ; je fais lever mes tentes pour aller à sa découverte. J’espère pouvoir doter ma patrie du monument que je lui ai promis.

« Trottemard. »

Quinze jours après, une deuxième feuille recevait la suite de cette communication, et insérait l'extrait suivant :

« Des sommets du mont Krakoussos, 2 juillet.

« Je croyais tenir le temple demandé, mais il nous échappe encore. Ce nétait qu’uue hutte de chevriers. « Cependant un klephte égaré m’annonce positivement que dans la direction de L’E. 1/4 N.-E. je dois trouver un « temple qui fera positivement mon affaire. Je plie bagage et marche dans cette direction. »

AUTRE LETTRE.

« De la vallée du Puffistan, 15 août.

« Enfin le temple est trouvé, et il promet. À vue d’oeil il occupe quatre mille mètres carrés ; c'est l'une des « belles dimensions de l'architecture antique. Celui d'Éphèse, dont j’ai retrouvé naguère les fondations, n’occupe « pas une plus grande surface de terrain.

« Il faut aller au ministère de l’instruction publique pour réclamer les fonds nécessaires aux premiers « travaux. La majesté de ce temple exige que l'on fasse très-bien les choses et qu’on ne lésine pas sur les « allocations. Je m’épanouis d’orgueil en songeant que je vais faire hommage à la France d'un monument « entièrement inédit. Nous procédons demain aux fouilles sur une très-grande échelle ; mais il nous faut de « l'argent, beaucoup d’argent. Les figues sont hors de prix, et on ne peut pas les remplacer par des pommes de « terre frites. Le pays n’en produit pas.

« Trottemard. »

AUTRE LETTRE.

« Du village l’Acrocéronaupantoufle, le 18 octobre.

« J’ai reçu les sommes que le gouvernement nous a fait passer, et j’écris au ministre pour le remercier de « cet envoi. Il appartenait à un érudit comme lui, qui porte dans son cœur le culte de l’antiquité, de venir au « secours d'hommes dévoués à la science. La postérité lui tiendra compte de cette grande et généreuse « sympathie.

« Malheureusement le temple sur lequel nous comptions ne s'est pas réalisé : c'était tout bonnement le « mur d’enceinte d'une bergerie abandonnée. Mais je ne désespère pas pour cela de découvrir ce monument. « On vient de me dire que vers le S.-O. il existe des vestiges qui ont tout le caractère d'un édifice consacré au « culte. J’y cours, j'y vole.

« Que l’on continue à nous tenir pourvus de numéraire. Les vivres sont toujours ici à des prix fous. Nous « payons un mouton au poids de l'or et ne vivons souvent que de racines. Le dévouement à la science nous « soutient.

« Trottemard. »

Tels sont les chefs-d’œuvre au moyen desquels l’archéologue réchauffait de temps en temps la générosité du budget et perpétuait son nom dans les colonnes des journaux. Bien que le temple semblât fuir devant la poursuite du voyageur, celui-ci espérait toujours mettre la main dessus, et ne demandait qu’un petit crédit supplémentaire pour se procurer l’objet désiré. On allait ainsi de déception en déception jusqu’à ce qu’un ministre de mauvaise humeur coupât brusquement les vivres à l’archéologue. Alors le voyageur revenait en France, dépourvu de toute espèce de temple, et faisant retentir l’air de ses cris. Avec dix mille francs de plus, le monument était découvert, en lésinant, on lui avait fait manquer sa fortune ; à l’entendre, il était volé. Cependant sa mission avait coûté soixante et dix mille francs.

Tout autre que le grand Trottemard eût été rebuté par ce premier échec ; lui n’y puisait qu’une force nouvelle. Le temple étant usé, il passa à d’autres exercices. Tantôt c’était le bras de la Vénus de Milo qu’il s’agissait de retrouver, tantôt une inscription babylonienne, égarée sur les bords de l’Oronte, réclamait sa présence : un jour il s’agissait d’aller reconnaître les ruines d’une ville assyrienne ou mède ; une autre fois de déterminer le cours d’un ruisseau de la Cyrénaïque. Le prétexte importait peu, l’allocation était tout.

C’est cependant là une bien singulière justice distributive. Qu’un auteur demande l’assistance du budget pour des travaux qui peuvent exercer une influence féconde sur le sort des populations, répandre des idées morales, des vues saines, des principes utiles, on lui répond qu’il ait à marcher seul et que l’État ne lui doit rien. C’est bien, si telle est la loi commune. Mais qu’on vienne proposer au gouvernement d’aller faire au loin des recherches coûteuses et stériles, de déterrer quelques hochets d’une érudition frivole ou d'une antiquité suspecte, oh ! alors, le trésor public est moins rigoriste, il a des fonds, et il les distribue au hasard avec une entière prodigalité. Si quelques parasites vivent de ce gaspillage, rien n'en profite, ni l’art, ni la politique, ni la science.

Il faut que le grand Trottemard eût compris que ces plaisanteries ne pouvaient avoir qu’un temps, car lorsque Oscar me le présenta, il avait renoncé aux voyages. Il semblait vouloir désormais frustrer la France, la belle France, de tous les temples qu’il aurait pu ne pas découvrir. Toutefois, avec son activité et son ambition, le célèbre archéologue n'était pas homme à quitter ainsi la partie. Il avait alors en vue quelque chose de solide et de permanent en place de missions précaires et nomades, et je ne serais pas étonné de le voir un jour protecteur général de la confédération des beaux-arts de France et de Navarre. Il est plus facile d'inventer des places que de découvrir des temples.


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