Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XVI : Une Putiphar — Préliminaires d'un emprunt russe. — Partie carrée.

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XVI UNE PUTIPHAR. — PRÉLIMINAIRES D’UN EMPRUNT RUSSE. — PARTIE CARRÉE.

Depuis quelque temps, je remarquais avec un contentemenl mêlé d’orgueil que ma personne avait produit un certain effet, sur la princesse Flibustofskoï. Des œillades significatives, un air langoureux et mélancolique, de certaines poses, quelques soupirs à demi étouffés semblaient être les symptômes irrécusables du ravage que j’exerçais et des combats d'un cœur qui reculait devant sa défaite. De toutes les couronnes que j'avais rêvées, l’amour d'une grande dame était celle qui flattait le plus ma vanité. Il n'est rien de tel pour poser un homme ; cela indique qu'il est du monde et qu'on peut l'avouer. Distingué par une princesse, je passais prince, et même mieux ; je touchais de la main gauche aux grands blasons du Nord ; je rendais à la Russie une portion des dommages qu’elle cause à la France par l'intermédiaire des diplomates blonds, à la taille de guêpe, fléaux et délices des boudoirs parisiens ; je vengeais ma patrie en effectuant une conquête sur l'étranger. Telle était la théorie de ma situation.

Faut-il le dire ? une crainte me retenait encore. On va me trouver bien naïf, bien bourgeois, si j'en fais l'aveu. Je craignais que le bruit de mon triomphe ne parvînt aux oreilles de Malvina. Jusqu’alors la paix avait régné dans mon ménage ; mes écarts d’ambition n’avaient altéré en rien nos relations intérieures. En franchissant ce pas nouveau, deux choses étaient à redouter, les scènes domestiques et les représailles. Quand la colère s’emparait de madame Paturot, elle ne ménageait rien, ni ma personne, ni les autres meubles du logis ; son premier moment était toujours dur à passer, et il était rare qu'il ne laissât point de traces. Ensuite, tout dérèglement s'expie et doit s'expier. Lorsque celui à qui il appartient de donner l’exemple manque à ses devoirs, il autorise autour de lui l’inconduite. J’avais, à ce point de vue, un profond sentiment d’impartialité et de justice ; je n’admettais pas, avec quelques casuistes, que l'un des sexes doit jouir ici-bas de plus de franchises que l'autre. Ce système n’eût pas convenu d’ailleurs à Malvina, qui professait, à propos du mariage, des doctrines radicales et entendait vivre sur le pied d'une égalité absolue. Ses succès dans les rôles culottés tenaient à cette disposition d'esprit. Ainsi, d’un côté, les principes, de l'autre, une inquiétude vague m’empêchèrent longtemps d’abonder, dans les regards assassins de la princesse autant qu'elle l’eût désiré.

La chose eût pu durer longtemps ainsi, elle s’avançant de plus en plus, moi reculant toujours, si un être sauvage ne s’en fût mêlé. Le feld-maréchal Tapanowich me fit l'honneur de devenir jaloux de moi. Toutes les fois que je mettais le pied sur le seuil de l'hôtel, j’étais sûr d’apercevoir le Tartare, errant comme un ours démuselé, me poursuivant de son œil fauve, et faisant entendre, à mon approche, un grognement farouche. Plus d’une fois la princesse avait dû venir à ma rencontre pour que ce guerrier déchaîné ne me manquât point de respect, et, dans ces occasions, elle lui adressait, en langue moscovite, une correction sévère que le pandour recevait l'oreille basse, comme un animal que l’on gronde. Cette exécution faite, la palatine m'introduisait dans son boudoir, où tout respirait la séduction et la grâce. Sous un demi-jour vaporeux, dans une atmosphère imprégnée de parfums énervants, je sentais ma force s'en aller, mes scrupules s’évanouir. La dentelle seule déguisait ce que sa personne offrait de désirable, et l'on sait comment la dentelle déguise ces objets-là. Sa voix, d’ailleurs, avait un timbre qui pénétrait jusqu’à l’âme, et des sons si doux, qu’on eût dit l’organe d’un enfant. Tout, dans la pièce, était disposé pour l’effet, et de manière à amener un clair-obscur favorable au rajeunissement et à l’amoindrissement des formes. Je ne sortais jamais de là sans y laisser un peu de ma raison et de ma vertu.

La conduite du feld-maréchal amena enfin une explosion. Le Tartare affectait à mon égard des manières qui devenaient intolérables ; il me toisait désagréablement, il frisait ses moustaches à mon aspect, en articulant des jurons russes qui provoquaient les rires de la valetaille.

« Ah ! c’est comme ça que tu le prends, vilain Kalmouck, me dis-je. Tu regimbes avant de sentir le mors ! c’est bon ! c’est bon ! On te fera voir comment se venge un Paturot ! je ne te dis que ça, tartare ! ».

Ce jour-là, j'entrai dans le boudoir de la palatine avec un air conquérant qu’elle ne m’avait jamais vu. Un marquis du dix-huitième siècle n’eût pas pris une pose plus dégagée ; j’étais fringant comme un séducteur du temps de la régence.

« Qu’avez-vous donc, monsieur Paturot ? » me dit la princesse étonnée. « C’est singulier, » ajouta-t-elle, en me regardant fixement.

Je lui pris la main, une main admirable, et la portai fort cavalièrement à mes lèvres :

« J’ai, adorable princesse, lui dis-je, une toute petite fantaisie, un rien. Je veux casser, un de ces matins, ma cravache sur la figure de ce drôle de Tapanowich.
— Du feld-maréchal ! s’écria la palatine, dont la physionomie trahit un soudain effroi.
— Feld-maréchal ou caporal, peu m'importe. Il n’a point affaire à un serf de la Crimée. Je lui couperai le visage au feld-maréchal.
— Monsieur Paturot, est-ce bien sérieusement que vous parlez ? dit la princesse.
— Très-sérieusement, mon adorable ; aussi sérieusement que je suis l’esclave de vos grâces. Ce pandour me déplaît ; on dirait le dragon de la toison d’or. Eh bien, il trouvera ici un Jason ; je le fendrai en quatre.
— Monsieur Paturot, me dit la princesse avec solennité, vous ne le ferez pas.
— Je le ferai, madame, car l’animal devient trop farouche. Avant de le conduire en France, on aurait dû un peu mieux l'apprivoiser.
— Vous ne le ferez pas, vous dis-je, car je vous le défends. »

En prononçant ces mots la princesse se leva : son visage était imposant ; sa parole était brève et pleine d’autorilé. Cependant, avec la disposition d’esprit où je me trouvais, cet ordre me trouva rebelle. II m’arriva ce qui arrive aux gens qui s'exaltent davantage à mesure qu’on les retient, et qui ont d’autant plus soif du danger, qu’ils sont certains qu’on les empêchera d’y courir.

« Eh bien, madame, ajoutai-je avec une grande résolution, votre défense sera vaine ; je ne vous obéirai pas. »

Il faut que j’aie articulé ces paroles avec l’accent d’un homme bien décidé : car, sur-le-champ, la fierté de la princesse s’abaissa. Par un brusque mouvement, elle se laissa tomber sur un divan, en portant la main à son front, comme si une pensée cruelle l’eût accablée. De temps en temps de petits mouvements convulsifs attestaient un combat et une angoisse ; ses beaux cheveux déroulés flottaient sur son visage et ses épaules ; enfin, des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Jamais je n’avais vu une douleur si belle : mon masque d’homme à bonnes fortunes tomba devant ce spectacle ; j’étais profondément ému.

« Princesse, lui dis-je, qu’avez-vous donc ? »

Elle jeta sur moi un regard plein à la fois d’abandon et de mélancolie.

« Jérôme ! Jérôme ! dit-elle, vous me ferez mourir !
— Moi, Catinka ! »

La glace était rompue : Catinka d’une part, Jérôme de l’autre ; on va vite et loin dans ce chemin. L’émotion était d’ailleurs bien vive, l’occasion bien engageante. Je franchis le dernier pas, et payai de hardiesse. Ce ne fut qu’un peu tard que nous reprîmes notre sang-froid, et alors la princesse alla d’elle-même au-devant d’une explication, que j’écoutai en vainqueur.
— Vous vous étonnez peut-être, Jérôme, me dit-elle, de l’empire qu’exerce ici le feld-marédial Tapanowich. Cela tient à des considérasrations politiques, à un secret d'État. Hélas ! puis-je désormais rien vous cacher ?
— Parlez, Catinka, vous versez vos confidences dans l'oreille d'un honnête homme.
— En Russie, mon ami, nous sommes tous esclaves, petits ou grands. Que j'habite Moscou ou Paris, il faut que l’empereur sache ce que je fais. C'est notre servitude, à nous autres boyards qui descendons des Démétrius, dont les Romanzoff ont usurpé les domaines. On a toujours peur que nous ne remontions sur le trône de nos pères.
— Ah ! diable, ce serait grave, en effet.
— Aussi l’empereur place-t-il à nos côtés des satellites. Le feld-maréchal est chargé d’écrire jour par jour à Nicolas tous les détails de ma vie privée et publique. Il lui mande quelles personnes je vois, quelles réunions je fréquente. Tapanowich est mon espion !
— Vil Tartare! ça se lit sur sa physionomie !
— À toute heure il peut entrer dans mon salon, dans mon boudoir, jusque dans ma chambre à coucher !
— Sbire, va ! gendarme moscovite. Et vous ne voulez pas que je lui coupe les oreilles, Catinka ?
— Y pensez-vous, Jérôme ! un homme qui fait métier de tirer l’épée et le pistolet !
— Bah ! bah ! dis-je avec moins de confiance.
— Un bretteur qui a eu cinquante-deux duels à Saint-Pétersbourg, quarante-quatre à Moscou.
— Ce sera un de plus, ajoutai-je fort ébranlé.
— Un spadassin, Jérôme, un vrai spadassin ! Et puis voulez-vous tout savoir, mon ami ? vous me perdriez !
— Ah ! dis-je en respirant un peu plus à l'aise, si cela est ainsi, n’en parlons plus ; je désarme. Moi, vous perdre, jamais ! Je pardonne à ce Tartare.
— Je n’attendais pas moins de vous, Jérôme, dit la princesse en m’entourant de ses bras. Vous êtes un homme vraiment chevaleresque.
— Au fait, ce Kalmouck ne vaut pas même un coup d’épée. Avec son gros ventre et sa moustache à fils d’argent. Feld-maréchal de contrebande, je t'amnistie et te méprise. Voilà.
— Modérez-vous, mon ami, cet homme est à ménager. Vous savez que j’ai de vastes propriétés dans l'Ukraine.
— Oscar me l’a dit, palatine ; sur les bords fortunés du Don. Vingt- deux mille serfs et trois cent vingt-deux mille bêtes à laine.
— Qu’importe le nombre ? l’essentiel est de pouvoir en disposer. Encore une servitude des boyards, mon ami. L’empereur nous supprime nos revenus quand il le veut. Tant que Tapanowich envoie des rapports favorables, je touche mes fermages ; mais au moindre mot désavantageux, on me coupe les vivres. Voilà les libertés de la Russie.
— Diable ! diable ! le procédé est légèrement cosaque. Alors le feld-marécbal tient les clefs du coffre. Décidément c’est un homme à soigner. Je retire ce que j’ai dit de désagréable sur son compte.
— Bon Jérôme !
— Adorable Catinka !

L’entrevue se termina par de nouveaux engagements, et je retournai chez moi à la fois satisfait et troublé, malheureux de mon bonheur, heureux de mes inquiétudes. Il me semblait que Malvina allait lire sur mon front les détails de mon aventure et provoquer des explications orageuses. Tout le long du chemin, j’avais cherché à composer mon maintien. Quand j’arrivai à ma porte, je repris haleine pour me remettre de la marche et me faire une figure plus calme et plus naturelle. Il n’y a rien qui soit plus incommode qu’une mauvaise conscience : elle s’effraye de fantômes. Cependant, dès que j’eus embrassé Malvina, je fus rassuré. Jamais elle ne s’était montrée si caressante et si heureuse de me revoir. Elle faisait sauter ses enfants sur ses genoux, allait et venait avec une pétulance extraordinaire.

Cette gaieté me rendit la mienne ; ce sang-froid me fit retrouver mon aplomb. Cependant Malvina vint s’asseoir à mes côtés, et, tout en me donnant notre petit garçon à embrasser :

« Tu ne sais pas, bon ami ? me dit-elle.
— Quoi donc !
— Oscar a emménagé au cinquième dans la maison ! Tu sais qu'il avait donné congé de son atelier.
— Oui, mais il cherchait ailleurs.
— Il n’a rien trouvé, et il a pris notre cinquième. Ces artistes c’est comme ça, des sans-gêne ? Ah ! il n’a pas demandé la permission, au moins. »

À vrai dire, je trouvais le procédé un peu cavalier. Sous le prétexte d’une surveillance artistique, le peintre ordinaire de Sa Majesté s’était réservé dans la maison en construction tout un étage qu’il faisait disposer à sa fantaisie. Il aurait pu attendre, pour s’installer à nos côtés, que nous eussions changé de demeure : c’était l'affaire de quelques mois. Oscar n’avait pas voulu se résigner à ce délai ; il venait de faire acte de prise de possession, et mes maçons travaillaient déjà pour lui arranger un atelier provisoire. C’était abuser de l’amitié et du droit d’hospitalité.

Peut-être Malvina aurait-elle pu s’y opposer davantage ; quant à moi, sous le coup des aventures de la journée, c’est à peine si je pris garde à cette circonstance. La familiarité d'Oscar dans mon logis formait une diversion que je regardais comme précieuse : il me semblait qu’il devait distraire madame Paturot de ses jalousies ; c’était un but essentiel à atteindre. La vue de l’homme est assez courte : quand un objet Ie fixe fortement, tous les autres lui échappent. Oscar, d’ailleurs, avait un merveilleux talent pour s’envelopper d'une plaisanterie qui le rendait insaisissable. Quand je le revis, il me raconta ses diverses tribulations dans la recherche d'un atelier, et me prouva que s'il n’avait pris le parti de venir s'établir chez moi, il courait le risque de coucher dans la rue. Il fallut se résigner ; nos greniers furent inondés de paysages : nous eûmes de la verdure jusque sous les toits.

Du reste, j'oubliai bientôt cet incident, qui ne me revint que plus tard à la mémoire. Le tourbillon allait de nouveau m’emporter, de manière à me laisser à peu près étranger à ce qui se passait dans ma maison. Une intrigue avec une grande dame venait de me jeter dans une nouvelle sphère, et en même temps la politique allait s’emparer de moi. En contact journalier avec les puissants du jour, la pensée d'un rôle plus élevé devait naturellement me gagner. Je m’y abandonnai, car j’étais réservé à toutes les épreuves de l'ambition et à toutes les déceptions de la grandeur. Mon exemple aurait été incomplet et mon expérience insuffisante, si je n’avais pas frayé tous les Capitoles et gravi tous les Calvaires.


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