Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XVII : La haute politique. — Candidature parlementaire de Paturot.

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XVII LA HAUTE POLITIQUE. — CANDIDATURE PARLEMENTAIRE DE PATUROT.

« Oui, monsieur Paturot, nous manquons surtout à la Chambre d’hommes comme vous, fermes dans leurs principes, fidèles au roi et aux institutions.
— Monsieur, répondis-je, vous me faites trop d’honneur : je n’oserai jamais viser aussi haut. Il faut pour cela plus de lumières et d’études que je n’en ai.
— Eh ! monsieur Paturot, vous n’en conviendriez que mieux. Les députés raisonneurs abondent ; ce qui devient rare, ce sont les députés fidèles, et vous seriez de ceux-là.
— Je m’en flatte, monsieur.
— L’esprit nous perd, voyez-vous ; la démangeaison de la parole fait des ravages effrayants. Tout le monde veut avoir un avis et prononcer un discours. Si l’on n’y prend garde, ce gouvernement-ci périra par les dialecticiens et les bavards. Vous ne donneriez pas dans ces excès, monsieur !
— J’ose le croire.
— Vous aimez le roi, vous ne raisonneriez pas votre dévouement.
— Si je l'aime, mon souverain ! c’est me faire injure que d’en douter. Vive le roi. monsieur, vive le roi !
— Contenez-vous, monsieur Paturot, on nous observe.
— Ah ! mais, c’est comme ça ! Quand on touche cette corde, ça me part, voyez-vous. Vive le roi !
— Quel dommage qu’il n’y ait rien de libre pour le moment, pas le moindre vide, pas la moindre vacance ! Voyez, cherchez vous-même, monsieur Paturot, nous vous appuierons. »

Celui qui me parlait ainsi était un tout jeune homme, blond et chevelu, d'une figure heureuse et expressive, secrétaire intime d'un ministre, et faisant de la politique en artiste. Cet aplomb avec lequel il semblait disposer d’un siège au parlement cadrait mal avec un extérieur à la fois trop mondain et trop imberbe. Il était difficile de croire qu’un tel pouvoir fût tombé en de telles mains, et que les destinées du pays se trouvassent à la merci d’une maturité si précoce. Comme manières et comme tenue, on ne pouvait rien désirer de mieux ; mais la science du gouvernement ne réside pas toute dans la coupe du frac et dans la plastique du pantalon. On ne sauve pas les empires avec des gilets irréprochables et le culte exclusif du cuir verni ; il est plus aisé de changer de gants que de régir les États. Aussi se prenait-on involontairement à douter, en voyant ce jeune homme d’État, qu’il eût réellement l’influence qu’il s’attribuait, et jouât le rôle dont il avait la conscience.

Rien n’était cependant plus réel : l'adolescent si parfaitement ganté et chaussé gouvernait le ministre, et le ministre gouvernail le conseil, le tout dans le cercle de la fiction et de la responsabilité représentatives. On sait qu’à toutes les époques il y eut de ces fortunes de contre-coup. Sous Louis XV, les maîtresses du roi disposaient des faveurs et de l’argent du trésor ; sous Louis XI, le compère Tristan et le barbier Olivier le Daim furent les agents et les inspirateurs de la royauté ; Henri III eut des menins influents, comme Élisabeth d'Angleterre eut des favoris impérieux. Toujours et partout, derrière les pouvoirs apparents se cachèrent des puissances décisives, quoique effacées. Le mécanisme du gouvernement ressemble à tous les mécanismes ; ce qui se voit le moins, c’est le moteur. Le jeune homme d'État, sans avoir précisément cette importance, était un rouage essentiel du gouvernement : quand il parlait de faire un député, il ne se targuait pas de plus d’autorité qu'il n’en avait, et usait seulement d’une situation acquise.

Aussi fus je touché de l’ouverture qu'il venait de me faire. Nous étions alors dans les salons de la princesse palatine, ouverts, comme l’on sait, à des visiteurs de tous les rangs et de toutes les positions. L’une des fonctions du secrétaire intime du ministre consistait principalement dans ce voyage pittoresque à travers les réunions de la capitale. On le trouvait, on le voyait partout, au théâtre et au bal, dans les concerts et dans les cercles : il avait un pied dans toutes les maisons considérables, une oreille à toutes les portes. Il n'est point, ici- bas, de force qui n’ait une raison d'être : la force du secrétaire intime était là, dans cette surveillance attentive de l’opinion, dans cette étude vigilante des habitudes, des mœurs, des faiblesses individuelles. C’était un homme du monde, sachant causer, sachant écouter, faculté plus rare encore. Dans la maison du ministre, dont il était à la fois l’ami et le confident, personne ne donnait un avis qui valût le sien, soit pour l'ameublement, soit pour la toilette. S’agissait-il d’un bal à la cour, on le consultait pour le costume, on l’initiait aux moindres fantaisies, aux moindres caprices, bien plus graves que les affaires de l’État. Il avait ainsi mille occasions d’assurer son empire, de se rendre essentiel, indispensable. Le service public se compliquait d’une foule d’attentions privées, et ces dernières entraient pour beaucoup dans les titres administratifs du jeune Sully et dans le maintien de son influence.

J’avais donc dans les régions officielles un puissant protecteur. Un entretien avait suffi à l’ami du ministre pour entrevoir le parti que l'on pouvait tirer d’un dévouement comme le mien. En matière politique, je n’ai jamais su me contenir. Quand je parlais des factieux, mes yeux lançaient des éclairs ; quand il était question de la dynastie, des larmes venaient mouiller mes paupières. On me citait dans la garde nationale comme le chef de bataillon le plus ardent, et les salons avaient plus d’une fois retenti de mes doléances contre la liberté illimitée de la presse. Là-dessus j’étais intarissable. Qui entretient dans la société cet état de trouble et de division qui la dévore ? La presse. Qui nous empêche de reprendre en Europe le rang qui nous appartient, par exemple la frontière du Rhin et de la Belgique ? La presse, en effrayant les souverains absolus. Qui occasionne les débordements périodiques des fleuves et des rivières ? La presse, en blâmant le culte de l’intérêt matériel et en détournant l’administration des travaux d'endiguement. Qui attaque constamment le travail national ? La presse, en appelant les produits étrangers sur le marché national. Voilà le thème que je développais de mille manières et avec un succès toujours nouveau. Ma haine contre la presse composait toute ma politique, et quand j’étais dans mes bons jours, mes sorties allaient jusqu'à l'éloquence.

« On a parlé des sept plaies de l’Égypte, disais-je ; la France n’a qu'une plaie, le journalisme. Sans les journaux, il n’y aurait plus dans notre beau pays ni misère, ni gastrites, ni émeutes, ni affections de poitrine. Les trois premières pages d’un journal sont l’origine de tous les troubles ; la quatrième page est l’origine de toutes les maladies, sans compter les cosmétiques. D'un côté, on fait appel aux révolutions ; de l’autre, aux toux, aux crampes d’estomac, à la calvitie et à la phthisie. Le journal empire les unes et les autres, et ne guérit pas plus les souffrances populaires que les cors aux pieds. Telle est ma manière de voir. »

Cette attitude délibérée, ces airs méprisants vis-à-vis du quatrième pouvoir, faisaient presque toujours sensation dans les salons et dans les corps de garde. J’étais noté désormais comme un homme sûr, et les avances du secrétaire intime n’étaient pas placées au hasard. Il ne restait donc plus qu’à chercher un collège propice à ma candidature. Des élections générales allaient avoir lieu : de tous les côtés on s'y préparait. Impossible de songer à Paris, sur lequel trop d’horlogers, banquiers, marchands de bois et de nouveautés avaient jeté leur dévolu. Il n’y restait plus de place pour un bonnetier, meme comme assortiment. La province seule offrait quelques chances, et encore fallait-il choisir dans la province un arrondissement vacant et accessible. Le hasard me servit au delà de mes vœux. J’ai déjà dit que les Paturot étaient originaires du centre de la France et de la zone pauvre et montagneuse d’où s’échappent chaque année tant d’émigrants. J’avais conservé là-bas une tribu de cousins qui excellaient dans la fabrication des fromages, et s’étaient acquis un rang distingué dans l’éducation des bestiaux. Une ferme ou deux, partie de l'héritage de mon oncle, m’y assuraient un cens suffisant pour y transporter mon droit électoral : une déclaration, faite en temps utile, devait régulariser cette position. Tout, d’ailleurs, concourait à me faire choisir ce terrain comme propice à une lutte politique. Le député de l’arrondissement était un avocat célèbre sur les bancs de l’opposition. Le ministère redoutait sa dialectique pressante et l’inflexible énergie qu’il déployait dans ses attaques. L’évincer pour me faire élire offrait donc un double avantage, celui de remplacer un vote hostile par un vote favorable, un raisonneur par un homme incapable de raisonner.

Quand mon choix fut fait, je me rendis chez le secrétaire intime, qui me reçut avec une politesse extrême.

« Eh ! c’est ce cher monsieur Paturot ! Quel bon vent vous amène, monsieur Paturot ? Sommes-nous toujours furieux contre la liberté illimitée de la presse ?
— Toujours, monsieur ! le plus beau moment de ma vie sera celui où j’aurai vu un folliculaire monter sur l’échafaud. La France n’aura de récoltes suivies qu’à ce prix. Ces gens-là troublent l’ordre des saisons.
— Vous croyez !
— C’est comme je vous le dis : ils portent atteinte au travail national ; ils faussent le bon sens national.
— Excellent monsieur Paturot ! je comprends votre exaspération. L’industrie a besoin de sécurité, d’avenir… Voyons maintenant ce qui vous concerne. »

Je fis part alors au secrétaire intime de l’idée qui m’était venue, et lui racontai avec détail sur quoi je fondais mes espérances. À mesure que j’avançais dans cette confidence, je voyais le visage de mon interlocuteur s’épanouir ; il semblait heureux, rayonnant.

« L’arrondissement qui nomme ***, disait-il, comme s’il se fut parlé à lui-même ! Quelle victoire si nous laissions ce puritain sur le champ de bataille !
— Oui, lui dis-je en répondant à cette pensée, nous le mettrons hors de combat, ce bavard de l’opposition, ce Don Quichotte des économies. J’ai là-bas une légion de Paturot, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, Paturot-Gros-Jean, Paturot-Guillaume. Les Paturot ont peuplé l’arrondissement : ils sont aussi vieux que nos montagnes. Vous verrez !
— Si cela est ainsi, monsieur Paturot, croyez bien que le gouvernement du roi suivra avec le plus grand intérêt les progrès de votre candidature. Préparez-la d’avance ; le temps est pour beaucoup dans des entreprises semblables. Ne ménagez rien de votre côté : quant à l’administration, elle fera son devoir. Dès aujourd’hui j’en parlerai au ministre. Évincer *** ! quel triomphe !
— Je le ferai lapider par nos bergers, dis-je avec chaleur.
— Point de sévices, monsieur Paturot ; le gouvernement du roi repousse de tels moyens. C’est par la persuasion qu’il faut ramener vos montagnards. L’arrondissement est aujourd’hui dans une très-bonne condition pour revenir à un meilleur choix. Depuis six ans qu’il persiste à élire un orateur de l’opposition, on n’a rien fait pour lui. Cela s’appelle prendre les localités par la famine.
— O science du gouvernement, que je te reconnais là ! m’écriai-je transporté.
— Il y a donc, dans les diverses communes, bien des clochers à réparer, bien des routes à remettre en état. Quelques semaines avant l’élection, nous verrons à prendre nos mesures. Nous débarrasser de*** ! savez-vous que c’est une idée ingénieuse que vous avez eue là, monsieur Paturot ?
— Oui, un diamant brut ; mais comme vous le taillez, comme vous en tirez parti ! Parole d’honneur, je vous admire, monsieur le secrétaire.
— De grâce !
— Non, voyez-vous, cela déborde ! Je nourris certainement pour Napoléon un culte particulier ; je fais profession de croire que le premier venu ne gagnerait pas la bataille d'Austerlitz ; l’opinion peut être hasardée, mais elle est consciencieuse.
— Elle est juste aussi.
— Eh bien, ma passion pour la mémoire du grand homme ne m’empêche pas de reconnaître tout ce qu'il y a d’impérial dans la manière dont vous avez sur-le-champ compris notre bataille électorale. C’est de la haute stratégie, monsieur. Napoléon n’aurait pas mieux tracé un plan de campagne. Coup d’œil d'aigle, vraiment !
— Vous me flattez !
— Je suis de votre école, monsieur ; c’est comme cela que je comprends le gouvernement. La force du lion…
— Et la prudence du serpent, n’est-ce pas, monsieur Paturot ? Eh bien, ayons l'une et l’autre. Mûrissez votre affaire, et surtout évitez de l’ébruiter. Votre concurrent est populaire dans le pays, il est actif, il est adroit.
— Ne m’en parlez pas, monsieur, je ne l’ai jamais vu, mais je le déteste. Un homme vendu au parti factieux, cela m’exaspère. Je commence à comprendre le crime. »

Un huissier entra et coupa court à notre entretien. Il fut convenu que je me préparerais de longue main à la lutte électorale sur le terrain que j’avais choisi. Plusieurs mois nous séparaient encore de la dissolution de la Chambre, ce qui me laissait une grande latitude d’action. J’eus le temps nécessaire pour me faire porter sur les listes de l’arrondissement. Un vieux château était à vendre dans la contrée ; je le fis pousser aux enchères par un tiers, et m'en rendis adjudicataire. Comme revenu, c’était une acquisition détestable ; les champs se trouvaient en mauvais état de rapport, et les constructions étaient fort délabrées. Mais peu importait ! Il s’agissait d’avoir un pied-à-terre seigneurial, un manoir qui relevât, aux yeux de ces enfants des montagnes, le nom peu aristocratique de Paturot. Avec cent mille francs, j’obtins la propriété et toutes les attenances et dépendances. Je devins ainsi Paturot de Valombreuse : j’eus des fermiers, des troupeaux, une bergerie modèle, un petit haras dans lequel je distribuai généreusement les saillies et dont les sujets demi-sang firent un grand bruit dans toute la zone environnante. Avant de paraître en personne dans le pays, je préparai la popularité de mon nom et le succès de ma candidature.

Ces préliminaires électoraux n’eurent pas lieu, comme on le pense, sans porter une certaine atteinte à ma caisse. L’argent et les billets de banque commençaient à disparaître plus vite qu ils ne rentraient. La maison en construction absorbait des sommes considérables : le château en province, outre le prix d’achat, ne coûtait pas moins en réparations et améliorations. Les dépenses de toilette et de maison ne faisaient qu'augmenter chaque jour, et le peintre ordinaire de Sa Majesté, escorté de sa légion d'artistes, se livrait à un système d'emprunts forcés et interminables. Par une coïncidence déplorable, une nouvelle brèche fut bientôt pratiquée dans mes finances. Le feld-maréchal Tapanowich devenait de plus en plus farouche : il ne pouvait pas s'habituer à mon intimité avec la princesse. Celle-ci avait beau le prendre, tantôt par la violence, tantôt par la douceur, gronder le Tartare ou le caresser : il se montrait inflexible, intraitable. J’avais pardonné au Moscovite ; mais le Moscovite ne me pardonnait pas. Toutes les fois que je paraissais à la porte de l’hôtel, j étais sûr de le trouver là comme un remords accusateur ; il dirigeait sur moi son œil furibond en guise de poignard, et ses grognements m'accompagnaient jusqu'au boudoir de ma Dulcinée. Enfin, la catastrophe éclata. Un jour, je trouvai la princesse palatine en larmes. À peine m’eut-elle aperçu, qu’elle se précipita dans mes bras.

« Mon ami, s’écria-t-elle, nous sommes perdus : Tapanowich nous a dénoncés, et l’empereur Nicolas me foudroie ; je suis en disgrâce.
— Eh bien, dis-je un peu légèrement, qu’importe, si je vous reste ?
— Excellent Jérôme ! j’étais bien sûre qu'il ne me renierait pas ! Mon ami, vous êtes un grand cœur ! »

J'étais enlacé ; il n’y avait plus à s’en dédire. La palatine me raconta comment Tapanowich lui avait fait supprimer ses revenus, ce qui la plaçait dans une situation assez embarrassante. Les trois cent vingt-deux mille moutons allaient être tondus au profit du fisc russe, procédé fort gênant pour les vingt-quatre heures. Impossible de reculer ; la botte était directe, et je m’étais enferré avec trop de maladresse pour pouvoir me tirer de là sans blessure. J’offris dix mille francs ; la princesse en accepta vingt, en me proposant en retour une délégation sur son intendant de l'Ukraine. C’est ainsi que je disséminais mon or dans tout l’univers, sur les montagnes et dans les plaines. Mais j’avais, comme perspective et comme garantie, un siège au parlement et une hypothèque en première ligne sur les bords fortunés du Don.


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