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Le moment des élections générales arriva. Dans des occasions semblables, il règne toujours un peu de fièvre à la surface du pays : les ambitions s’inquiètent et s'agitent, l'effervescence des intérêts se mêle à l’activité des amours-propres, le calcul à la passion. Pour un ministère, il s’agit de l’existence ; pour un candidat, il s'agit d’une influence à acquérir ou à maintenir. Dans un pays d'égalité, ce sont encore les moyens de domination que l'on se dispute. L'homme est ainsi fait : il s'accommode difficilement de ce qui est au-dessus de lui, parfaitement de ce qui est au-dessous. Obéir lui est intolérable, commander lui paraît doux. Aussi ceux qui rêvent un régime où tout le monde commandera, sans que personne soit tenu d'obéir, sont-ils sur le chemin du problème le plus difficile qu’ait pu agiter l'esprit humain.
J’étais dans le foyer même de la grande ébullition et acteur de ce drame mêlé de comédie. Il en est du combat électoral comme de tous les combats : l’assurance croit en raison du temps de service, l’expérience ne vient qu’avec les chevrons. J’en étais à ma campagne de début, j'allais au feu pour la première fois : un peu d'hésitation et de crainte m’était permis. Candidat avéré du ministère, je croyais d’ailleurs que des mains puissantes me soutiendraient à mon insu, et qu’il ne me resterait qu’à modérer les excès de zèle. J’avais peur d’être comblé de moyens de séduction, et je me disposais à montrer, dans l’emploi des faveurs administratives, une réserve, une dignité qui devaient me réconcilier avec ma conscience. Que je connaissais peu cette grande curée que l’on nomme une élection, cette chasse aux crédits ordinaires, extraordinaires et supplémentaires, aux objets d'art, encouragements, subventions, souscriptions et autres allocations ! De tous côtés s’agitaient déjà les vétérans de la Chambre, procureurs et avocats généraux, légion d’un appétit proverbial ; les députés qui ont des enfants à nourrir ou des chemins de fer à placer : enfin, tous ceux qu’une candidature manquée précipiterait de leurs positions et foudroierait comme des Titans. Il faut voir quel ressort donne à l’activité humaine une réélection qui se complique de pot-au-feu, et réagit sur toute l'économie domestique. La candidature s'élève alors aux proportions d'une œuvre de génie : elle a un prologue, une exposition, des péripéties et un dénoûment. C'est l’idéal du genre!
Ce spectacle me tira de ma torpeur : je vis que, pour réussir, il fallait s’aider soi-même, manipuler l'élection, comme on l’a dit avec une naïveté expansive. Depuis longtemps, le premier employé conduisait la maison de détail : je pouvais m’absenter sans que les affaires en souffrissent. Il fut donc convenu que nous irions passer une partie de la belle saison dans mon château de Valombreuse : les enfants, Malvina, tout le ménage, gens et maîtres, devaient être du voyage : c’était une émigration complète. Oscar nous suivait ; le peintre ordinaire de Sa Majesté faisait désormais partie intégrante du mobilier. Il devait d’ailleurs m’être d’un grand secours auprès des enfants des montagnes natales. Son imperturbable assurance, sa fécondité d'expédients étaient de précieux auxiliaires ; il avait un sang-froid et les ressources d'artiste qui manquent rarement leur effet sur des imaginations primitives. Notre départ en commun fut donc résolu : comme Jacob, j’allais porter mes tentes en terre électorale, et je marchais avec ma famille, mes amis et mes richesses.
Cependant, avant de quitter Paris, il était très-essentiel de s'assurer de quelques moyens d’influence. À mon arrivée dans l'arrondissement, les curés des communes ne pouvaient pas manquer de me demander des subventions pour leurs églises, tantôt une réparation de clocher, tantôt un tableau pour le maître-autel ; tous les percepteurs du lieu songeaient déjà à leur avancement, tous les pères de famille à des bourses dans les collèges ; enfin, chacun devait avoir nécessairement sa petite requête à présenter, et c’eût été mal débuter que de se présenter les mains entièrement vides. Armé de ma candidature, je parcourus donc les divers ministères, afin de m’assurer quelques-unes des largesses dont ils disposent ! Hélas ! j’arrivai trop tard : le gros de la moisson était fait ; à peine restait-il à glaner quelques misérables épis. Aux cultes, je trouvai un directeur général qui avait disposé pour lui-même de toutes les réparations de clocher, de tous les tableaux de maître-autel, de toutes les chasubles et de toutes les dalmatiques. À l'instruction publique, un autre directeur s’était attribué le monopole de l’avancement universitaire, des souscriptions de livres, des dons aux bibliothèques. Au commerce, un troisième directeur poussait à sa propre élection à grands renforts de bergeries-modèles, d’étalons, d’écoles vétérinaires, de subventions aux eaux minérales. À la marine, un quatrième directeur en faisait autant pour les objets de son ressort. À la justice, un cinquième directeur exploitait le chapitre des grâces et des commutations de peine. À la guerre, aux finances, partout, des directeurs s'inquiétaient beaucoup plus d’eux-mêmes que des autres. Soins touchants ! naïve sollicitude !
Que faire ? Prendre ce qui restait, faute de mieux. Ce fut mon premier calcul. Sans choisir, sans hésiter, j’exécutai une rafle générale : je ramassai quelques plâtres et quelques tableaux, des livres de marine destinés à charmer les loisirs des habitants de cette zone centrale, des ouvrages scientifiques, des instruments de physique, tout le bric-à-brac des ministères.
« Prends, me disait le peintre ordinaire de Sa Majesté, prends tout ce qui se présentera. Prends les paragrêles, les plans de bergerie, les modèles de bateaux insubmersibles : c'est très-utile à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer. La société générale des naufrages est bien située rue Neuve-des-Mathurins, au fond d’une cour, près du 49e degré de latitude. Arrivons avec des monceaux d’objets, cela flattera les indigènes. S'ils n’en usent pas, ils les mettront sous cloche. Procure-toi surtout des animaux empaillés ; cela réussit ordinairement dans les régions alpestres. »
Je fis ce que me conseillait Oscar ; j'acceptai ce qui me fut offert. Pour le reste, je me contentai de lettres flatteuses, conçues à peu près dans les termes suivants :
Ministère des… — 3e division. — 1e bureau.
Paris, le…
« Monsieur, je regrette de ne pouvoir satisfaire sur-le-champ à la demande que vous « m'avez faite de quatre places de gardes champêtres. Les cadres malheureusement sont « pleins, et il est impossible d’introduire dans ces fonctions importantes de nouveaux « titulaires sans dépasser les allocations du budget et nuire à I’économie du service.
« Cependant, monsieur, j’ai pris note de votre réclamation, et il suffit qu'elle vous « intéresse pour que les quatre premières vacances vous soient réservées. Croyez qu'une « nécessité absolue et les prescriptions impérieuses de la loi ont seules empêché qu il ne fût « fait droit sur-le-champ à votre requête. Vous apprécierez, je l’espère les motifs qui me « privent du plaisir de vous donner une satisfaction immédiate.
« J’attendrai l’indication des noms que vous me promettez pour les porter sur la liste « des candidats au poste de garde champêtre. Il n’en sera point nommé d’autres avant ceux-là.
« Agréez, etc.
« Le Ministre des…
« À M. Paturot de Valombreuse, candidat du collège de. … »
Sur ce libellé, j'eus vingt lettres environ, les unes pour des perceptions, les autres pour des bourses de séminaires. Les travaux publics me promettaient quatre ponts avec désignation certaine, six ponts au choix, trois routes, un petit canal, deux chemins de fer, trois monuments publics. Le commerce me promettait un haras du gouvernement ; la guerre, un régiment de cavalerie ; l’instruction publique, un grand séminaire ; les finances, une foule de places de comptables. J’eus, dans ces mêmes conditions de perspective, beaucoup de concessions de mines, un évêché, quatre églises, quinze clochers tout neufs, soixante dalmatiques pour mes curés, vingt-quatre ostensoirs, quinze dais et un maître-autel façon moyen âge, avec des colonnes torses et une gloire de la plus grande beauté. Bref, j'emportais avec moi la fortune de l’arrondissement : j’arrivais les mains pleines de merveilles.
À ces préparatifs, d’après les conseils d’Oscar, j’en joignis d’autres. Le peintre ordinaire de Sa Majesté connaissait le cœur humain ; il savait par quels points il est vulnérable.
« Jérôme, me dit-il, ces paysans doivent être généralement arriérés au point de vue gastronomique. C'est par la nouveauté, par I’imprévu que tu en tireras parti. Ayons des vins fins et fines conserves délicates : on n'a pas travaillé les estomacs du pays ; là est le succès. Règle générale : les estomacs ne restent dans l’opposition que lorsque la cuisine du gouvernement méconnaît ses devoirs. Crois cela, et inonde-les de champagne. »
Nous eûmes donc un fourgon de vivres comme nous avions un fourgon de plâtres et autres articles d’art. La caravane marchait avec un accompagnement de plus en plus formidable. L'appui du sexe de la contrée n'était point à dédaigner ; Malvina se pourvut de caisses de modes, de cartons de chapeaux, de nouveautés, de dentelles, de rubans, enfin de mille brimborions de toilette.
« Des objets voyants, madame Paturot, disait notre conseiller ; du jaune surtout ! La province raffole du jaune. Allez jusqu'au citron, vous ne risquez rien ; plus c'est foncé de nuance, mieux ça réussit. »
Pendant que ces soins accessoires occupaient ma femme et le rapin, un plus grand souci me dominait. Il était impossible de se présenter aux électeurs sans un titre qui me signalât comme écrivain et comme administrateur. La profession de bonnetier était honorable sans doute, elle ne pouvait que me placer très-haut dans l’estime d'un peuple qui consommait généralement mes articles. Cependant cela ne suffisait pas ; il fallait aider à ces bonnes dispositions par une œuvre de plume. Pour un homme littéraire comme moi, écrire n'était pas une tâche malaisée : j’avais rimé la Cité des hommes et les Fleurs du Sahara, dont le lyrisme, quoique méconnu, n’en était pas moins le fait d'une inspiration élevée. Mais de pareils titres se trouvaient malheureusement au-dessus de la portée de ces enfants des montagnes. Il fallait choisir un sujet plus approprié à leurs mœurs, à leur intelligence et à leurs moutons. C’est vers cette intéressante famille de quadrupèdes que je tournai mes efforts. On a vu quelle était pour elle ma sympathie et quels liens industriels m’unissaient au bétail qui est l’origine du gilet de flanelle. Un pareil sujet me touchait à la fois par les souvenirs de la vente et les besoins de la candidature. Je dirigeai de ce côté mes travaux.
Il était alors question d'un remède singulier pour la guérison des maux qui affectent celte classe ingénue de quadrupèdes. On sait que le mouton n’est pas immortel et qu’il paye, comme l'homme, un tribut à la maladie et à la destruction. La clavelée, puisqu'il faut l’appeler par son nom, exerce surtout des ravages dans les rangs des bêtes à laine : elle a fait jusqu’ici le désespoir de la science et le malheur du berger. C’est à l’occasion de cette épizootie qu’un savant venait de faire la découverte d’un merveilleux topique. Pour empêcher les moutons de mourir de la clavelée, il n’avait pas recours au remède du pâtre de l'Avocat Patelin ; il ne tuait pas la bête, mais il l’empoisonnait. Pour guérir l’animal de la clavelée, il lui administrait l’acide prussique. L’Académie des sciences avait été saisie de l’innovation, et pour devenir tout à fait populaire, il ne lui restait plus qu’à être mise en commandite. Je résolus de m’en emparer au moment où elle se trouvait encore dans cet état de transition, et de la livrer à mes montagnards revêtue de tous les charmes du style et parée du prestige de la nouveauté. Oscar m’approuva, et j’écrivis sous sa dictée :
PLUS DE CLAVELÉE !!! IMMORTALITÉ DU MOUTON !!!
« Bergers et bergères,
« Tarissez la source de vos larmes et espérez dans l'avenir. Le ciel, touché de vos plaintes, vient de vous « envoyer un bienfait réparateur. Décimés chaque année par un fléau cruel, vos troupeaux semblaient ne tondre « I’herbe qu’à regret : la clavelée se cachait sous le tapis des prairies, elle corrompait le cytise fleuri et répandait « du fiel jusque sur l’humble pâquerette.
« Désormais, plus de clavelée ; la science a parlé : elle a fait reculer le fléau. Il faut vous dire, bergers, que « depuis quelques années on a inventé un remède souverain pour toutes les affections maladives. La recette « est des plus simples. Quand un homme jouit d'un mal quelconque, on lui administre un mal plus fort qui le « débarrasse du premier, après quoi le médecin guérit facilement le second, puisque c'est lui qui l’a administré. « Quand on pense qu'il a fallu cinquante siècles pour découvrir cette recette si naturelle, on se fait une idée de la « candeur et de la médiocrité humaines. C'est le hasard seul qui nous livre les secrets de la nature, nous passons « à côté sans les voir. O infirmité !
« Mais, revenons à nos moutons. Un agriculteur distingué, chimiste, décoré de plusieurs ordres, membre « de l'Institut… historique, de la Société royale de Tombouctou, d’Otaïti, des Marquises et autres lieux, « correspondant de la Société de statistique universelle et membre de la Société formée pour l’exploitation du « cratère du Vésuve, cet agriculteur, comme on n’en voit guère, a pensé que la clavelée n’était un mal incurable, « fatal, désastreux, que parce que jusqu'à ce jour personne n’avait eu l'idée de lui opposer un mal plus « désastreux, plus fatal, plus incurable. Cette idée une fois adoptée, il ne s'agissait plus que de trouver une « substance qui eût des propriétés plus malfaisantes que la clavelée. Guérir le mal par le mal, telle est la théorie. « Elle a conduit directement le chimiste distingué à l'acide prussique.
« Mais revenons de nouveau à nos moutons, bergers, vous avez, je suppose, un troupeau ; vous en auriez « deux que ce serait exactement la même chose. Mettons un troupeau ; qui peut le moins peut le plus. Vous « avez donc un troupeau qui dépérit insensiblement ; vous vous dites : « J’ai la clavelée. » Un bon berger « s’identifie toujours avec son troupeau. Que faites-vous alors ? Plutôt que de laisser mourir vos bêtes une à « une, vous achetez une vingtaine de kilogrammes d'acide prussique que vous mettez en topettes, en calculant « la dose que peuvent supporter vos animaux. C’est là une opération qui doit être faite avec beaucoup de soin, « et sur laquelle vous consulterez, avec avantage un peintre qui m'a accompagné dans mon voyage, et qui a fait « de nombreuses études sur les prairies où paissent les bêtes à laine. Il est artiste en paysages. On le nomme « Oscar, nom cher aux troupeaux.
« Revenons à nos moutons, quand vous avez disposé votre acide prussique dans les fioles dont je viens de « parler, vous vous placez à la porte de votre parc, et vous appelez un à un vos administrés. Surtout gardez-vous « bien de leur parler politique et de leur confier la nature du remède que vous méditez à leur égard, car il faut « craindre les préjugés. Introduisez-leur hardiment et silencieusement l'acide prussique dans l'œsophage, et « vous m’en direz des nouvelles. Si ces bêtes-là meurent de la clavelée, c'est que la chimie moderne aura donné « sa démission.
« Revenons à nos moutons, L’expérience dont je viens de vous entretenir, bergers, a été faite en divers « lieux et sous l’empire d’une infinité de circonstances. Je vais faire un peu de statistique ; ne vous effrayez pas. « À force de prouver trop de choses la statistique a fini par ne rien prouver. Donc, d’après la statistique, science « infaillible, il se trouve que dans un troupeau qui comptait quatre-vingt-deux bêtes attaquées de la clavelée, « l’acide prussique, administré à temps, en a sauvé quatre-vingt-trois. Si ce n'est pas là un résultat prodigieux, « c’est que rien ici-bas ne mérite cette épithète. L'acide prussique est donc réhabilité ; si vous en doutez, vous « n'avez qu'à en boire ! Il est aussi innocent que l'agneau qui vient de naître. »
Mon factum continuait ainsi pendant vingt-deux pages ; j y rendais compte de l'autopsie de quatre ou cinq moutons à qui le chimiste n’avait pas pardonné d’avoir guéri par son remède, puis je prouvais victorieusement que les os du mouton n’étaient pas perméables comme ceux du canard à toutes les substances indigérées. L’acide prussique avait été absorbé, résorbé ; il n’en restait pas de traces, ce qui prouve qu’un bienfait est quelquefois perdu. Je terminais ainsi ma brochure :
« Le châtelain du manoir de Valombreuse, pensant que les bergers des montagnes environnantes « peuvent être bien aises d’essayer du traitement qu’il indique, a cru devoir apporter avec lui des doses d’acide « prussique, préparées par le chimiste inventeur et l'agriculteur modèle : il les délivrera gratuitement à tous les « bergers qui lui feront l'honneur de lui en demander. M. Oscar, peintre ordinaire de Sa Majesté, est chargé de la « distribution. »
Telle était cette pièce, où nous avions chargé sciemment l'effet afin d'agir plus vivement sur la crédulité proverbiale de nos pâtres montagnards. Il faut dire qu’Oscar y avait mis la main et s’était volontairement attribué un rôle dans cette petite scène de charlatanisme. Où ne s’en glisse-t-il pas un peu ?
Mes préparatifs étaient terminés ; il ne me restait plus qu’à rouler vers le théâtre de l’entreprise. Avant mon départ, j’allai présenter mes devoirs au ministre : il m’accueillit de la manière la plus affable et la plus cordiale. Les ordres étaient donnés pour qu’on me reçût là-bas avec les honneurs dus à ma candidature. Les cloches devaient se mettre en branle ; la gendarmerie brossait déjà ses uniformes : le télégraphe se préparait à jouer en mon honneur. Quand je pris congé, le secrétaire intime m’accompagna jusque sur l’escalier :
« Monsieur Paturot, me dit-il, menez le préfet rondement. Il est mou, il a besoin d’être réveillé. Si vous avez à vous en plaindre, écrivez-nous. Quant au sous-préfet, c’est votre esclave : disposez-en. Les sous-préfets ne sont bons qu'à cela. »
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