Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XIX : Suite du chapitre précédent.

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XIX SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

Le château de Valombreuse était situé à peu de distance du chef-lieu, dans une des mille ondulations que forment ces chaînes de montagnes. Une pelouse circulaire régnait devant l'habitation, et de sombres châtaigneraies lui servaient à la fois d’abri et de rideau. On sait quel éclat et quel lustre la verdure garde à ces hauteurs ; Oscar n’avait jamais rencontré sous sa palette une nuance pareille. La feuille conservait pendant toute la belle saison on ne saurait dire quel éclat métallique, et en se découpant sur un ciel d’une transparence parfaite, les arbres avaient presque le port et l’apparence d’une décoration de théâtre. Là où cessait la forêt, commençait la prairie : des tapis naturels couvraient les versants et allaient baigner leurs dernières tiges dans les eaux froides du ruisseau. Bois et prés, voilà de quoi se composait mon domaine : sur quelques terrains moins humides poussaient l'orge, le seigle, le blé, et de loin en loin quelques plantes fourragères. Des groupes de vaches, paissant en liberté, complétaient le paysage et lui donnaient de la vie sans rien lui enlever de sa sérénité.

Toute la famille demeura ravie à l’aspect de ce site pittoresque. Citadins de Paris, c’était la première fois que nos poitrines s’ouvraient à cet air pur qui n’appartient qu’aux zones élevées. Il me semblait que je respirais plus librement ; Malvina se baignait avec délices dans cette atmosphère limpide, elle courait sans chapeau dans les bois, elle gazouillait comme la fauvette sur la cime du peuplier ; mes enfants se roulaient dans les prés et bondissaient à côté des agneaux, blancs et folâtres comme eux. J’étais venu pour conduire une intrigue : je débutais par une idylle. À vrai dire, l'aspect de cette nature remuait profondément mon cœur et le remplissait d’un sentiment nouveau. Ces hauts sommets que couronnaient des sapins, ce calme imposant qui ressemblait à un défi jeté à la turbulence des hommes, ces chaînes de montagnes qui fuyaient à l'horizon comme de grandes vagues bleues, ce lointain vaporeux perdu dans l’immensité, ce petit vallon plein de parfums agrestes et de bruits charmants, tout cela formait une diversion à mes plans ambitieux et m'entraînait vers des impressions plus pastorales que politiques. Pendant trois jours entiers j'oubliai que j'étais candidat pour mener la vie du campagnard ; j'inspectais mes troupeaux, je visitais mes bois et mes pièces de terre, j'allais de ferme en ferme et de prairie en prairie. Le château, convenablement réparé, était fort habitable ; mais déjà je songeais à des dispositions nouvelles, à des agrandissements. Bref, je jouais avec une grande sincérité et un plaisir réel le rôle de seigneur et de propriétaire.

Une visite du sous-préfet put seule me rendre au sentiment de ma situation. Ce fonctionnaire venait se mettre à mes ordres et me demander quel était mon plan de campagne. Aux premières paroles de l’homme qui représentait dans l’arrondissement le pouvoir exécutif, je vis que le secrétaire du ministre ne m'avait point trompé. Un sous-préfet est l'esclave du candidat du gouvernement, et à plus forte raison du député. J’aurais demandé à celui qui m'était échu en partage des tours de force stratégiques, une voltige électorale sur la corde roide, qu’en employé pénétré de ses devoirs, il eût essayé de me satisfaire. Je le ménageai : je ne lui fis point avaler des lames de sabre ni de l’étoupe enflammée, et je m'aperçus qu'il me savait quelque gré de ne pas appesantir sa chaîne. Nous nous entretînmes de l'élection ; elle était difficile ; mais, bien conduite, elle devait réussir. Mon adversaire jouissait dans l'arrondissement de l'estime générale ; seulement, il avait le tort de s’endormir sur l'oreiller de ses succès antérieurs. Il fallait profiter de ce sommeil, miner sourdement le terrain sur lequel il se croyait solidement assis.

Le premier travail porta sur les listes électorales : je les compulsai, assisté du sous-préfet. L'arrondissement était pauvre : il n'offrait que cent trois censitaires à 200 francs, et au-dessus. Pour compléter le nombre de cent cinquante électeurs exigé par la loi, il avait fallu faire une adjonction de quarante-sept noms choisis parmi les cotes inférieures, et descendre jusqu’à 83 fr. 75 c. Moyennant cette contribution, un homme était électeur dans ces montagnes, tandis que, dans les grands et riches bassins de la France, 199 fr. 95 c. ne suffisent pas pour conférer ce droit. C'est là une des mille anomalies d'un régime qui en compte tant. En voici une autre plus saillante. Sur les cent cinquante électeurs dont se composait le collège dont je briguais les suffrages se trouvaient vingt légitimistes, opulents propriétaires du pays, qui ne paraissaient jamais à l'élection, et vingt autres noms qui, pour des motifs divers, ne devaient pas répondre à l'appel. Restaient cent dix votants. Cinquante-six suffrages, dont plusieurs provenant de cotes au-dessous de 100 fr., allaient suffire pour envoyer à la Chambre un député ; tandis qu’on a vu dans un collège de Paris onze cents suffrages au-dessus de 200 francs demeurer frappés d’impuissance. La loi consacre donc un privilège ; elle blesse le principe de l’égalité, et en faveur de qui ? des arrondissements les plus pauvres de la France, par conséquent les plus arriérés. La voix d’un censitaire montagnard vaut, au dépouillement du scrutin, vingt-cinq voix de censitaires parisiens. Tout en profitant de cette singulière combinaison, je conservais des doutes sur son mérite, et en me promettant de l’exploiter de mon mieux, je n’en admettais pas la justice.

Nous dépouillâmes la liste : elle comprenait vingt-deux fonctionnaires publics, âme et base de mon parti. Le maire, les adjoints, le procureur du roi, le receveur, le directeur, les percepteurs des contributions directes ou indirectes, le directeur de l’enregistrement, le conservateur des hypothèques, le président et les juges du tribunal, formaient comme une pléiade dont l'influence n’était pas sans rayonnement. Par l’achat du château de Valombreuse et ma générosité en matière d’honoraires, j’avais fait passer dans mon camp le notaire du chef-lieu. Madame Paturot devait achever la conquête en s’emparant des bonnes grâces de sa femme, jeune encore et sensible aux raffinements de la toilette parisienne. Le médecin de l'arrondissement était l’ami intime du sous-préfet : il avait promis son concours ; l’évêque, fort ébranlé, ne devait pas résister aux perspectives éblouissantes que j’allais dérouler devant lui, et aux pompes du culte promises à son diocèse. Par ces divers moyens, quarante-deux voix sûres m'étaient acquises ; il ne restait plus qu’à agir vivement sur les quatorze qui formaient l’appoint de la majorité. Mon adversaire avait rendu dans tout le ressort des services personnels : son désintéressement égalait sa probité. Sa fortune n’était pas considérable, mais il la gouvernait avec tant d’ordre, qu’il trouvait toujours le moyen de faire la part du pauvre. Si la ville était pour moi, la campagne était pour lui, et notre effort devait principalement se diriger de ce côté.

J’avais apporté de Paris un grand nombre d’exemplaires de ma brochure, à laquelle était jointe une profession de foi courte, mais significative. Des gendarmes se chargèrent de la distribution de ces deux factums. Dans ma déclaration de principes, j’insistais principalement sur l’économie en matière de finances : il n'y a rien qui flatte autant les êtres habitués à vivre de coquilles de noix. Je touchais un mot de la réduction des impôts, corde non moins sympathique, des encouragements à accorder à l'agriculture des montagnes, à l’élève des bestiaux, des remises de contribution pour toute souffrance constatée, dans les cas de grêles, incendies, inondations et avalanches. Je me posais comme une providence armée du pouvoir de sécher les larmes et de calmer les douleurs ; je me prévalais d'une sorte de blanc seing qui me rendait le souverain de l'arrondissement durant la crise électorale. Cet appel ne réussit que trop bien : pendant huit jours, le château de Valombreuse ne désemplit pas de visiteurs. C'étaient des légionnaires qui demandaient l’arriéré de leurs croix, des mères qui voulaient sauver leurs enfants du recrutement militaire, des veuves qui rêvaient une liquidation de pension hors des conditions légales ; enfin, le cortège des réclamations fantastiques et insoutenables. À cette phalange de solliciteurs se joignit celle des demandeurs de places. On ne se fait pas d'idée de l’affluence des pétitionnaires de cet ordre. L’arrondissement avait été tenu, depuis six ans, à une diète sévère ; quand on sut que j’apportais de la manne du budget, une population famélique fondit sur mon château. Je crus un instant que ces gens-là me dévoreraient. Dans le cours d'une semaine on me remit plus de cinq cents pétitions qui se distribuaient de la manière suivante :

Soixante-dix bureaux de poste, — cinquante bureaux de tabac, — vingt-neuf perceptions, — douze places de péagers, — quinze places de ponts à bascules, — seize places d’agents voyers, — quarante-deux places de gardes champêtres, — cent vingt-deux places de gendarmes, etc.

Je ne parle pas des prétentions élevées dans la hiérarchie : celles- là étaient plus réfléchies et plus rares. Je reçus toutes ces paperasses, j’écoutai toutes ces plaintes, et je distribuai à la ronde plus de promesses que la mémoire d’un homme ne peut en contenir. Les pauvres diables, qui se rendaient à Valombreuse de dix lieues à la ronde, se retiraient enchantés : ils emportaient le plus précieux des biens, l’espérance.

Dans ce mouvement de solliciteurs, je vis avec peine que les électeurs n’étaient pas nombreux. À la veille d’un scrutin, l'électeur est toujours fort réservé ; il ne se livre pas, il aime à faire sentir sa puissance. Le dernier bottier prend alors un air d'importance incroyable ; il jette sur son candidat un regard froid et soupçonneux ; il s’imagine tenir dans sa main le bonheur et la fortune de cet homme. Les habitants des champs sont surtout implacables : ils ne pardonnent pas à un mortel de briguer leurs suffrages, ils se creusent la tête pour savoir ce que cela peut lui rapporter. Dans les pays primitifs et montagneux, ce système de défiance est poussé jusqu’aux dernières limites ; moins les voix sont nombreuses, plus elles font les renchéries. Au bout de quelques jours d’attente, je compris qu’avec des paysans aussi madrés, il fallait faire le calcul de Mahomet : la montagne ne voulait pas marcher vers moi, je résolus de marcher vers la montagne. Une grande tournée électorale fut organisée : le sous-préfet et le notaire du chef-lieu devaient m’accompagner ; le peintre ordinaire de Sa Majesté était de la partie.

Parmi les fermiers des environs, on en citait un qui jouissait d’une certaine influence dans la contrée. Riche et considéré, il conduisait à sa suite un bataillon de dix voix qui jusqu’alors avait constamment voté pour le député de l’opposition. Détacher cet homme était un coup de partie : sa défection anéantissait les chances de mon concurrent. Le père Gérard (c’était le nom de cet électeur) passait d’ailleurs pour un esprit sceptique dont les convictions ne devaient pas résister à une attaque dans les règles. Le notaire s’était offert pour ouvrir le feu ; le sous-préfet se chargeait d’élargir la brèche, et, par un dernier assaut, je me réservais d’entrer dans la place. Oscar était là pour juger des coups. Nous arrivâmes devant la ferme en trois voitures, afin d’éblouir le villageois par un peu d'appareil. Il était à déjeuner, en habit de travail et prêt à retourner aux champs. Au lieu de venir à notre rencontre, il attendit patiemment, les pieds sous la table, qu’on lui expliquât le but de cette visite. Le notaire parla, tandis que le sous-préfet et moi, fort décontenancés de cet accueil, nous restions sur le seuil de la porte. Les chiens de la ferme, peu tolérants pour des visages nouveaux, venaient gronder autour de nos gras de jambe, et les valets nous regardaient en passant avec des yeux ébahis ou ricaneurs. Malgré ces diversions inquiétantes, nous suivions avec quelque attention la marche de l’entretien engagé entre le notaire et l’agriculteur. Le notaire exposa l’affaire et parla de ma candidature dans les termes les plus pompeux ; à quoi le père Gérard, aux prises avec une rouelle de veau froid, se contentait de répondre : «  Oui-da, oui ! » Notre truchement revint à la charge, poussa des arguments directs, multiplia les promesses ; mais le fermier ne semblait pas s’en émouvoir, et ne sortait pas de son « oui-da, oui ! » Nous intervînmes. Le père Gérard salua le sous-préfet et le candidat avec politesse, sans qu'il fût possible de le tirer de sa rouelle de veau et de son « oui-da, oui ! » Nous étions fort embarrassés.

« Laissez-moi faire, dit alors Oscar, je me charge de travailler cet enfant de la nature, Voici une allée d'ormes ; allez m'y attendre. Ce mortel rustique me pique au jeu ; je vais l'opérer. »

Nous quittâmes la ferme en laissant une voiture à Oscar. Quand il se vit seul, il alla se placer à côté du père Gérard et lui frappa familièrement sur l'épaule.

« Homme des champs, lui dit-il, c'est donc ainsi que vous pratiquez l'hospitalité, vous autres, montagnards peu écossais. Pas seulement offrir un verre de vin ; fi donc !
— Oui-da, oui ! répliqua le fermier, ouvrant de grands yeux.
— Pas seulement une tranche de veau au voyageur affamé ! C’est peu patriarcal, homme de la nature !
—Oui-da, oui ! ah ! ch’est comme cha, fichtra ! Nanette, un verre et une assiette.
— À la bonne heure, cultivateur ! on reconnaît là les vertus de l'âge d'or, dit Oscar, pratiquant une profonde entaille dans le veau froid et se servant un grand verre d’un détestable vin ! À votre santé, laboureur, et à celle du grand empereur Napoléon !
— Ah ! pour cha, oui, fichtra ! s’écria le père Gérard en se levant : Vive l’empereur !

Bon, se dit Oscar, j’ai trouvé le joint. L'empereur, ça réussit neuf fois sur dix. Grand homme ! tu dois être content de ce succès dans ta demeure dernière.

— Ah ! oui, fichtra ! l’empereur ! » dit le père Gérard en posant son verre sur la table.

Le fermier s’était déboutonné : désormais le peintre ordinaire de Sa Majesté se sentait maître de son homme ; il n'avait plus qu’à le manier avec précaution.

« Mortel agreste, lui dit-il, en se penchant vers son oreille ; renvoyez vos domestiques ; j'ai à causer avec vous du vainqueur d'Austerlitz. »

Le fermier obéit machinalement : peu à peu la pièce se vida. Pendant, ce temps, Oscar, après avoir tiré un crayon et du papier de sa poche, semblait achever un dessin. Quand il ne resta plus dans la salle que le fermier et le peintre, ce dernier lui présenta un croquis :

« Le voici au naturel, cultivateur : je vous en fais hommage. C'est peint d’après les trente-deux tableaux de Steuben, représentant Napoléon dans des poses différentes. Vous voyez que vous n'avez pas prodigué les vins fins et le veau froid à un ingrat.
— Ah! oui-da, ah ! fichtra! dit le villageois, émerveillé du chef-d'œuvre.
— Maintenant que nous sommes seuls, homme rustique, je vais vous livrer un secret d’État. Jurez-moi, par l'ombre de Napoléon, que vous n’en parlerez à âme qui vive.
— Ah ! oui-da, oui, s'écria le père Gérard se remettant sur ses gardes.
— Pasteur, ce que je vais vous dire est solennel. Écoutez. Le candidat Paturot, ajouta-t-il en se penchant vers l’oreille de son interlocuteur, est le général de ce nom qui a accompagné le grand homme à Sainte-Hélène.
— Oui-da !
— Et de plus, il est couché sur le testament de Napoléon pour huit millions cinq cent mille francs qui ne lui seront jamais comptés. Il a l’ordre exprès de les distribuer aux Français restés fidèles à la mémoire de l'empereur. Vive l'empereur ! ajouta le peintre, en vidant de nouveau son verre.
— Vive l’empereur, fichtra ! » reprit le fermier en remplissant le sien.

Une fois monté sur ce ton, l’entretien prit un caractère d’intimité. Oscar ne tarit pas sur mon compte ; il parla de mes campagnes, du cas que l'illustre guerrier faisait de moi ; il refit d’autres croquis de Napoléon en buste, en pied, en face et de profil. Bref, il travailla son homme de telle façon, qu’en nous rejoignant il me dit :

« J’ai conquis cet enfant de la nature ; il te suivra comme l’agneau suit sa mère, Jérôme.
— Ne vous y fiez pas, observa le notaire, nos montagnards ne sont simples que sur l’écorce. »

Nous achevâmes notre tournée. Trois Paturot, les seuls qui fussent électeurs, grossirent la liste des votes sur lesquels on pouvait compter avec certitude. Il ne restait plus qu'à en détacher onze du parti opposé. Quarante avaient promis ; mais il eût été imprudent de se lier à des promesses. Cependant, nous nous étions prodigués. En allant d'une ferme à l’autre, il avait fallu s’asseoir à la table des cultivateurs, boire avec eux de grands verres de piquette, écouter des digressions sur le bétail, sur les récoltes, sur les foins, sur les coupes de bois ; recueillir des plaintes contre le percepteur, contre les droits réunis, contre l'enregistrement, contre les agents forestiers ; se charger de toutes les réclamations bonnes ou mauvaises ; garantir à celui-ci un dégrèvement d'impôts, à celui-là une remise d’amendes encourues ; en un mot, se mettre soi-même et mettre le gouvernement à la merci des électeurs, alors souverains et despotes.

Le travail de la campagne était achevé ; il ne restait plus qu'à agir sur le chef-lieu. Le sous-préfet donna un bal dans lequel il déploya toutes les séductions que comportait la localité, c’est-à-dire les sirops et le punch. Madame Paturot se montra admirable de tactique. Apres avoir distribué aux élégantes de l’arrondissement ce qu'elle avait apporté d’objets de toilette en les leur cédant à 75 pour cent au-dessous du prix, elle alla au bal administratif le plus simplement du monde, en robe blanche, avec une fleur dans les cheveux. Les dames du pays, qui avaient peur d’être éclipsées, furent enchantées de l’attention de ma femme. À l’envi, on la proclama adorable, charmante, pleine de goût et de grâce : cette soirée me rallia définitivement quatre voix de la ville qui s’étaient tenues jusque-là sur la réserve. Malvina entreprit les récalcitrants dans la personne de leurs moitiés, et les ramena dans mon camp à l’aide d’un ascendant qui n'a point d’égal, celui de l’alcôve. Les femmes qui tenaient à l’administration furent aussi gagnées, réchauffées, et le vote silencieux des maris se changea dès lors en adhésion chaleureuse et en propagande ouverte. Cette fête fit le plus grand bien à ma cause. On n’a pas encore compris tout le parti que l’on peut tirer des femmes en matière d’élections. Si l'homme a inventé la grande intrigue, la femme a gardé le secret de la petite : c’est celle qui frappe le plus sûrement et éprouve le moins de mécomptes.

Le jour décisif approchait, et mon adversaire, s’effrayant de mon activité, commençait à se mettre en mesure. À son tour, il fit à la ronde des visites et eut ainsi sur moi l'avantage du dernier mot. Je frappai alors le grand coup, celui qui devait m’assurer la victoire. La localité ne possédait qu’un certain nombre de véhicules, depuis la calèche jusqu’à la carriole en osier : je mis tout en réquisition et m’assurai le monopole des moyens de transport. Chacune des voilures eut un itinéraire tracé : elle devait ramasser dans un rayon donné tous les électeurs qui n’étaient pas notoirement hostiles et les conduire à Valombreuse. Là, je fis disposer des lits pour trente personnes, pendant qu'on se livrait dans la cuisine du château à des préparatifs qui rappelaient ceux des noces de Gamache. On abattait des bœufs, ou saignait des moutons, on dévastait les viviers, on exécutait dans les basses-cours un massacre général. Tous les gardes étaient en campagne : les perdrix, les lièvres, les lapins, les gelinottes, les chevreuils, les sangliers arrivaient de mille côtés dans l'office. Les précieux fourgons, venus de Paris, furent déballés avec soin. On en tira les pâtés de foies gras, les terrines de Nérac, les rillettes de Tours, les langues fumées, les jambons de Mayence et de Bayonne, les truffes en roche, les dindes en galantine ; enfin, tout l’assortiment de la gastronomie raffinée. Les vins furent aussi classés et étiquetés : à côté du champagne et du bourgogne, espèces dominantes dans l’arsenal électoral, j’avais eu soin de ménager une place aux qualités corsées que réchauffe le soleil du Midi, le châteauneuf, le côte-rôtie, l’ermitage, le la nerthe, le la malgue ; puis, des vins liquoreux ou secs comme le madère, le malvoisie, le xérès, l’alicante et le rancio. Il fallait frapper mes gens au cerveau ; et, pour émouvoir ces enfants de la nature, les crus distingués de la Gironde n’eussent été qu’un moyen insuffisant et ruineux. L’approvisionnement de l’alcool fut complété par le cognac, le rhum, le tafia, le kirsch-wasser, l’absinthe, le curaçao, le gin et l'eau d’or de Hambourg. Point de liqueurs trop sucrées : elles n’agissent pas à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Les organisations pastorales aiment ce qui s’empare fortement du gosier.

Ainsi, je m’exécutais en plein : j’allais voiturer, nourrir, abreuver, loger, héberger mes électeurs ; je devenais leur hôte, leur automédon, leur amphitryon. Mon adversaire avait des amis qui ne reculaient pas devant les dépenses du transport et du séjour ; moi, je m’adressais aux bourses rétives et aux panses sensibles ; j’offrais un bon gîte et d’excellents repas à ces hommes des champs, élevés dans une atmosphère apéritive. Mon concurrent avait affaire aux dévoués ; j’avais affaire aux calculateurs.

Comme moyen de tactique, je résolus de m’effacer devant le premier scrutin. Les voix de l’avocat étaient toutes arrivées au chef-lieu dès l’avant-veille ; les miennes étaient encore disséminées dans la campagne. Je laissai composer le bureau par la minorité, c’était sans danger et sans intérêt. Un rendez-vous général fut assigné à mes gens, pour le jour même de l’élection, au château de Valombreuse. De huit à onze heures du matin, on devait y servir un déjeuner homérique, puis partir de là pour aller en masse au scrutin. C’était un précieux moyen de faire le dénombrement de mes troupes avant la bataille, de s'assurer des dispositions de chaque électeur, de lui donner des instructions, de l’engager par l’estomac et de le conduire par le champagne.

Les choses se passèrent comme je l’avais prévu. Dès sept heures du matin, les premières voitures arrivèrent : chacune d'elles amenait trois, quatre, cinq et jusqu'à six électeurs. Les distances avaient été calculées de manière à ce que tout le monde fût rendu à Valombreuse à huit heures du matin. Les électeurs de la ville, plus voisins du château, devaient s’y rendre dans une promenade matinale. Il s’agissait d’un gala : les convives furent ponctuels. À neuf heures, je tenais soixante-seize électeurs dans ma salle à manger ; j'allais nourrir et désaltérer la majorité. L'ambigu fut servi : c'était un beau spectacle.

D’énormes pièces de venaison, des aloyaux monstrueux, des volailles magnifiques, du gibier de toute espèce, des truites, des ombres-chevaliers, poisson exquis que nourrissent les eaux limpides des montagnes, accompagnaient les pièces apportées de Paris, les pâtés de foies, les terrines, les truffes, les langues, les jambons glacés, enfin tous les hors-d’œuvre qui ont une célébrité gastronomique. À l'aspect de cette table chargée de mets, il se fit un silence général : l’admiration domina l'appétit. Mais cette abdication de l’estomac ne dura qu'un moment, et bientôt on put voir la majorité à l’œuvre. Des montagnes de foies gras disparaissaient de dessus les assiettes : mes partisans en mangèrent de quoi indigérer deux régiments de cavalerie ; ils dévorèrent jusqu’aux croûtes des pâtés d’Amiens, les malheureux ! Les vins capiteux ruisselaient dans les verres ; on ne voyait que des coudes en l'air. Des plats énormes disparaissaient comme par magie ; on n’entendait que des mâchoires en mouvement. Pendant le premier feu, il fut impossible de tirer une parole de convives aussi consciencieusement pénétrés de leurs devoirs. Oscar seul alimentait la conversation. Il s’était placé à côté du père Gérard, à qui il versait des rasades d’un certain rivesaltes capable d’étourdir un bœuf. Le fermier n’en paraissait pas seulement ébranlé : à chaque sommation du peintre ordinaire de Sa Majesté, il tendait le verre d’un air narquois et le vidait sans sourciller, comme un héros d’Homère.

« À la santé de l’empereur ! père Gérard, lui disait le peintre.
— Ah ! oui-da, oui ! répondait le fermier, vive l’empereur ! »

Oscar se ménageait ; mais notre rivesaltes ne respectait que les athlètes : le rapin fut bientôt en pointe de gaieté. Alors il se lança dans toutes les surprises de l’imitation et de la ventriloquie : se mit à braire, à hennir, à contrefaire le chant du coq, le miaulement du chat, l’aboiement du chien, le coassement de la grenouille ; il fit partir des voix différentes du conduit de la cheminée, du plafond, de dessous la chaise du père Gérard. La représentation eut un succès fou : elle parvint à distraire nos montagnards de la guerre acharnée qu'ils livraient à mes comestibles. Si Oscar eût été éligible, il m’eût peut-être fait du tort : ses talents de société éclipsaient les miens ; il devenait le héros de la fête. Pour empêcher qu’il n’abusât de son triomphe, j’ordonnai que l’on versât le champagne, et sur ce préliminaire mousseux, j'improvisai un discours qui ne l’était pas moins. La majorité me salua par des acclamations universelles : c’était un concert de voix bien nourries et une explosion de gosiers échauffés. Je vis que je pouvais conduire mes guerriers vers la brèche : ces gens-là me portaient tous dans leurs estomacs. L’enthousiasme devait durer au moins autant que la digestion.

Nous nous disposâmes à partir : l’ordre fut donné d’atteler les voitures. Pour éviter les méprises, on remit à chaque électeur une carte sur laquelle mon nom était tracé en énormes caractères ; on confia les illettrés à des hommes sûrs qui devaient écrire leurs bulletins. La file des véhicules s’ébranla ; on en comptait vingt à la suite les uns des autres. C’est dans cet ordre que nous abordâmes le scrutin. Trente-cinq votes seulement avaient été déposés ; j’arrivais avec soixante-seize. Aussi mon entrée dans la salle de la mairie où se passaient les opérations fut-elle celle d'un conquérant. Mon adversaire se tenait dans un coin avec quelques amis, je le regardai d’un air souverainement dédaigneux. On fit un réappel ; mes convives votèrent tous, ce qui porta à cent onze le nombre des suffrages émis. Trois partisans du candidat de l’opposition, venus des confins de l'arrondissement, arrivèrent au moment où le scrutin allait se fermer, ce qui éleva le nombre des votes à cent quatorze. Majorité, cinquante-huit. Le dépouillement eut lieu, opération décisive et critique ! Mes amis pointaient un à un les suffrages : quand j’arrivai à soixante, la respiration me revint. Je réunis soixante-six voix : dix voix du déjeuner avaient passé à l’ennemi. C’était le père Gérard et les siens. Le vieux sournois avait pris des forces à Valombreuse afin de mieux voter contre moi.

« Je suis volé ! s’écria Oscar en apprenant la défection du fermier ; cet enfant de la nature m’a refait. »

Peu m’importait d’ailleurs, j’étais député. Mes partisans, sous la double émotion du champagne et de la victoire, remplissaient la salle de leurs cris : ils voulaient dételer les chevaux de ma voiture, et me ramener ainsi vers le château dont je leur avais fait si royalement les honneurs. Je résistai à cet excès de zèle.

« Soit, mes amis, leur dis-je, allons à Valombreuse ! Nous y reprendrons les choses où nous les avons laissées. »

L’invitation fut accueillie avec enthousiasme : le père Gérard s’éclipsa seul avec sa petite phalange. Pendant notre courte absence, le couvert avait été renouvelé, les vins aussi. Avec cet appétit sans limites, qui est l’apanage de l’homme des champs, mes commettants se précipitèrent de nouveau sur les vivres et achevèrent les blessés du matin. Ce fut un carnage épouvantable : on eût dit que ces gaillards-là mangeaient pour les huit jours passés et pour les huit jours à venir. C’est seulement quand on a assisté à un pareil spectacle, que l’on peut se faire une idée exacte de la capacité d’un estomac humain. Ce duel contre mes comestibles et mes spiritueux se prolongea encore pendant huit heures. Le lendemain, au point du jour, on ramassa les vaincus gisant sous la table, et on les emballa pour leurs destinations. Il était temps : les nuées de sauterelles ne laissent pas plus de traces dans les steppes asiatiques qu’un passage d’électeurs au sein d’une maison. Une semaine entière ne nous suffit pas pour réparer les ravages qu’y avaient causés ceux que le peintre ordinaire de Sa Majesté nommait des enfants de la nature. De la nature, soit ; mais je me promis de laisser désormais à cette bonne mère le soin onéreux de les abreuver et de les nourrir.


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