Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XX : Paturot député. — L'instructeur parlementaire. — La leçon de politique.

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XX PATUROT DÉPUTÉ. — L’INSTRUCTEUR PARLEMENTAIRE. — LA LEÇON DE POLITIQUE.

J’étais député !!! Voilà un titre qui remplit bien la bouche et résonne agréablement à l'oreille. La prédiction de mon pauvre oncle se réalisait : l'excellent homme avait été le dernier bonnetier de la famille ; j'en étais le premier député. Quel chemin en peu de temps ! rien qu’à y songer, j’éprouvais du vertige, je me croyais sous le poids d'un rêve. L’humble industriel qui, dans ce moment encore, débitait des chaussettes et confectionnait des maillots pour les dames du chœur de l'Opéra, ce même homme, ce même Paturot était à la fois commandant de la garde civique, favori d'une princesse, décoré et député !!! On est fier d'être du commerce, quand on arrive à ces fortunes-là. Avec les honneurs, les charges étaient venues. Je me devais à mes commettants; je me mis à leurs ordres. Je prodiguai les audiences, je promenai dans le chef-lieu mes épaulettes et ma croix ; je devins l'idole de ces montagnes. Le physique du rôle fut promptement acquis : après trois jours d’exercice, je posais fort agréablement ; j'avais un air de suffisance éminemment parlementaire.

Cependant les premières heures de mon élévation ne se passèrent pas sans quelques troubles de conscience ; l'honneur qu'on venait de me conférer ne m'apparaissait encore qu'au travers des nuages d'une responsabilité sans bornes. Tout est grave chez un député, les paroles, les actes, les opinions. Un arrondissement a les yeux fixés sur lui ; la France exerce à son égard un droit de contrôle ; l’Europe, à la rigueur, peut s’en mêler. Ainsi, le député appartient à l'Europe, à la France et à l'arrondissement. Il n’est souverain qu'à la condition d'être l'esclave de tout le monde. L'arrondissement lui fera battre le pavé pour des besoins locaux ou particuliers, la France lui demandera des comptes sévères, l’Europe le sifflera. Comment suffire à tant d’obligations et conjurer tant d’animosités ? Ces craintes me poursuivaient, ces scrupules m’assiégeaient. Malgré les illusions de l'amour-propre, je ne me dissimulais pas que la politique n’était pas mon fort. Dans plusieurs salons de Paris, j’avais entendu parler d'une certaine question d’Orient, qui occupait beaucoup les esprits. J’allais être appelé à la résoudre : le sort de l’Orient pouvait dépendre de ma voix. Je me rends cette justice, que je n’étais animé d’aucune haine personnelle vis-à-vis de l’Orient, et que je lui aurais volontiers rendu service. L'Orient est un pays digne d'intérêt : il fournit la laine d’An- drinople ; c'est de là que nous viennent le soleil et les cachemires. J’aurais donc été affligé de faire quelque chose qui lui fût désagréable ; j'aurais désiré rester en de bons termes avec lui. Eh bien, tel est le nuage dont cette question est demeurée enveloppée à mes yeux, qu’aujourd’hui encore je me demande si j’ai vraiment eu pour ce point cardinal tous les égards qu'il mérite, si je ne l’ai pas profondément humilié, si je n’ai pas dépassé à son sujet les limites des mauvais procédés, si je ne m’en suis pas fait un irréconciliable ennemi. Que l'Orient me pardonne ces torts involontaires ! Nous étions faits pour nous comprendre ; malheureusement, je ne l'ai jamais compris. Si je l'ai offensé, je lui offre mes excuses.

Telles étaient les perplexités de mon esprit. Sur le seuil de la carrière politique, j’avais peur de manquer de lumières et de prendre parti à l’aveugle. Ce préjugé devait bientôt céder à l’expérience de la vie parlementaire ; mais il me dominait alors, et souvent je laissais percer devant Oscar et Malvina quelques témoignages de ce trouble et de ces incertitudes.

« Que de questions à étudier ! leur disais-je ; tout devient question aujourd’hui : question des chemins de fer, question de la réforme, question d’Afrique, question d’Orient. On remet tout en question ; c’est intolérable.
— Jérôme, me répondait gravement le peintre, ne te casse pas la tête pour des balivernes. En fait de questions, il n’y en a qu’une pour toi : celle d’assurer ton crédit, de constater ton pouvoir. Exemple : tu arrives à Paris dans huit, dix jours ; que fais-tu ? Tu te poses en homme politique, tu débutes par un coup d'éclat.
— Comment cela, Oscar ?
— C’est simple comme bonjour. Tu te rends, sans perdre une minute, chez le directeur des beaux-arts, rue de Grenelle, au fond de la cour ; tu montres ta médaille à l’huissier qui se prosterne ; tu entres ; tu trouves un grand maigre, homme d esprit d ailleurs, et tu lui dis : — Me voici ; je suis le député Paturot. Le gouvernement se doit à lui-même d’acheter la Collection des sites de Rome, de mon ami Oscar, artiste d’un mérite rare, quoique ignoré.
—Tu ne songes qu’à toi, égoïste !
—Du tout, je me sacrifie, je m’immole à tes débuts, je deviens la pierre de touche de ton influence. Si le gouvernement ne paye ça que mille écus, c’est que tu es très-médiocrement placé dans son estime ; s’il va jusqu’à dix mille francs, ce sera la preuve qu’il veut établir avec toi des rapports convenables. Nous serons pour lui ce qu’il sera pour nous : et voilà.
— Au fait, ajouta Malvina, quand tu ferais cela pour Oscar ! »

J’étais enlacé ; les premiers anneaux de ma chaîne devaient se river en famille ; ma famille conspirait avec le peintre pour m’enlever toute liberté d’action ; il y avait complot contre mon indépendance. Impossible de résister : l’influence était trop voisine, la séduction trop directe. Je baissai la tête comme un vaincu : Oscar sourit, en vrai Machiavel, et caressa les poils de sa barbe orange.

L’automne nous ramena à Paris ; j’y arrivai chargé de pétitions et de réclamations. J’avais promis à la localité les bienfaits de la reine, les libéralités du roi, les largesses de tous les ministères. Huit mois de sollicitation assidue pouvaient à peine suffire à l’accomplissement de cette besogne. L’arrondissement ne plaisantait pas ; il fallut s’exécuter. Dès le lendemain de mon arrivée, je commençais mes courses. Je parvins à pratiquer, à l’intention d’Oscar, une saignée très-convenable aux fonds d’encouragements destinés aux beaux-arts, et il put ainsi débarrasser mon grenier de quelques toiles qui l'encombraient, entre autres d'une vallée de Tempé avec des nymphes d’un vert d’émeraude. Le directeur chargé de ce service fit très-bien les choses.

Cependant la session venait de s’ouvrir et avec elle commençait la grande vie politique. Dans la séance du trône, je fis mon début oratoire en prononçant, à la suite de la formule du serment, un : je le jure ! qui produisit une certaine sensation. L’émotion avait donné à ma voix je ne saurais dire quel fausset qui fut remarqué de Sa Majesté, et arracha aux princes un imperceptible sourire. L’exercice des fonctions représentatives demande un aplomb que je n’avais point encore, une aisance qui ne s’improvise pas. J’avais beau affecter des airs dégagés, préparer mes entrées avec soin, étudier mes poses, je sentais encore le novice, le conscrit. Pour tromper mon inexpérience, je pris des airs écrasants vis-à-vis des huissiers, je jouai l’habitué du Palais-Bourbon, l'homme qui sait les êtres, je marchai au hasard et sans but dans ce dédale de corridors, de bureaux, de vestiaires, de buvettes, de salles de conférences, j’essayai de toutes les issues et bravai résolument toutes les consignes. C’était autant d’actes de puissance et presque une prise de possession.

Cette tactique fut remarquée. Il existe, dans la Chambre des députés, une phalange de vieux pilotes qui surveillent les nefs errantes. Quand ils aperçoivent à l’horizon législatif un de ces nouveaux venus qui cherchent leur route et flottent de banc en banc, à l’instant même ils accourent et se mettent à ses ordres. Désormais plus d’embarras, plus de souci pour cette âme en peine. On lui aplanira les difficultés, on l’initiera à la discipline parlementaire, on lui révélera les secrets de la petite et de la grande stratégie. Quand j'arrivai à la Chambre, ce rôle d’instructeurs appartenait à une pléiade d’hommes d’esprit qui conduisaient l'assemblée en se moquant d’elle. J’échus à l’un d’eux ; il me promit de me dresser. C’était un homme jeune encore, long, maigre et anguleux. Il avait des coudes si aigus, qu’ils auraient pu, à la rigueur, passer pour des armes prohibées. Quand il gesticulait, ces deux instruments menaçaient les flancs des contradicteurs avec une préméditation coupable et sans circonstances atténuantes. Il me plaça à ses côtés, et dès lors je vécus sous le feu de ses coudes qui, au moindre prétexte, me labouraient impitoyablement les côtes. Je ne parle pas des genoux, les plus turbulents que j’aie connus de ma vie. Cet homme avait des angles plus pénétrants que ses démonstrations : ses épaules même m’inspiraient un certain respect, tant elles avaient l’air acéré et opiniâtre.

Ce fut sous ce chef de file que je fis ma première campagne. Il m’eut promptement initié aux petits détails des fonctions législatives, au travail des bureaux, aux délassements de la buvette, aux causeries des couloirs et de la salle des conférences ; il m'enseigna le mécanisme du scrutin, de l'assis et du lever, la tactique des interruptions et des acclamations. Dans cette dernière spécialité mes succès furent rapides : je compris que ma vocation me portait de ce côté. Il n’est pas permis à tout le monde d'aborder la tribune avec cette autorité que donne le talent, et cette confiance qui naît de l’habitude. Les grands improvisateurs sont rares ; c’est le vol de l’aigle : ne s’y élève pas qui veut. Mais, dans les limites d'un essor plus modeste, on peut se classer, se créer un genre. Je m’essayai donc dans les bravo !très-bien ! et j'eus la chance d’en émettre quelques-uns des mieux réussis, avec des nuances inconnues avant moi. Ce succès m’enhardit ; j’abordai les : à l’ordre ! mouvement plus rare, partant plus difficile. J’en obtins des effets merveilleux, et dès lors ma position fut faite. Mes collègues du centre me remarquèrent ; la presse elle-même me signala comme un interrupteur acharné. Les colonels de la garde nationale, les aides de camp du château ne poussaient pas plus loin que moi l’art de tousser et de se moucher avec éclat, de piétiner avec intelligence, de battre à propos la mesure avec les couteaux de bois. J’inventai alors, pour humilier les orateurs de l’opposition, des poses d’ennui et de dédain qui ont fait école, des rires étouffés, des mouvements d’impatience, des regards écrasants. Je devins l’épouvantail de nos adversaires, l’orgueil et l’espoir de mon parti. Sans moi, plus de beaux succès oratoires, plus de ces triomphes qui suspendent une discussion.

J'étais l’homme des grandes émotions et des grands orages. L’un des nôtres était-il à la tribune, je l’y soutenais, je l'y inspirais, pour ainsi dire ; je l’excitais du regard, je le réchauffais du geste et de la voix. Descendait-il, je me précipitais vers lui, je l’entourais, je le couronnais des mains, je lui offrais le spectacle d’un épanouissement et d’une exaltation incroyables. J’ai organisé ainsi des triomphes, même pour des marchands de nouveautés, des meuniers et des maîtres de poste.

À ce point de vue, loin d’avoir besoin de leçons, bientôt je fus en mesure d'en donner ; en revanche, sous le rapport théorique, mon instruction n’était pas aussi avancée. Je conservais des doutes, j’avais des scrupules, je voulais connaître le fort et le faible des questions. C'était là une tendance très-dangereuse. Mon mentor chercha à la combattre, et il faut me rendre cette justice que je résistai pendant quelque temps aux ravages de ses coudes.

« Mon cher, me disait-il, point d’idéologie, s’il vous plaît. Les partis ne vivent que par la discipline. Si l’on mettait, dans une Chambre, la bride sur le cou aux consciences, il n’y aurait plus de gouvernement, plus de société possible. Votre parti vote, vous votez. Sur quoi ? Peu importe. Vous votez, parce que votre parti vote : hors de là, il n’y a que subversion et anarchie.
— Ouf ! » m’écriai-je.

Il venait de me détériorer le sternum avec son os cubital, on eût dit un poignard. J’en eus la respiration coupée pendant deux minutes.

« Oui, mon cher, continua-t-il, sans s’inquiéter de mon avarie, c’est la plaie du système représentatif que cette foule de députés qui veulent penser par eux-mêmes, voter, comme ils disent, en connaissance de cause. Ou l'on est d'un parti, ou l'on n’en est pas : dans le premier cas, on suit les chefs de file ; dans le second, on se fait déclasser, et l'on reste seul. Votez avec les vôtres, collègue, c'est le commencement et la fin de la sagesse.

Cette théorie de l'obéissance passive ne me paraissait pas très-concluante ; cependant j’avais peur d’exaspérer les coudes du voisin et de les pousser à des violences nouvelles. Je me contentai donc d’une réfutation intérieure, et parus acquiescer entièrement au code disciplinaire de la majorité. Ce triomphe flatta tellement mon mentor, qu’il se laissa entraîner à un épanchement plus complet. Je l’écoutai en surveillant le mouvement de ses articulations.

« Mon cher collègue, me disait-il, quelle est donc cette fureur de tout raisonner, de tout comprendre ? elle nous perdra, si nous n'y prenons garde. Ce gouvernement, pour la majorité, est la poule aux œufs d’or. Si on le dissèque, si on porte le couteau dans ses entrailles, adieu les profits !
— Vous croyez !
— C’est évident, mon cher. Nous sommes ici deux cents membres qui écrémons les faveurs du pouvoir ; s’il y a quelque bon morceau, il est pour nous et les nôtres. Deux cents ici, cela veut dire au dehors cinq à six mille clients, meneurs d’élections, personnes influentes. Maintenant, faites un calcul. Puisque le budget se compose de 1,400 millions, et que le service de l’État emploie 60,000 fonctionnaires, chaque membre de la majorité peut disposer de 7 millions et de 300 places. Et vous ne trouvez pas que c’est là un chef-d’œuvre de gouvernement ! Mais que vous faudrait-il alors, malheureux ? »

Le calcul était spécieux, je ne savais qu’y répondre. Les gesticulations de l’interlocuteur ne me laissaient pas d’ailleurs toute ma liberté d’esprit. Il abusa de ses avantages.

« Non, poursuivit-il avec une chaleur alarmante, je ne conçois pas que l’on énerve ce régime par des arguties, qu’on le discute, qu’on l’inquiète. La majorité ne dispose-t-elle pas de tout, des emplois, des faveurs, des grâces, de l’argent et des titres ? Ne règne-t-elle pas ouvertement sur les bureaux ? Se fait-il rien sans qu’elle soit consultée ? Un député de la majorité, c’est le souverain de I’arrondissement, du département. Le préfet était autrefois quelque chose ; aujourd hui, il est le serviteur du député de la majorité. Et vous avez des scrupules, collègue ! Et vous ne trouvez pas que ce gouvernement est un grand gouvernement ! »

Directement interpellé, j'essayai quelques objections avec timidité, avec prudence : j'avais peur que la controverse ne m'attirât des mouvements désordonnés.

« Sans doute, lui dis-je, la majorité dépèce agréablement le pays ; elle se vole à elle-même quelques moyens d’influence qui ne sont pas à dédaigner : elle gouverne et administre ; mais cela peut-il durer ?
— Jusqu’à la consommation des contribuables, mon collègue, et c'est une race qui ne s'éteindra jamais. Vous voyez ce monde parlementaire qui vous entoure, il se divise en deux classes, les hommes d'esprit, et les simples (1)Quoiqu'on ait abusé du mot, il n’est pas sans intérêt de dire ici que ce classement est historique.. Les hommes d’esprit, c’est la majorité ; les simples, c’est l’opposition. Les hommes d'esprit sont ceux qui regardent le régime représentatif comme un excellent moyen de faire des heureux autour d’eux, dans leur famille, parmi leurs électeurs et leurs amis. Les simples sont ceux qui, par instinct ou par préjugé, n’osent toucher à cette manne du budget, savoureuse et inépuisable. Vous êtes un homme d’esprit, vous !
— Je m’en flatte, lui dis-je, en évitant un geste qui eût pu m'être fatal.
— Ainsi, les hommes d’esprit, d’une part, ceux qui usent de leur position ; les simples, de l’autre, ceux qui n'en usent pas : tel est le classement. Toutefois, il y a encore une distinction à faire ; la voici : Dans l'opposition figurent des hommes d’esprit qui consentent à jouer le rôle de simples ; dans la majorité se trouvent des simples qui affectent les airs d’hommes d’esprit. Les premiers sont les puritains qui acceptent tout d’un gouvernement qu’ils combattent, et qui, aux profits de la majorité, ajoutent l'auréole de l'opposition. Les seconds sont ces excellentes natures qu’un rien contente, qu’un ruban rallie à jamais, qu’un dîner à la cour exalte, qu’un mot agréable de la part d’un ministre met en révolution. Braves gens, qui mangent volontiers leur pain à la fumée! Ce n’est pas nous, mon cher, qu’on ferait aller ainsi !
— Ah ! pour ça, non, répondis-je, assez peu touché du rapprochement.
— Pour me résumer, mon collègue, soyez au gouvernement, puisque le gouvernement est à vous ; ne lui marchandez pas les votes, puisqu’il ne vous marchande pas l’influence. Donnant, donnant, c’est bien ; mais, une fois que l'accord est fait, il faut le tenir : un honnête homme n’a que sa parole. »

Telle fut la première leçon de politique que je reçus : elle eût agi plus vivement sur moi sans les formes anguleuses de mon moniteur et ses gestes bien faits pour m’alarmer. Cependant, je ne pus m’empêcher de remarquer ce qu’il y avait de cru et de désolant dans cette définition du gouvernement parlementaire. Je comprenais la corruption à l’état de faiblesse et d’entraînement ; je ne l’avais jamais envisagée comme système et comme calcul. Il faut dire que j’en étais à mes débuts, et que je n’avais pas encore pu me défaire de tous mes préjugés.


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