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Toute grandeur a des ennuis qui y sont inhérents, et il n'est point de médaille qui n'ait un revers, même la médaille du député. Je l’éprouvais ; les tribulations de l'emploi avaient commencé. Quand on se donne pour maître un arrondissement, on est tenté de croire que ce n'est là qu’une abstraction fort innocente. Celle illusion dure peu, l'arrondissement n'en laisse pas jouir longtemps son mandataire ; il le ramène aux réalités, il lui fait sentir la laisse. Les servitudes se succèdent alors. L’oisiveté, on le sait, est la mère de tous les vices ; un arrondissement qui a des principes donne de l'occupation à son député, avec l'idée que la sollicitation permanente est la compagne de toutes les vertus.
J'avais affaire à un arrondissement implacable : dix, quinze, vingt lettres partaient chaque jour des anfractuosités de ces montagnes, et la poste me les transmettait avec une régularité onéreuse et malheureuse. C’était le maire, c’étaient les adjoints du chef-lieu qui demandaient une faveur, le redressement d'un abus, des subventions en argent ou en nature. Cependant ces besoins de la localité n'étaient rien auprès des exigences individuelles. Tous les fonctionnaires qui s'étaient mêlés de mon élection aspiraient à un avancement ; le conservateur des hypothèques voulait devenir receveur général ; le directeur des contributions indirectes avait en vue un poste de première classe ; le chef-lieu entier prétendait à la croix d'honneur ; le sous-préfet lui-même rêvait une préfecture. Il ne se formait pas, dans le ressort, un vœu, un désir, insensé ou raisonnable, qu’à l’instant même je n’en fusse saisi. J’ai reçu des lettres incroyables, des communications fabuleuses. À écouter les pétitionnaires, le gouvernement leur devait à tous une complète immunité d’impôts, l’exemption du recrutement militaire pour leurs fils et des rentes perpétuelles pour leurs vieux jours. Celui-ci avait trouvé le moyen de guérir toutes les maladies, et il réclamait une pension ; celui-là, contrebandier de profession, voulait que je fisse condamner les droits réunis à des dommages-intérêts pour la surveillance dont il était l’objet ; un autre me demandait d'intervenir dans un procès civil, et de faire débouter sa partie adverse ; un autre enfin se refusait à payer des droits de succession, sous le prétexte qu’il m’avait donné sa voix. Bref, j’étais devenu l’homme d’affaires de l’arrondissement, l'avocat des mauvaises causes et le médecin des cas désespérés.
Une seule de ces épîtres pourra donner l’idée de ce qu’était cette correspondance. La lettre en question émanait d’un homme considérable de l’endroit, du notaire du chef-lieu, qui avait joué un rôle décisif dans mon élection, et me tenait ainsi dans une sorte de dépendance. Les fonctions de cet officier public et ses devoirs d’état auraient dû lui conseiller un peu de réserve, un peu de dignité dans ses demandes. Voici la première requête que je reçus de lui :
« Mon cher député,
« Permettez à l'un de vos bons amis de se rappeler à votre souvenir. Vous savez quelle « part il prend à tout ce qui vous concerne. Nous parlons ici souvent de vous : « l’arrondissement a besoin d’être tenu en haleine ; autrement, il vous glisserait entre les « mains. Heureusement que nous sommes là. Dans l'intérêt public, j’ai pourtant quelques « réclamations à vous communiquer. N’y voyez qu’une preuve du soin avec lequel je surveille « les dispositions de vos commettants.
« D'abord il faudrait faire destituer le directeur de l’enregistrement : il est trop « pointilleux sur les actes ; il voit partout des droits proportionnels au lieu de droits fixes. C’est « un chicaneur qui fait du tort au gouvernement, sans compter celui qu’il fait à mon étude. Le « directeur qui surviendrait saurait que c’est moi qui ai fait justice de l'ancien : nous nous « entendrions parfaitement.
« Je voudrais aussi que l'on donnât une leçon au président du tribunal : il taxe trop « serré ; il ne laisse pas passer un seul article d’honoraires au-dessus du tarif. C’est une « petitesse intolérable. Donnez-lui de l’avancement si vous le voulez, mais renvoyez-le d'ici. « J'ai mon frère le juge qui se dévouera s'il le faut et acceptera la présidence.
« Vous vous souvenez d'un cousin du côté de ma femme qui a présidé à l’itinéraire des « voitures pendant notre campagne électorale ; il demande une perception. C’est le moins « que vous puissiez faire pour ce brave garçon.
« Voici bientôt le moment d’établir nos enfants. Je compte envoyer mon Eugène à Paris, « où, par votre influence, il sera reçu à l’école polytechnique. Vous savez ce que sont les « jeunes gens loin de la surveillance paternelle. Ma femme ne se séparerait pas de son aîné, « de son Benjamin, si elle n’était pas certaine qu’il trouvera, auprès de vous et de madame « Paturot, une seconde famille. Si vous pouviez le loger sous le même toit que vous, ce serait « pour sa mère un grand souci de moins. Quant au second, Jules, il serait bien que vous « pussiez lui obtenir une bourse dans un collège. C’est un garçon plein de moyens et qui vous « fera le plus grand honneur. Il est aimant, tranquille et spirituel. Eugène, au contraire, est « tout feu, tout ambition : il fera son chemin dans les armes savantes. Vous en serez « enthousiaste au bout de six mois. Je n’ai jamais connu de salpêtre pareil : il tient de sa mère.
« Par la même occasion, songez donc à notre neveu Antoine et à notre tante Croquet. « Le premier compte sur le bureau de tabac dont il vous a fait la demande, et l’autre sur son « bureau de poste. Ces gens-là vous comblent de bénédictions chaque jour. Vous êtes leur « sauveur, leur providence ; votre nom est constamment dans leur bouche. Il est impossible « que vous puissiez oublier ceux qui pensent si assidûment à vous.
« Pour moi, mon cher député, je ne vous demande qu’une chose, c'est la continuation « de cette amitié qui m’est si précieuse et dont vous trouvez ici le retour. Je suis sur la « brèche pour vous défendre envers et contre tous, mais je ne voudrais pas que l’on pût y « voir le moindre calcul. Vous êtes l'homme de l’arrondissement, de la chose publique, voilà la « considération qui me détermine. Nos âmes françaises ont la même devise : Le pays avant « tout!
« Agréez, etc.
B***.
Notaire à…
« P. S. Madame B*** me charge de la rappeler au souvenir de madame Paturot, dont le « passage dans nos montagnes a laissé tant de souvenirs. Voici l’hiver. Ma femme est « devenue parisienne depuis que madame Paturot l’a gâtée ; elle ne peutplus souffrir les « couturières et modistes de l’arrondissement. Si vous pouviez lui faire l’envoi de deux « chapeaux, de deux robes, l’une en mérinos, l’autre en soie, de deux paires de bottines, de « douze paires de gants assortis, vous seriez on ne peut plus aimable. Par une occasion « prochaine, vous recevrez toutes les mesures et dimensions nécessaires pour l’exécution de « cette commande. Quant à la couleur et au choix de ces objets, madame B*** s’en rapporte « entièrement au goût de madame Paturot. Elle décidera souverainement. Pardon, mon cher « député, de vous entretenir de détails si peu parlementaires.
« 2e P. S. Je rouvre ma lettre pour vous donner un dernier embarras. Dans nos visites « électorales, j’ai remarqué que vous portiez des bottes vernies d’un fort bon goût. Cette « denrée est inconnue dans nos solitudes, où le cuir simple et le cirage à l’œuf conservent « encore de l’empire. Je veux introduire ici la botte vernie ; cela doit éblouir le client. Veuillez « m’en faire confectionner deux paires conformes à l’échantillon que je vous envoie. Quand « on est l’ami d'un député, on ne saurait se donner trop de lustre. Rien n’est petit dans le « système constitutionnel : la botte vernie peut avoir ici de l’influence, et il n’est pas mal « que votre nom s'attache à la première paire qui y paraîtra. N’oubliez pas surtout que j’ai le « cou-de-pied un peu haut ; je vous recommande également un œil de perdrix qui abuse du « régime de liberté sous lequel nous vivons.
« 3e P. S. Je rouvre encore ma missive pour vous dire que l’arrondissement s’attend à vous voir à la tribune.
« À vous derechef,
B***. »
Telle était celle lettre, échantillon pris au hasard entre mille. Encore les lettres ne constituaient-elles que la moindre de mes misères. J’en étais quitte pour exécuter chaque matin une tournée dans les bureaux. Bien des fois, quoique député, j’essuyais des fins de non- recevoir.
« Une place de receveur général : peste ! me disait-on ; il n’y en a qu’une de vacante ; neuf ministres, dix-huit conseillers d’État, quinze banquiers, dont deux israélites, se la disputent ; il est difficile, monsieur Paturot, de vous faire espérer un succès. Mais on vous répondra.
— Un chemin de fer, ah ! diable, c’est délicat ! les lignes sont distribuées ; la commission s’est partagé les tracés. Passe-moi le tunnel, je te passerai le viaduc. Nous n’y pouvons rien dans les bureaux ; voyez vos collègues de la Chambre. Cependant on vous répondra.
— Une première présidence, un canal, un siège à la cour de cassation, tout cela est pris, monsieur Paturot ; c’est le gros gibier ; il n’y a que les hommes politiques qui y touchent ; le conseil des ministres y pourvoit. On vous répondra néanmoins.
— Un bureau de tabac : ils sont au complet dans la localité. On vous répondra.
— Une perception : il y en avait une hier ; elle est donnée d’avant-hier. On vous répondra. »
Si je n’avais pas les places, j’avais du moins des réponses officielles que je renvoyais aux pétitionnaires comme autant de calmants. C’était l’affaire d’une correspondance à laquelle j’avais dressé l’un de mes commis ; besogne supportable à la rigueur ! Mais une misère bien plus grande venait m’assaillir de loin en loin. Le commettant quittait quelquefois sa montagne ; il se mêlait de voyager en famille ; il partait pour la capitale. Terrible apparition ! cauchemar affreux ! Dès six heures du matin, le père, la mère et la fille se pendaient au cordon de ma sonnette : on se lève de si bonne heure en province ! Il fallait se jeter à bas du lit, se frotter les yeux, endosser à la hâte une robe de chambre pour recevoir ces visiteurs champêtres, et leur faire un accueil gracieux au lieu de les envoyer à tous les diables.
« Tiens, c’est vous, père Michonneau ! vous à Paris ! Que vous êtes aimable d’etre venu me voir !
— Oh dame ! tout de suite. On connaît ses devoirs, allez. Demandez à madame Michonneau.
— Pour ce qui est du respect, on ne peut rien lui reprocher à notre homme. Ça vénère son député, ajoutait madame Michonneau.
— C’est beaucoup d’honneur pour moi, madame. Asseyez-vous donc, père Michonneau ; là, sans façon, comme chez vous. »
Et j’en avais pour deux heures avec les Michonneau. Il me fallait écouter l’histoire du voyage, des économies qu’on y avait consacrées, des projets d'éducation pour la jeune fille, enfin le détail des graves motifs qui font qu’un campagnard se déplace. Voir Paris est toujours pour le provincial une grande et consciencieuse affaire, un programme très-compliqué. On ne veut rien oublier, surtout de ce qui est gratuit. Le député est presque comptable des omissions. Tous les Michonneau du monde considèrent leur représentant à Paris comme un homme qui doit leur ouvrir les portes des monuments publics, des enceintes législatives, des parcs royaux, des châteaux de la couronne, des musées, des expositions, quelquefois même des théâtres. Le député n’est plus alors l’homme d’affaires du commettant : il en devient le cornac. Les Michonneau comptaient sur moi pour jouer ce rôle, et je m’y prêtais avec une candeur et un abandon sans limites.
Dans des occasions semblables, madame Paturot se chargeait des femmes : il ne me restait plus qu’à distraire et à supporter les hommes. Il fallait voir quelles façons de toilettes ces Michonneau apportaient de leurs montagnes, et quels rires ils soulevaient chez les couturières où Malvina les conduisait. Les folles apprenties des ateliers parisiens ne pouvaient se contenir, et c’était à grand’peine que les maîtresses conservaient leur gravité. Pour comble de supplice, ces créatures-là marchandaient tout d’une manière déplorable, et, pour un rabais de deux francs, descendaient et remontaient vingt fois l’escalier. Quand les Michonneau dînaient chez moi, ils mettaient, au dessert, des biscuits et des fruits dans les poches pour le déjeuner du lendemain. S’il se présentait, dans leurs courses, un objet souverainement ridicule, hors de mode depuis dix ans, ils ne manquaient jamais d’en avoir la fantaisie. C’était à rougir d’une compagnie pareille.
Souvent j’étais à la Chambre, tranquille sur mon banc, enchanté d’être quitte, pendant une heure ou deux, de tant d’obsessions et de tracas. Un discours écrit berçait mon oreille et me maintenait dans un état de somnolence, quand tout à coup la voix d’un huissier me réveillait :
« On demande M. Paturot dans la salle des pas perdus, me disait-il à demi-voix, et avec la politesse qui caractérise cette institution.
— C'est bien, c’est bien, » répondais-je machinalement.
Je me levais, et j'allais voir qui me dérangeait ainsi. Que trouvais-je ? une légion de Michonneau, trois générations de Michonneau. Il fallait faire placer cette fournée dans les tribunes : on avait compté sur moi, sur mon influence. Impossible de refuser : l'arrondissement est inexorable en pareil cas ; il ne pardonne guère à son député de ne pas trouver des places pour l’électeur, même dans une salle comble. Je remuais ciel et terre, je suppliais les questeurs, j'allais d’une tribune à l'autre, cherchant partout un coin pour la nichée des Michonneau. Tant d’efforts étaient rarement vains : presque toujours je parvenais à loger mes commettants ; et, avec la persévérance qui distingue le montagnard, ils finissaient par s'élargir aux dépens des voisins et par se caser fort à l'aise. Alors commençait pour moi une autre angoisse. La femme Michonneau, douée d'une vue fatale, m’apercevait dans l'hémicycle, et me prodiguait de là-haut les œillades, les signes et les gestes d’intelligence. Il me semblait l'entendre de mon banc.
« Dis donc, notre homme, tu ne l'aperçois pas, notre député ? Tiens ! de ce côté, dans un coin, le quatrième à gauche ! (Haut.) Bonjour, monsieur Paturot, bonjour.
—Où diable le vois-tu, madame Michonneau ? devait dire l’époux.
— T'as donc la berlue ! Tiens, l'habit bleu, les cheveux châtains, près d'un maigre à perruque. (Se levant.) Votre servante, monsieur Paturot… »
Ce manège durait pendant toute la séance. Cette famille n’avait pris une loge que pour jouir du spectacle de son député, et madame Michonneau semblait jalouse de me compromettre aux yeux de la Chambre entière. Le jeu des mains, des regards, des petits signes de familiarité allait si loin, que, de guerre lasse, je m’accoudais sur mon pupitre, et, tournant le dos à l'ennemi, je me condamnais à une immobilité complète. C’était le seul moyen d’en finir avec madame Michonneau. Alors, la tribu entière se résignait à écouter en bâillant, ou à grignoter quelques comestibles, débris du dessert de la veille. Quant au père Michonneau, il était émerveillé de la facilité avec laquelle parlaient les orateurs qui occupaient la tribune. Aussi, au sortir de la séance, ne manquait-il pas de me dire :
« Pourquoi donc que vous ne montez pas là-haut, notre député, pour gazouiller un peu comme les autres ? ça ferait du bruit au pays. »
Toujours le même reproche : pourquoi ne parlez-vous pas ? D’un côté, c’est le notaire qui me l’écrit ; de l’autre, c’est le commettant qui me l’insinue. L’arrondissement exige que je parle, il n’accepte pas le silence de son député ; il lui faut des phrases. On se plaint quelquefois du bavardage des orateurs ! on s'imagine qu’ils montent à la tribune pour leur plaisir, qu’ils s’exposent de gaieté de cœur aux plaisanteries des folliculaires ; on ne sait pas qu’ils ne vont là qu’avec crainte et sous l’aiguillon de leurs électeurs. L’arrondissement a nommé un député ; il ne veut pas en être pour ses frais. L’orage peut couver pendant quelque temps ; mais si un arrondissement voisin prend la parole et se distingue, l’exaspération locale ne connaît plus de bornes. « Qu’a donc notre député ? se dit-il. D’où vient qu’il se tait obstinément ? » Peu à peu la rumeur gagne, les ennemis s’agitent, les amis s’inquiètent et se troublent, les reproches d’incapacité et de négligence circulent de toutes parts, la situation n’est plus tenable ; il n’y a plus qu’un moyen d’en sortir, c’est d’aborder la tribune.
Je l’avoue, cette perspective m’avait toujours pénétré d'un certain effroi. Cette rampe de marbre a quelque chose de si solennel et de si redoutable ; il est si grave de s’abandonner, devant une assemblée nombreuse, en face d’une publicité retentissante, à tous les hasards, à tous les lieux communs de la pensée, d'affronter les distractions et les émotions que ce spectacle inspire, le vertige qu’occasionnent tant de regards attachés sur l’orateur, de soutenir sans trouble ce rôle écrasant et délicat, qu’un peu de crainte était permise, même à un homme moins novice et plus téméraire que moi. Une improvisation me semblait être une loterie, où les idées et les mots arrivent à l’aventure, et d’où les sottises peuvent s'échapper aussi bien que les grandes idées. Pour réussir dans ce genre d’exercice, deux qualités sont surtout nécessaires, et je ne les avais pas : d’un côté, une imperturbable confiance en sa propre supériorité ; de l’autre, une pauvre opinion de I’intelligence de son auditoire. Avec l’estime de soi et le dédain du reste, on fait son chemin dans les sphères de l'improvisation : le terrain est fatal pour tous ceux qui hésitent et qui doutent.
Bon gré, mal gré, j’étais condamné à donner à l'arrondissement le spectacle de cette tentative. On m’avait placé dans une situation telle, que je ne pouvais plus reculer. Mon silence devenait chaque jour plus fatal ; on en abusait contre moi, on allait jusqu’à me dire vendu aux arrondissements voisins. Mort pour mort, il valait mieux encore un moyen désespéré que cette agonie lente. Je me décidai à franchir le Rubicon parlementaire. Dès lors, plus de sommeil tranquille ; ma pensée courait chaque nuit à la poursuite d’effets oratoires. Je me voyais à la tribune aux prises avec des mots sans signification, des phrases incohérentes : je cherchais l’adjectif sonore, le substantif retentissant ; je polissais la péroraison, je perfectionnais l’exorde. Cet état d’insomnie se compliquait d’une agitation fiévreuse et de crampes atroces dans les jambes. Je plains les compagnes des grands orateurs ; elles doivent passer bien des nuits blanches.
« Mais qu’as-tu donc ? me disait Malvina, ennuyée de ce manège : tu frétilles comme une anguille de Melun.
— J’improvise, ma chère, j’improvise. Dieu ! la belle période que je viens de trouver. Veux-tu que je le la communique ?
— Plus souvent ! à trois heures après minuit.
— Il n’y a pas d’heure pour l’éloquence, bibiche ! Je terrasse les factions depuis vingt minutes avec un succès dont on n’a pas d’idée.
— C’est donc ça que tu exécutes ton petit pas gymnastique en rêvant. Merci ! j’en aurai des bleus sur les mollets demain.
— Malvina ! c’est l’inspiration, vois-tu ? Je veux pulvériser la presse, ce fléau des fléaux, cette hydre des hydres. Écoute.
— Du tout ! Je me sauve.
— Voici ce que je lui dis, dans mon improvisation, à cette lèpre odieuse que l’on nomme un journal : je m’élève à la plus haute éloquence :
« Messieurs,
« J’aborde cette tribune pour protester contre la liberté illimitée de la presse : dussé-je périr sur l'échafaud, je m’élèverai contre les folliculaires qui… »
— Jérôme ! Jérôme ! tu abuses de ma position.
— Attends la fin, ça vaut la peine d’être entendu. On n’a jamais mal mené les journalistes comme je le fais… « Ces folliculaires qui ne respectent rien, qui se mettent volontairement en dehors de la constitution, qui… »
— Jérôme, veux-tu que je me fâche ?
— Un peu de patience, tu vas voir le trait ; c’est adorable ; ça n a jamais été dit… « Ces folliculaires qui… »
— Voilà que ça me part ; prends garde à toi, Jérôme.
— Le trait seulement, le bouquet final, ma chère. C est divin… « Ces folliculaires que… »
— Ah! tu m’embêtes ! le mot est lâché. »
Le dialogue se terminait là ; Malvina était trop montée ; je me résignais ; et, me pelotonnant dans un coin du lit, j’y poursuivais mon improvisation d’une manière plus solitaire et moins bruyante.
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