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Pour me former au grand art oratoire, j'avais sous les yeux, au sein de la Chambre d'alors, une foule de précieux modèles. Lequel suivre ? Là commençaient mes incertitudes.
L'un portait un habit bleu, à boutons de métal, croisé jusqu’au menton : on eût dit de loin une cuirasse pressant une poitrine bien développée. La tête avait un beau caractère, l’œil était vif et saillant, les traits réguliers, la lèvre sardonique, le front vaste, le crâne dégarni. On distinguait, dans cet ensemble, une puissance réelle, du sentiment, de la chaleur, en un mot les qualités de l’artiste. C’était, en effet, un grand artiste plus passionné que convaincu, plus ardent que réfléchi, et se plaisant, à cause de la difficulté même, dans une situation sans issue. On ne pouvait rien entendre de plus beau et de plus abondant que sa parole, de plus sonore et de plus plein que le timbre de sa voix. La dignité du geste et la fierté du regard ajoutaient encore à ces moyens extérieurs une séduction irrésistible. Dans les jours heureux personne ne se dérobait à I’influence de tant de dons réunis. Mais ce succès dépassait rarement la tribune : après avoir écouté, il ne fallait pas lire. Cette lave, une fois figée, avait perdu les seules qualités qui lui fussent propres, l'éclat et le mouvement. La veille, on admirait cette éloquence en fusion ; le lendemain, il était difficile de n’en pas remarquer les scories. Beaucoup de vague dans l’idée sous la pompe de l'expression, une dialectique plus brillante que solide, des arguments grêles sous un vêtement très-ample, une habileté rare à tout mettre en question, unie à l’art de ne pas conclure ; voilà de quoi se composait ce talent, l’un des plus achevés et des plus incomplets qu’ait vus éclore la tribune moderne. Il figurait en première ligne parmi les maîtres de l’art oratoire, et quoique dans un camp opposé, je savais lui rendre cette justice.
Non loin de lui, quoique avec des formes plus lourdes, se tenait un tribun qui abusait un peu de son lorgnon comme maintien et comme moyen préparatoire. Il portait également l'habit boutonné, détail qui semble être commun à la famille des orateurs. Le front élevé et saillant, l'œil couvert par l'arcade sourcilière, le sinciput presque dépouillé, une physionomie qui ne manquait ni d’élévation ni de caractère, voilà sous quels traits principaux se révélait ce second tribun. Quant à sa parole, elle n'avait ni la même puissance ni la même grandeur. L'organe était pesant, la diction manquait d'élégance et de charme ; l’expression était juste, mais languissante et rarement choisie ; elle perdait en grâce ce qu'elle avait de trop en solidité. Ces défauts étaient compensés par plusieurs qualités précieuses et rares. Sons cette écorce peu flexible, il était impossible de ne pas reconnaître un fond d'honnêteté, un accent de conviction véritablement estimables. Si la pensée se faisait jour avec quelque embarras, elle conservait néanmoins de l'enchaînement et obéissait à un ordre méthodique, à une sobriété trop méconnue aujourd'hui. Dans ces conditions, l’orateur représentait, avec beaucoup de justesse, un parti qui compte plus sur l’influence des principes que sur les prestiges de la parole. Je n'étais pas des siens : mais j'étais prêt à reconnaître la loyauté de ses vues et la sincérité de ses convictions.
Ces deux personnages écartés, je me rapprochais de mon terrain. C’était alors la première époque du talent le plus dithyrambique qui ait jamais abordé aucune tribune : je prends cette épithète dans la meilleure acception qu’elle puisse avoir. Platon avait banni les poëtes de sa république, sans se douter qu’il s’en bannissait lui-même en sa qualité de poëte et de l'un des plus grands poëtes de l’antiquité. Quiconque aspire au mieux est poëte, car le mieux ici-bas est l’inconnu, l'idéal comme la poésie. On peut donc être à la fois un grand poëte et un grand orateur : il n'y a rien là dedans qui s’exclue. Rien de plus noble, d’ailleurs, de plus heureux, comme coupe de visage, comme port, comme pose, que l’orateur dithyrambique et chevaleresque dont je veux parler ici. Ces avantages extérieurs entrent pour quelque chose dans un succès de tribune ; ils le préparent et le complètent. Quand on y peut joindre la pureté de l’accent et de la voix, la grâce contenue du geste, le jeu animé de la physionomie, la parole n'a plus que peu d’efforts à faire pour s’emparer d’une assemblée. C’était le cas du poëte-orateur. Il ne s’en croyait pas moins obligé de déployer à la tribune toute la magnificence de son style et d’y apporter une prose colorée jusqu’à la recherche. À cette époque, il visait plus haut que la Chambre et dépassait constamment le but. Il lui restait à régler sa force, à modérer son essor, à se mettre au niveau des oreilles qui l’écoutaient. Mais c’est un beau défaut que cet excès de puissance : il est plus facile d’en médire que d’y atteindre.
Voici maintenant le contraste. Près de l’orateur qui tient à la main le rameau d’or de la poésie, éternellement renouvelé, se montre l’orateur dogmatique qui sacrifie à la concision, presque à la sécheresse. À l’abondance inépuisable des images, à la période pleine de nombre et d’haleine ont succédé la phrase courte et martelée, la dialectique sobre et magistrale. Tout se dit avec poids, mesure et gravité ; tout procède par démonstrations doctorales, tranchantes, impératives. La tactique oratoire emprunte dès lors quelque chose à la férule du précepteur, la requête prend un air d'injonction, la prière même ressemble à une remontrance. Ce moyen est souvent heureux : les assemblées se révoltent rarement quand on les morigène, surtout si le physique est assorti à l’emploi, si le geste et le visage sont anguleux, si l’organe est vibrant et assuré. Rien ne réussit mieux qu’une volonté qui s'impose et semble refuser le débat. Lorsqu’à la fermeté de la pensée s’unit quelque bonheur dans l'expression, rarement les grandes assemblées résistent à cet ensemble de moyens : l’éloquence dogmatique est de toutes la plus sûre comme effet, la plus aisée comme pratique. Il est impossible que l’on ne fasse pas passer chez les autres la confiance que l’on a en soi-même, quand cette confiance éclate en toute occasion et ne se dément jamais.
Cependant, ce genre de triomphe n’était pas mon fait ; mes instincts me portaient ailleurs. Un autre orateur de premier ordre existait à la Chambre, et c’était celui-là que je devais choisir pour modèle. II faut dire que je ne pouvais me lasser d’admirer l’essor rapide qu'il avait pris. Pour conquérir une grande situation parlementaire, il avait dû lutter contre des obstacles de nature, contre son organe, contre sa taille, contre un extérieur peu avantageux. Les hommes qui occupaient la tribune avec éclat avaient sur lui cette supériorité de la prestance et de la voix. Il avait fallu les vaincre par la dextérité de la parole, la fécondité des ressources, la souplesse du talent. C’était là mon idole, le maître de mon choix. Chaque fois qu’il gravissait la rampe de marbre, je me recueillais comme un homme qui va écouter une leçon. Il faut lui rendre cette justice qu’il n’y épargnait pas les heures, et que j’avais tout le temps nécessaire pour me pénétrer de sa manière et m’inspirer de ses procédés. Ce qui me plaisait en lui, c’est qu’il prenait une question au berceau, et ne la quittait qu’après l’avoir épuisée. Il supposait toujours (et Dieu sait avec quel à-propos !) que la Chambre ignore jusqu’au premier mot des choses ; cela indiquait une profonde étude du cœur humain. Grâce à lui, je faillis comprendre la question d'Orient : un discours de plus, et je mordais au problème. Malheureusement, je demeurai avec quatre heures de leçon ; ce n’était point assez. Mais ce qui m’est resté de la question d’Orient, je le dois à l'orateur qui m’a servi d’étoile. Par ses soins, j’ai appris qu’il existe sur le Bosphore une ville qui se nomme Constantinople, et que les Turcs y sont en majorité. C’est là incontestablement une notion très-essentielle en tout état de cause. Encore quelques efforts, et j’aurais su ce qu'est l’Égypte, ce qu’est la Syrie, pays célèbres dans l’antiquité. Le temps m’a manqué pour cette éducation parlementaire et ce cours d’histoire. Seulement, rien n’effacera de mon souvenir les impressions que m’a laissées l’éloquence du plus éveillé, du plus alerte, du plus fécond de nos orateurs, son ingénieuse manière d’exposer et de raconter, la ductilité, l’élégance de son langage, enfin une érudition historique qui n’est jamais à bout de ressources ni de rapprochements.
J’avais donc, après quelque hésitation, trouvé un modèle oratoire ; il ne me restait plus qu’à travailler là-dessus. Une autre difficulté subsistait, celle de connaître à fond les locutions qui avaient alors la vogue. J’avais remarqué, en effet, que la Chambre change de temps en temps de vocabulaire, et adopte certaines expressions, certains mots pour leur donner une popularité triomphante.
« Voyons, me disais-je, mettons la main sur le substantif à succès, sur l’épithète accréditée. Disons, par exemple :
« Je dois à mon pays la vérité, et je la dis à mon pays : mon pays a droit à la vérité ; je dirai la vérité à mon pays. »
Pendant que je me livrais à cet exercice de linguistique, Oscar était à mes côtés, dans mon cabinet. C’était un garçon de bon conseil, malgré sa scélératesse profonde.
« Qu'en penses-tu ? lui dis-je. Ne trouves-tu pas que cela remplit parfaitement la bouche : mon pays ?
— J’aimerais autant : ma payse, répliqua le peintre ordinaire de Sa Majesté. C’est plus anacréontique.
— Mauvais plaisant ! il me semble que cela fait bien, mon pays! Le cabinet le dit ; l’opposition le dit ; tout le monde le dit.
— Alors c’est le pays de tout le monde, et le mon est de trop.
— Oscar, je vois ce que c’est : tu préfères ce pays-ci. Ç’a été employé dans les Premiers-Paris. Ce pays-ci ! va pour ce pays-ci !
— Pas plus que ce pays-là !
— Alors, Oscar, nous nous rabattrons sur les hommes et les choses. Voilà qui ne manque jamais son effet, les hommes et les choses ! c’est compréhensif ; c'est philosophique ; c’est synthétique ; ça doit t’aller.
— Merci ! je sors d'en prendre, répliqua le rapin avec humeur.
— Pas même les hommes et les choses, Oscar ! tu es difficile ! Et la haute indépendance, les hautes lumières, la haute sagacité ? tu repousses également ces hautes expressions de haut goût parlementaire.
— J’aime mieux le flou, le poncif et tout l’argot des ateliers : ça me connaît du moins. »
Décidément le peintre ordinaire de Sa Majesté y mettait de la mauvaise volonté ; il ne voulait pas m'aider dans mes recherches oratoires. Je poursuivis seul mon étude. Ce travail, d'ailleurs, fut bientôt interrompu par des lettres désespérées qui me parvinrent de l'arrondissement. Non seulement on me demandait un discours, mais on m’imposait un sujet. Il n’était plus question désormais ni de la liberté illimitée de la presse et des écarts des folliculaires, ni de mon pays ou de ce pays-ci, ni des hommes et des choses, ni de rien de semblable. Le gouvernement venait de présenter un projet de loi qui, entre autres articles, dégrevait les fromages étrangers. On devine quel cri de détresse avaient poussé les fromages de l'arrondissement. C’était un deuil général dans la montagne ; les bestiaux se lamentaient ; les populations parlaient de marcher sur la capitale. Il n’y avait pas à balancer ; il fallait prendre la parole contre, les produits caséeux de l’étranger et empêcher qu’ils ne souillassent le territoire.
Pendant mon noviciat parlementaire, j’avais pu remarquer que plusieurs députés, assez médiocres d’ailleurs, parvenaient à se faire une petite clientèle de collègues, à l’aide d’invitations lancées à propos. Le député qui perche à Paris ne craint nullement les dîners en ville, surtout quand ces dîners ne sont pas sans façon ; il n’a aucune répugnance pour les babas et le punch, même quand ils se compliquent de contredanses. Plus d’un membre des centres a fait ainsi son chemin dans la Chambre par des galas, des ambigus et des réunions dansantes auxquels il convie soit ses voisins sur les bancs, soit les membres de son bureau. C’est un moyen d’influence fort en usage, surtout à la veille des renouvellements mensuels.
Je résolus de le mettre au service du fromage français et de mon début oratoire. J’étais sûr de me ménager ainsi trois ou quatre voix pour saluer mon improvisation d’un : très-bien ! et de me composer un petit noyau d’auditeurs reconnaissants et polis. Il fut donc décidé que nous donnerions un grand dîner ; j’avais jeté les yeux sur douze collègues d’un estomac résolu, en y joignant quelques notabilités des centres. La princesse palatine, attachée plus que jamais à mon char, devait aider madame Paturot à faire les honneurs du repas et de la soirée : elle avait promis, en outre, d’amener le feld-maréchal Tapanowich en grand uniforme. Mon triomphe allait être complet, et le Tartare devait y figurer en vaincu. Aussi n’épargnâmes-nous rien pour que cette fête laissât des souvenirs dans la mémoire des convives. Tout ce que le luxe du service peut comporter de raffinements fut prodigué en cette occasion ; les.pièces les plus rares, les vins les plus exquis furent rassemblés avec un soin particulier. Rien que de délicat et de choisi ne devait paraître sur ma table ; chaque mets allait être la dernière expression, le mot final de la science. Je ne m’adressai pas à un cuisinier ; je pris un artiste. Oscar et lui arrêtèrent le menu. C’était un repas à barbe, un festin chevelu : je le vis bien à l’addition.
Au jour et à l’heure dits, mes convives arrivèrent, et je les présentai successivement à Malvina qui leur fit les honneurs de sa maison avec une grâce infinie.
« Madame Paturot, lui disais-je, voici le célèbre général***, qui extermine périodiquement les Bédouins de l’Afrique. C’est un guerrier dont mon pays doit être fier.
— Certainement, répondait Malvina : à preuve qu’il a soulevé le Kader à la force du poignet : ça indique du nerf.
— Madame Paturot, ajoutais-je en lui présentant un deuxième collègue, voici M***. Il a l'honneur d'être en butte aux railleries des folliculaires, parce qu’il a fabriqué dans sa première jeunesse le satin et le gros de Naples, les unis et les façonnés. Ce n’en est pas moins un homme qui honore mon pays en général et la soierie française en particulier.
— Au fait, répliquait Malvina, c’est délicat la soie ; c’est un commerce bon genre. J’y aurais volontiers mordu.
— Madame Paturot, reprenais-je en faisant une troisième présentation, voici M***, un député du plus grand mérite, quoique généralement inconnu. Il culotte en rouge la troupe de mon pays.
— Des culottes ! s’écriait Malvina avec enthousiasme, ça me connaît; je couvre cet article de mon estime. »
Les présentations se succédaient ainsi : un poète tragique, un colonel de la garde nationale, un banquier que les petits journaux ont souvent attaqué dans l’un de ses organes, enfin mon mentor parlementaire, entrèrent successivement. Bientôt la compagnie fut au complet, et l’on se dirigea vers la salle à manger. Les choses s’y passèrent très- convenablement : tout était merveilleux, cuit à point et d’une délicatesse rare ; les vins furent appréciés surtout par de véritables connaisseurs. Au dessert, j'avais conquis bien des suffrages : le feld-maréchal, dépouillant ses rancunes, jetait sur moi des regards tendres et enluminés ; la princesse palatine tenait tête à ses voisins ; Malvina avait retrouvé sa verve et son caquet d’autrefois. Quant à mes collègues, après avoir gardé quelque réserve, ils finirent par nous donner le spectacle d’un abandon peu parlementaire ; enfin tout alla au mieux.
Désormais, je pouvais risquer la grande entreprise : j’avais un parti. Je préparai mon improvisation et l’appris par cœur : puis, pour tout prévoir, je mis le manuscrit dans ma poche. C’était une planche de salut pour un cas extrême : on va voir que la précaution n’était pas inutile. Le projet de loi contre lequel j’allais parler était presque sans intérêt pour la Chambre : aucune émotion ne s'y attachait. Aussi les discours se succédaient-ils au milieu de conversations bruyantes. Ce fut au plus fort de la confusion que je demandai la parole, et que, prenant mon courage à deux mains, j’escaladai la tribune. Un verre d’eau était à ma droite, je l’avalai machinalement ; après quoi, en cherchant à assurer ma voix, je commençai :
« Messieurs, dis-je, je viens parler à mon pays d’une industrie qui l’intéresse très-vivement, celle des fromages… »
À ce mot, un éclat de rire bruyant s’éleva du sein de l’assemblée, le public, les messagers d’État, les journalistes, les huissiers même prirent part à l’hilarité générale. C’était un beau et unanime succès. Je voulus continuer, impossible. Les explosions de rires étouffaient ma voix, et une pluie de quolibets venait m’assaillir de tous les côtés. Enfin, de guerre lasse, je quittai la tribune ; mais, par une inspiration de génie, je portai la main à ma poche et en tirai mon discours pour le remettre au sténographe du Moniteur.
Cette idée lumineuse me sauva ; le lendemain, mon plaidoyer pour les fromages figurait dans le Moniteur sur cinq grandes colonnes, assaisonnées de sensation et de très-bien qui leur donnaient un caractère triomphant. L’arrondissement fut battu, mais cette défaite eut pour moi tous les caractères d’une grande victoire. Ce fut ainsi que je gagnai à la tribune ma bataille d’Austerlitz.
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