Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XXIII : L'espionne russe. — L'emprunt forcé. — La maison moyen âge. Une crise ministérielle.

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XXIII L’ESPIONNE RUSSE. — L’EMPRUNT FORCÉ. LA MAISON MOYEN ÂGE. UNE CRISE MINISTÉRIELLE.

Depuis que j’étais arrivé aux honneurs de la députation, mes relations avec la princesse Flibustofskoï avaient pris un caractère inquiétant. La palatine ne pouvait plus se passer de moi ; quand je lui manquais, elle envoyait à ma recherche. Elle était jalouse de tout : de mes commettants, de ma femme, même de mes travaux parlementaires. Il fallait lui rendre compte des moindres démarches, de mes ennuis et de mes joies, de mes rapports avec mes collègues, de mes entretiens avec les ministres. Sur ce dernier point, elle était intolérable : si par malheur la mémoire me servait mal, elle me pressait de questions et me faisait subir un interrogatoire.

« D'où venez-vous donc ? me disait-elle avec un air boudeur qui lui allait à ravir. Vous vous gâtez, Jérôme ! Une visite à dix heures du soir ! c’est le prendre à l'aise, monsieur !
— Palsambleu ! Catinka, excuse-moi, répondais-je avec un air tout à fait Lauzun ; c’est le ministre *** qui ne voulait plus me laisser aller.
— Ah ! vous venez de chez le ministre ajoutait ma belle avec des hochements de tête accusateurs.
— Oui, ma charmante, oui, de chez le ministre : nous étions là douze collègues, en petit comité, un couvert de choix. Les choses se sont admirablement passées. Il s’agissait de ramener trois votes qui branlaient au manche. Ça a été enlevé : ce diable de *** est si habile!
— Vous ne dites pas tout, Jérôme ! On le connaît, votre ministre; on sait quels sont ses moyens d'influence.
— Allons, ne vas-tu pas maintenant être jalouse, Catinka ! C’est ridicule, parole d’honneur, ajoutais-je en lui prenant la main.
— Pas de familiarités, monsieur ! Un ministre qui protège le corps du ballet, voilà de belles connaissances ! Et c’est à cela qu’on nous sacrifie, s’écriait-elle en fondant très-naturellement en larmes. »

Je n'ai jamais compris le don que possèdent les femmes de changer leurs yeux en fontaines, et ce spectacle m’a toujours ému. La beauté y gagne, et le sentiment n’y perd rien.

« Mais, ma divine, lui disais-je, il n’y a pas le moindre bon sens à sangloter ainsi. Tu es toujours ma princesse, ma seule et unique palatine ; tu es mon trésor et ma joie, mon diamant et ma perle, mon Andalouse au teint coloré. »

Je prodiguais les tendresses sur ce ton, j’épuisais mes réminiscences en poésie chevelue, mais rien n’y faisait.

« Jérôme ! Jérôme ! murmurait la princesse en lâchant de nouveau les écluses de ses yeux, vous vous perdrez avec vos ministres ! Ce sont des libertins, des coureurs !
— Mais non, mon adorable, on a été sage ce soir, très-sage ! Pas une gaudriole, pas un mot pour rire ! Nous avons fait de la haute politique, voilà tout.
— Oui, c’est toujours votre excuse ! De la politique de coulisses, n’est-ce pas ?
— De la très-haute politique, Catinka ! Question d’Orient, tout ce qu’il y a de plus compliqué et de plus grave. Il paraît qu’il se passe de terribles choses là-bas.
— Jérôme, Jérôme, vous cherchez à me donner le change.
— Du tout, ma charmante, c’est la vérité pure ! Le jeune Grand Turc se conduit mal ; les bimbachis et les topbachis ne sont pas pour nous ce qu’ils devraient être ; il y a aussi un kaïmakan qui s’émancipe et un capitan-pacha qui fait des siennes. L’ambassadeur russe n’est pas étranger à ce micmac, et l’horizon se couvre généralement de nuages. Tout cela donne à réfléchir à notre premier ministre.
— Défaites pures ! Quand vous arrangez un conte, tâchez au moins qu’il soit vraisemblable, monsieur ! bimbachis, topbachis, kaïmakans, qu’est-ce que ce jargon ?
— Suffit, je m’entends, mon trésor ; c’est le langage de la haute diplomatie ; ça nous connaît. Toujours est-il qu’on lui a posé un ultimatum à ce jeune Grand Turc ; et, s’il ne l’accepte pas, notre ambassadeur quittera Constantinople. Ils n’ont qu’à bien se tenir les bimbachis! Je ne donnerais pas cinquante centimes des kaïmakans dans l’état des choses !

Quand une fois j’étais lancé sur ce chapitre, je ne m’arrêtais plus ; il n’y a rien qui aide à l'improvisation comme de traiter des sujets auxquels on est complètement étranger. Je voyais d ailleurs peu à peu ma princesse s’adoucir, se calmer ; la glace se fondait sous l’ardeur de ma parole ; les larmes tarissaient, l’œil s’animait, les joues reprenaient leurs couleurs, les lèvres leur sourire. Ce retour avait lieu par gradations, par nuances, jusqu’à ce que, laissant tomber sa belle tête sur mon épaule, Catinka proclamât elle-même mon triomphe :

« Allons, me disait-elle, mauvais sujet, approchez-vous, que l’on vous pardonne ! » Cependant, je dois l’avouer, malgré la passion effrénée dont j’étais l’objet, mes relations avec la palatine ne se continuaient qu’à titre onéreux. L’empereur Nicolas n’avait pas voulu se départir de ses rigueurs. Quand il sut qu’une Flibustofskoï s’affichait avec un membre de la Chambre des députés de France, sa colère ne connut plus de bornes ; il fit placer les trois cent vingt-deux mille moutons de la princesse sous un séquestre provisoire, ce qui changeait du tout au tout la situation civile de ces animaux. Mon gage diminuait ainsi de solidité, les hypothèques de l'empereur primant toutes les autres. Peu à peu pourtant la créance s’était accrue. De vingt mille francs en vingt mille francs, nous étions arrivés au chiffre de cent soixante mille, ce qui ne laissait pas que de faire à ma fortune une brèche considérable. La conduite du feld-maréchal Tapanowich était d'ailleurs fort inégale à mon égard. Quand la palatine venait de pratiquer une saignée à mon coffre-fort, le visage du Tartare demeurait pendant quinze jours à l’état d’épanouissement ; mais à mesure que les fonds baissaient, les façons devenaient plus rudes et les regards plus farouches. Pendant le dernier billet de mille francs, le pandour était intolérable ; vingt fois j’eus l’envie de lui demander une explication.

La princesse intervenait alors et me racontait des scènes de la vie moscovite ; c’était d'un dramatique achevé. La pauvre créature, pour avoir désobéi à l’empereur, était condamnée à avoir toute sa vie à ses côtés ce feld-maréchal de malheur : il répondait d'elle corps pour corps aux autorités russes. Quand il était plus sombre, c’est que les ordres venus de Russie étaient plus rigoureux ; quand il s’humanisait, c'est que la famille de la princesse avait intercédé auprès du czar et espérait obtenir sa grâce. Ces phases heureuses et malheureuses se succédaient de telle sorte, que je croyais chaque jour tenir les trois cent, vingt-deux mille bêtes à laine qui devaient me désintéresser de mes avances ; mais, à mesure que j'avançais la main pour saisir mon gage, le cruel empereur fulminait un nouvel ukase qui maintenait ce troupeau sous la dépendance politique de la couronne. Les moutons étaient tondus pour le compte de l'État, et moi je l’étais de plus en plus par la princesse. Quelques soupçons douloureux commençaient à m'assaillir ; mais qu’y faire ? Envoyez donc un huissier exécuter une saisie sur les bords fortunés du Don !

D’autres embarras venaient s'ajouter à celui-ci. La maison moyen âge était achevée : l’architecte chevelu avait conduit les travaux avec une rapidité prodigieuse. Le bâtiment était souverainement ridicule ; l’artiste y avait prodigué les flèches, les clochetons, les cristallisations extérieures. Les fenêtres à ogives juraient avec les tons neufs de l'édifice, avec la blancheur de la façade. Cela constituait, dans l’ensemble, un pastiché du plus mauvais goût, une réminiscence sans grâce. Cependant l’architecte semblait triompher dans sa barbe : il contemplait son œuvre avec le ravissement et l’extase de la paternité.

« Pâques-Dieu ! s’écriait-il, que voilà donc un monument bien réussi ! comme c’est ça ! par saint Pancrace, comme c'est ça !
— Monsieur, lui répondis-je, en essayant de I’arracher à sa contemplation, il faudra réunir les comptes des fournisseurs, afin de savoir à quel prix la construction me revient.
— Non, Pâques-Dieu ! on n’a jamais attrapé l’ogive rutilante à ce degré ! c’est mieux que les originaux ! Monsieur Paturot, dit-il en se retournant de mon côté, j'aurais eu à loger un premier syndic, que je n’aurais pas fait de la meilleure besogne; vous respirerez par la plus belle ogive que le compas humain ait jamais tracée ! Heureux mortel !
— Mais, monsieur…
— On cite la maison de l’argentier de Bourges, la tour de Saint-Jacques de la Boucherie, les Thermes de Julien : voici qui efface tout, monsieur. Pâques-Dieu! comme ces balustres sont d'un bon effet ! »

J’eus toutes les peines du monde à ramener l’artiste enthousiaste à des idées plus positives. Nous rassemblâmes les divers mémoires, afin d'avoir le chiffre exact du total. En avances de diverses natures, j'avais déboursé près de quatre cent mille francs, et il restait dû, à droite et à gauche, plus de cent cinquante mille francs. Une maison fort incommode, fort étroite, fort mal distribuée, m’allait donc coûter six cent mille francs environ. Le devis primitif ne s’élevait qu’à deux cent mille ; mais, en fait de construction, on ne sait jamais où l'on va, et avec l’art chevelu moins qu'avec l’art méthodique. J’avais une maison à moi et un magasin entièrement neuf : ma caisse, en revanche, renfermait six cent mille francs de moins. C’était un rude coup de lancette.

Un moment je crus que la Providence m’envoyait une compensation inespérée. Des rumeurs sourdes circulaient depuis quelque temps sur les bancs de la Chambre ; on s’y formait par groupes, on chuchotait ça et là dans les couloirs, on se livrait sur divers points à des entretiens animés. Tout ce manège m’inquiétait peu ; j’avais la conscience trop tranquille pour que rien ne vînt troubler mon horizon parlementaire. L’œil fixé sur le banc des ministres, je votais comme eux, applaudissais comme eux, murmurais comme eux. Les voyais-je heureux, j’étais heureux ; tristes, j’étais triste. J’avais pris des habitudes régulières d’obéissance et de dévouement ; c’était devenu une partie de mon être, de ma vie. Du reste, je marchais seul désormais ; je n’avais plus besoin ni de conseils, ni de leçons. Il y avait à cela le double avantage d’émanciper ostensiblement mon libre arbitre, et d’éviter les articulations du dangereux voisin qui avait éclairé mes débuts. Je jouissais depuis lors d’une entière sécurité, et, dans le cercle de mon joug volontaire, d’une certaine indépendance.

Aussi ma surprise fut-elle au comble lorsque, arrivé à la Chambre d’assez bonne heure, je me vis un jour abordé par mon ancien moniteur d'une manière mystérieuse.

« Mon collègue, me dit-il, pouvez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ? J’ai à vous parler d’un objet qui vous intéresse.
— Volontiers, lui dis-je, surpris de son air discret et énigmatique.
— Venez, » ajouta-t-il.

Il m’entraîna hors de la salle des séances, et me conduisit dans l’un des bureaux alors désert.

« Mon collègue, me dit-il en entrant en matière, je vais vous faire une proposition qui vous paraîtra singulière. Voulez-vous passer avec nous dans les rangs de l’opposition ? »

Je reculai de quelques pas, comme si j’avais posé le pied sur une couleuvre.

« De l’opposition ? lui dis-je.
— Ne vous épouvantez pas, répliqua-t-il, c’est de l’opposition, si l’on veut, de l’opposition dans un but donné. » 

Loin de me satisfaire, cette explication me blessa ; je fis de vains efforts pour me contenir :

« Pour qui me prenez-vous ? lui dis-je ; moi, Paturot, de l’opposition ! Mais c’est un piège que vous voulez me tendre, mon collègue ; c’est une épreuve que vous voulez me faire subir. Ah ! c’est indigne.
— Non, monsieur Paturot, c’est sérieusement que je vous parle. Le mot d’opposition vous effraye, je le vois ; il ne s’agit que de l'expliquer. »

Mon interlocuteur entra alors dans les détails. Une fraction de la majorité allait se séparer du ministère sur une question donnée. Le choix du prétexte importait peu ; le point essentiel était de battre le cabinet, afin de recueillir l’héritage des portefeuilles. Quarante députés environ étaient du complot : leur déplacement laissait le parti ministériel en minorité, et conduisait infailliblement à ce que l’on nomme, dans la langue politique, une crise. À mesure que mon collègue me déroulait ainsi son plan, je me prenais à réfléchir sur cette combinaison singulière qui mettait la tactique à la place de la conviction, et faisait, des plus hautes fonctions de l’État, l’objet d’un siège en règle. Je n’étais pas un esprit à scrupules, et pourtant ma candeur se révolta à cette confidence : ma figure devait exprimer ce sentiment, car mon interlocuteur ajouta :

« Eh ! mon collègue, vous n’approuvez donc pas notre plan de campagne ? Avec quelques voix de plus, il est pourtant infaillible, et l’on a compté sur votre concours.
— C’est trop d’honneur que l'on m’a fait.
— Écoutez, monsieur Paturot, je vois qu’il faut aller rondement avec vous. Voici toute l’affaire : le ministère ne peut pas résister ; vous lui conserveriez une boule de plus que cela ne le sauverait pas. Vous voulez demeurer du parti ministériel : cela part d’un bon sentiment ; vous y serez fidèle. Seulement, au lieu d’être du parti ministériel qui s’en va, vous serez du parti ministériel qui arrive. Voilà toute la différence.
— Ceci me semble une subtilité, monsieur.
— Non, c’est seulement une prévision. La liste du nouveau ministère est faite ; la voici. »

Et il me la présenta.

« Vous le voyez ; rien que des membres de la majorité, de vos collègues, de vos amis, de ceux qui votent avec vous. Écoutez, monsieur Paturot, le nouveau cabinet est dans l'intention de créer une place de sous-secrétaire d’État par chaque ministère. C'est vingt mille francs par an. Je suis assuré que l’un d’eux pense à vous pour ces importantes fonctions.
— Ah ! collègue…
— C’est un détail dans lequel je n’aurais pas voulu entrer afin de ménager votre délicatesse, mais vous m’y forcez. Maintenant je vous laisse. »

Le Parthe en me quittant m’avait lancé son javelot ; je ne fus pas longtemps à en ressentir la blessure.

« Sous-secrétaire d’État, me disais-je, sous-secrétaire d'État, toi Paturot ! »

Je fus vaincu ; j’entrai dans la ligue. Une occasion s’offrit pour voter contre le ministère, j’obéis à la fatalité. L’amertume et l’espoir dans l’âme, je déposai une boule noire. C’était la première fois que je me trouvais dans ces conditions de révolte. Aussi en éprouvai-je un long remords. Le scrutin fut hostile, la crise eut lieu ; le ministère de la ligue entra en possession des portefeuilles. Il n’y eut qu’un point du programme qui ne fut pas tenu, c’est celui qui me concernait. Évidemment on m’avait joué.

J’en fus vengé ; le cabinet enfanté par un complot ne dura que quelques semaines. Les vainqueurs, une fois maîtres du champ de bataille, se prirent de querelle pour le partage du butin, et eurent le bon esprit de s’anéantir les uns les autres. Le tour avait manqué ; c'était à refaire. Mais n’anticipons pas sur l'événement.


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