Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XXV : Confession d'un ministre.

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XXV CONFESSION D’UN MINISTRE.

Vous savez, continua l’Excellence, que je n’ai pas désiré ce poste éminent. J’étais né pour une vie modeste ; mes goûts n’allaient pas au delà. Cependant, comme un autre, j’avais des illusions. Quand j’envisageais le rôle d’un ministre, je l’entourais de quelque grandeur, j’y attachais une certaine puissance. Aussi fus-je flatté, je l’avoue, lorsqu’on m’imposa un portefeuille. Le sentiment de mon insuffisance survivait encore en moi : mais déjà les fumées de l’orgueil affaiblissaient celte défiance salutaire. Du reste, cette illusion dura peu.

Il est trois motifs secrets qui peuvent faire rechercher le pouvoir : ce sont les profits du rôle, l’exercice de la puissance, l’éclat et les joies de la grandeur. Sur ces trois points un désappointement complet attend le malheureux titulaire.

Parlons d’abord du profit. Je sais qu’il est des ministres qui spéculent sur leur traitement et visent à l’épargne. C’est le moindre nombre, et ils sont notés. Leurs petites économies sont l’objet des risées de leurs collègues ; l’entourage en plaisante, les députés le remarquent, et une certaine déconsidération personnelle est la suite de cette chasse aux centimes. Les vrais ministres, ceux qui portent honorablement ce nom, dépensent au delà de leur traitement. La vie de l’hôtel ministériel est montée sur un pied qui se transmet d’un titulaire à un autre. On peut y ajouter, mais il est difficile d’en rien retrancher. Le service est coûteux ; la table est chère : deux dîners par semaine, des réceptions, des charges sans fin pèsent sur cette existence. L’hôtel est envahi de demandes d'artistes mendiants. Il n'est pas un concert, pas un bal par souscription qui n'envoie des billets, pas de virtuose nomade qui, directement ou indirectement, ne vienne tendre la main, bref, quand on veut faire les choses avec dignité et avec grandeur, fermer les yeux sur bien des petits pillages, on ajoute chaque année cinquante mille francs de son revenu aux quatre-vingt mille francs que donne l'État. Voilà les profits du ministre.

— Vous ne dites rien du télégraphe et des objets d'art, dis-je à mon ami le ministre.
— Point de médisances de petit journal, mon cher, vous parlez à un honnête homme. Je ne sais pas ce qu'on fait ailleurs ; mais ici il n'y a rien qui ne soit loyal. Voilà donc pour le profit ; maintenant, voyons ce que c'est que la puissance. Vous ne croiriez pas, mon ami, que j'ai dans mes bureaux deux hommes qui sont plus souverains que moi, et qui me le font sentir à toute heure, à tout instant. Concevez-vous un supplice plus intolérable que celui-là ? Être le chef et ne l’être pas, avoir une opinion sur une mesure et se voir contraint d’accepter celle de subalternes ; garder à ses côtés des hommes dont en apparence on est le supérieur, et qui en réalité sont vos maîtres, vivre avec ces surveillants, avec ces espions, avec ces moniteurs, et ne pouvoir s’en défaire, les jeter à la porte ; est-il rien au monde de plus humiliant, de plus lourd, de plus triste ? C’est pourtant ma vie !
— Et quels sont ces hommes ? lui dis-je.
— Deux directeurs de mon ministère qui sont députés. Cette qualité, mon cher, les dispense de tout : ils peuvent ne rien comprendre à la besogne administrative, donner cent fois par jour la preuve d'une médiocrité déplorable, d’une négligence avérée. Ils sont députés, et dès lors affranchis du respect hiérarchique. Le ministre n’est plus qu'un petit garçon qu'ils mènent à leur guise. Les bureaux relèvent directement d’eux ; ils ont le pouvoir et n'ont pas la responsabilité. Quel cauchemar, mon cher, quel cauchemar !
— Je le comprends, répliquai-je ; on aime à être maître chez soi !
— Oh ! le pouvoir, le pouvoir, Paturot, c’est la servitude ! Vous connaissez la situation de l’âne de Buridan. Eh bien, entre le château et les Chambres un ministre joue le même rôle. Il a peur que ce qu il fait en vue de l'un ne déplaise aux autres, et réciproquement. On a les mains liées sur tout : on ne peut faire un pas sans rencontrer une embûche. Le pouvoir, mon cher ! Un ministre a celui de ne rien faire ; c'est le seul qui ne lui soit pas contesté. Encore ! l’empêche-t-on d’agir et lui fait-on des reproches quand il n’agit pas ! Voilà ce que c’est que l’exercice de la puissance pour un ministre ! Vous voyez qu il n’y a pas de quoi s’en orgueillir.
— Mais si pourtant on osait marcher, lui dis-je.
— On serait brisé comme verre, mon pauvre ami. Quelques-uns ont voulu l'essayer ; ils ont péri à la peine. Non ! la France du dix- neuvième siècle n’a pas encore vu un véritable ministre, quelque chose de semblable à Colbert et à Turgot, c’est-à-dire à des hommes qui apportaient au pouvoir une idée féconde et employaient leur génie à la réaliser. Nous n'avons pas ce qu'ont eu les monarchies absolues, de grands politiques comme Richelieu, même comme Dubois, gouvernant l’État ou par la force ou par la ruse, et maîtres d'agir dans toute l’étendue de leurs desseins. On est ministre aujourd’hui, mais il n’est pas permis d'en être fier : un ministre, c’est à peine un chef de division et c'est moins qu’un député. Voilà la part de la puissance.
— II est certain que c’est peu engageant. Et pourquoi alors y a-t-il tant de prétendants aux portefeuilles ?
— Que voulez-vous ! la vanité humaine ! le mot plaît encore et l’on se fait illusion sur la chose. On s’imagine toujours que le moment propice est arrivé. On a des idées sur l’équilibre de l’Europe, sur l'Orient, sur l’Espagne ; on rêve des alliances commerciales, des colonisations, des conquêtes pacifiques ; on nourrit des plans de réforme intérieure, on a les mains pleines de magnifiques projets. Voilà ce qui soutient jusqu’à ce que la bulle de savon crève encore. Et puis, faut-il le dire ? la jalousie s’en mêle. On veut le pouvoir, parce qu’un autre en est nanti : ce sont tantôt de vieux comptes à régler, tantôt des rancunes récentes. Le poste n’a rien en lui-même qui doive tenter ; mais la fortune d’un antagoniste est un spectacle intolérable. Il faut s’en délivrer, dût-on reprendre soi-même le collier de misère.
— Singulier bonheur !
— Le bonheur ministériel est tout dans le même goût. Nos salons sont les cercles des députés, quelquefois leurs tables d'hôte; un de ces jours ils y allumeront leurs cigares. Il faut voir l’importance qu’affectent ces puissances de clocher, ces aigles de province qui promènent leurs bottes sales sur nos tapis et donnent à nos dames le spectacle de leurs ongles négligés. On dirait que nous autres, pauvres hères, malheureux ministres, nous ne vivons que sous leur bon plaisir, et qu’il leur suffirait d’un souffle pour nous renverser. Heureux quand ils n’en font pas la menace !
— Et pourquoi souffrez-vous ces impertinences ?
— Pourquoi, mon cher ? parce qu’ils sont de la majorité, parce qu’ils volent pour nous, parce qu’il nous les faut. Ils sentent bien leurs avantages, les malheureux !
— Mais si vous faisiez quelques exemples !
— Impossible, les voix se partagent trop juste. On ne peut pas perdre une boule sans s’exposer. Et puis les collègues s'en mêleraient : — Quoi ! vous mécontentez un tel, diraient-ils, un homme dévoué ! — Il demande l’impossible. — Qu’importe ? arrangez cela ; il passerait à l’opposition. — Voilà comment la Chambre conduit le ministère, et non le ministère la Chambre. Vous croyez peut-être que c'est le talent qui fait l'importance du député ; illusion ! Par suite de l'équilibre des partis, il faut que le pouvoir compte avec tout le monde, et les plus incapables ici-bas sont toujours les plus exigeants. Voilà notre bonheur, mon cher, voilà notre gloire. Nous sommes les humbles commis du plus médiocre des parlementaires.
— Et cependant on s’arrache le pouvoir ! Quand on y est, on s’y défend avec chaleur; quand on n’y est pas, on y aspire avec frénésie !
— C’est vrai ! le pouvoir a son ivresse ; on n’est pas plus grand alors, mais on le paraît. C’est là ce qui nous vaut cette guerre d'embûches. Nous semblons solidement assis, n’est-ce pas ? c’est juste le moment que l'on choisit pour miner le terrain sous nos pieds. Il importe de veiller sur tous les points : du côté du château, du côté de la Chambre. Un ancien ministre se montre-t-il assidu aux Tuileries, est-il reçu intimement à Neuilly ou à Saint-Cloud, vite il faut se défendre contre les révolutions de palais, redoubler de zèle, se consolider à force de dévouement ! Se trame-t-il à la Chambre quelque projet souterrain, quelque complot d’ambitieux mécontents et d’hommes d’État en disponibilité, à l’instant il convient de se mettre en garde. Vous avez assisté à ces tournois, Paturot, vous savez tout ce qu'ils exigent de soins et de préparations !
— À qui le dites-vous ? On m'a offert le poste de sous-secrétaire d’État : il est vrai que je cours encore après.
— Je le sais, mon ami ; le conseil s'en occupe : il n'y a que la question de l’Amérique du Sud qui ait pu l’en détourner.
— Ah ! la difficulté est en Amérique, à présent ; elle fera le tour du monde.
— Eh bien, oui, c'est cela ; il faut promettre, mon cher, pour conjurer les défections, et souvent ne pas tenir. Voilà ce qui nous perd.

La manne du budget a beau être abondante ; il n'y en a pas pour toutes les bouches. Et puis nous avons affaire à des appétits insatiables. À chaque crise il faut donner : Dieu sait ce qu’une crise coûte à la France. Tout parlementaire a sa requête prête. Il demande l'absurde et l'impossible ; n’importe, la crise est là, il faut céder. De toutes parts on nous met le marché en main ; c’est à se voiler la figure.

— Il est certain qu’on ne peut pas faire tout le monde sous-secrétaire d’État : je conviens de cela.
— Vous y mettez de la grandeur, Paturot ; d’autres sont moins raisonnables ; ils ne donnent que quand ils tiennent.
— C’est ce qui s’appelle traiter au comptant.
— Vient ensuite le jour du débat. La question est grave, il faut l’étudier. Des orateurs habiles prendront part à la lutte : quand il s’agit de renverser un cabinet et de partager ses dépouilles, les grands parlementaires donnent. Jugez, pendant ce temps, mon cher, de la position d’un ministre ! c’est un accusé sur la sellette, rien de plus : il reçoit l’attaque à bout portant, et ne peut pas différer la réplique. On s’est préparé pour l’accabler ; il faut qu’il improvise sa défense. Monter à la tribune ainsi, c’est jouer le succès sur un coup de dé. La parole a de bons et de mauvais jours ; elle frappe juste ou elle se fourvoie. La veine est-elle favorable, les collègues sont jaloux de l’effet produit ; est-elle ingrate, ils vous accusent d’avoir gâté la partie, de les avoir perdus. On n’a que le choix des déboires, mon cher.
— Allons, vous exagérez.
— Non, Paturot, le monde où nous vivons est plein de petitesses.

Dans le même cabinet, on se dénigre, on s’espionne, on se dispute les attributions. L’un de nous a-t il obtenu du roi un sourire plus flatteur, une expression plus bienveillante que de coutume, on se demande ce que signifie ce redoublement de faveur. Suit-il la cour dans ses voyages en Normandie, on se pique de cette préférence, on en prend de la jalousie ! L’importance devant la Chambre, l’autorité dans les débats du conseil, tout devient l’objet de petits pièges, de haines sourdes, de représailles sans fin ! Quand on a été froissé dans une question, on prend sa revanche à propos d’une autre ; on refuse parce qu’on a été refusé. Telle est la vie du cabinet. Quelquefois cela va plus loin encore. Un premier ministre n’a pas des collègues ; il a des commis. Toutes les affaires importantes il les évoque, les accapare, les décide sans les ministres spéciaux, quelquefois contre les ministres spéciaux. On voudrait se révolter ; on ne le peut pas : la vie du cabinet dépend de la parole, du talent, de l'influence de ce chef de file ; et quand on est au ministère, mon ami, on souffre, on souffre beaucoup, mais on y tient.

— Je conçois cela ! L’amour-propre ; Dieu ! l'amour-propre !
— Il est mis à une rude épreuve, Paturot. Et la presse, que vous ne comptez pas ! C’est l’angoisse de toutes nos matinées. Je mets à part les ennemis politiques. Ceux-là ne sont pas payés pour nous flatter, et il est naturel qu’ils ne nous ménagent pas. Les grands journaux nous prennent donc par nos écarts ; les petits journaux par nos ridicules, et nous sommes, de cette façon, cloués à deux croix, et passés à deux rangs de verges. Cela sera ainsi tant qu'il y aura une presse au monde.
— À qui le dites-vous ? Les folliculaires sont l’origine de tous nos malheurs.
— Donc, que nos adversaires nous attaquent, c’est dans l'ordre. Quand on accepte les honneurs d’un portefeuille, il faut savoir en supporter les charges. Mais ce qui est intolérable, mon ami, ce sont les journalistes qui nous soutiennent. Voilà notre vrai cauchemar. Nous les nourrissons, les ingrats, et ils mordent la main qui leur tend la pâture. Ils émargent, et ils blâment : ils sont à nos gages, et ils s'avisent de nous juger. Le cœur humain est un grand problème ; on sait ce que valent ces éloges, puisqu’on les paye ; et pourtant on s’en montre avide. Si nos hommes de plume en donnent plus à celui-ci qu’à celui-là, bon, voilà encore que les jalousies s’allument. Ainsi, frappés par nos ennemis, tracassés par nos amis, tel est notre lot.
— Ah çà ! vous êtes donc malheureux comme les pierres ! J’abdiquerais à votre place, mon cher.
— Eh bien, non, vous dis-je, Paturot, on y tient : on y tient peut-être à cause des douleurs qu’on y éprouve : on y tient comme la mère tient à l'enfant venu au milieu des souffrances qu’elle endure.
— Bah ! bah ! repris-je d’une manière assez dégagée, vous avez des compensations, la clef du trésor, la haute main sur les places et les faveurs. On sait cela, mes gaillards.
— Paturot, mon ami, vous parlez, je vous le répète, comme un petit journal. Croyez bien qu’on a beaucoup calomnié les ministres. Ceux qui voudraient pratiquer systématiquement la concussion ne le pourraient pas ; et il en est peu qui songent à tirer un parti honteux de leur passage au pouvoir. Qu’ils aient placé quelques amis, quelques créatures, des électeurs influents, je le veux bien : le reste est de la calomnie pure. On a fait, il y a quelques années, du népotisme en grand ; aujourd’hui on ne l’oserait plus. Croyez-le bien, Paturot, l’argent est la moindre passion de l’homme d’État : il n’y a que de pauvres ministres qui pratiquent la corruption sur eux-mêmes ! Sur les autres, je ne dis pas ; on ne gouverne qu’ainsi.

L’entretien se termina par ces doléances, et mon ami le ministre me quitta pour se rendre au château. Je compris que je n’avais rien à attendre d’un cabinet peu viable ; je contins mon ambition et me résignai. En effet, au bout de quelques semaines, un vote de la Chambre le précipitait des sommets du pouvoir. J’allai voir mon ami pour le féliciter de sa délivrance : quel bonheur pour lui ! sa chaîne était rompue.

Je le trouvai dans la consternation. Malgré sa théorie du désintéressement, il regrettait sans doute de n’avoir pu s’abriter, au moment de sa chute, dans quelque direction de la Monnaie ou quelque gouvernement de la Banque de France. Tout était pris, même la présidence de la Cour des comptes, et les ministres d’État n’étaient point encore imaginés.


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