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J'avais souillé ma robe d'innocence en votant un jour contre le ministère : cette tâche ne s’effaça plus. Dès ce moment, je devins suspect à la majorité, qui seule élève les bonnetiers et fait une position aux marchands d’horloges. Quand on trempe à la Chambre dans l’esprit de révolte, il faut être soutenu par la conscience de sa force, et avoir en soi le germe d’un autre mérite que celui de la fidélité. Tout homme médiocre qui se sépare de cette phalange compacte joue un rôle de dupe : il cesse d’être du côté du nombre, et ne parviendra jamais à se classer du côté du talent. C’était désormais mon lot. En un jour d’erreur, j'avais vu s’écrouler les avantages d’une position tranquille et sûre. Adieu les bénéfices et les honneurs, adieu l’influence dans les bureaux, adieu les faveurs administratives ! Avec ma candeur robuste, il m’était difficile d’imiter ceux de mes collègues qui avaient un pied dans chaque camp, et qui, en dînant du ministère, se ménageaient la ressource de souper de l’opposition. C’était un tour d’équilibre trop périlleux pour ma pauvre tête, et une puissance d'appétit qui répugnait à ma constitution.
De graves soucis venaient d'ailleurs de fondre sur moi et ne me laissaient plus la liberté d’esprit nécessaire pour tirer un parti direct et personnel de ma situation parlementaire.
Au moment où Malvina avait quitté la gestion de notre commerce de détail pour le confier au premier employé de la maison, la balance de mes livres présentait un actif net de 1,150,000 francs en marchandises, argent, valeurs de portefeuille, rentes sur l’État ou immeubles. C’était, au denier vingt, 55,000 francs de revenu. Outre cet intérêt, il fallait compter les bénéfices de la vente, qui ne pouvaient s’évaluer à moins de 60,000 francs nets par an. Sans le moindre effort, et en ménageant la clientèle, cet état florissant devait se maintenir, même s’accroître. C’étaient donc 115,000 francs dont je pouvais disposer chaque année sans entamer ma fortune. Toutes mes dépenses, toutes mes libéralités furent fondées sur l’impression que m’avait laissée cet inventaire : il me semblait que l’excès m’était permis, et que j’avais sous la main un réservoir inépuisable.
J'ignorais alors ce que peut l’œil du maître dans un commerce : ce que sa présence y ajoute, ce que son absence en retranche. Mes calculs étaient basés sur le maintien d’une prospérité que la vigilance de Malvina avait développée, et que son intelligence fécondait. Le jour où elle se retira, mon magasin n’eut plus d'âme : les commis continuèrent la besogne, mais machinalement, froidement ; le premier employé, intéressé dans les bénéfices, y apportait plus d’ardeur, mais ce n’était pas cette activité infatigable, cette grâce avenante qui avaient valu à ma femme la plus riche et la plus belle clientèle de Paris. En apparence, la maison de détail était la même ; cependant le feu sacré y manquait ; le génie de l’invention, le don de l’entraînement s’en étaient retirés. Quand Malvina entreprenait un acheteur, elle lui vidait immanquablement les poches. Sans elle, rien de pareil ; si l’on ne refusait pas les affaires, du moins on ne les créait pas. Avec Malvina, il était rare que l’on eût ce que l’on nomme, dans le commerce, des rossignols, des articles vieillis. Elle savait saisir au passage, attirer et captiver les honnêtes figures, les braves campagnards qui s’accommodent facilement de tout, prononçait le mot magique de rabais, et soldait ses rebuts en faisant des heureux. C'était là un véritable talent d’artiste : il disparut de mon magasin quand la fée de la vente l'eut quitté. Le défaut de surveillance y ajouta d'autres dommages : des non-valeurs, des oublis, des crédits véreux, des erreurs d’écritures, même des soustractions d’articles. Ce concours de circonstances influa gravement sur l’ensemble de nos affaires : dès la première année les bénéfices du détail diminuèrent d'un tiers et ne firent plus que décroître.
Dans le tourbillon qui nous emportait, ma femme et moi, la conscience de notre position nous échappait complètement. Malvina avait quitté le magasin avec regret : pour en étouffer le souvenir, elle avait exigé qu’on ne lui en parlât plus. J'étais donc seul chargé de celle responsabilité, et je m’en remettais d’une manière aveugle à notre fondé de pouvoirs. C’était un garçon honnête, mais timide et faible. Chargé d’un portefeuille considérable et d’un maniement de fonds important, il n’opérait ni avec assez de prudence, ni avec assez de sagacité. Plusieurs des valeurs qu'il prit à l’escompte périrent entre ses mains ; il ne savait pas choisir entre les signataires, et l'appât d’un agio plus élevé lui fit souvent accueillir des noms d'une solvabilité douteuse. Il me compromit ainsi dans plusieurs faillites pour des sommes assez majeures, et parvint à me déguiser ces pertes par quelques fictions dans les écritures. Des créances notoirement et définitivement mauvaises figurèrent longtemps sur les livres à l’état de rentrées probables et à titre de valeurs sérieuses. Il s’établit ainsi, dès l’origine de sa gestion, une sorte de malentendu qui, jusqu’au dernier moment, ne me permit pas d’entrevoir toute la profondeur de mes plaies commerciales et financières.
De mon côté, je travaillais de mon mieux à empirer cette situation. On a pu voir, dans le cours de ce récit, combien, en matière de spéculations, j’avais la main heureuse. Mon château électoral de Valombreuse, à la suite de réparations et d'agrandissements, me coûtait près de trois cent mille francs. Géré par mon ami le notaire, il me rapportait net quatre mille cinq cents francs, un et demi pour cent : encore me laissait-on entrevoir le moment où il faudrait sacrifier trois années de revenu pour l’amélioration des terres. Mon second placement était la maison gothique. Coût : six cent mille francs environ. L’architecte avait disposé les bâtiments et combiné les distributions intérieures d’une manière tellement moyen âge, que tous les locataires demandaient des changements ruineux, des réparations sans fin. En forçant mes prétentions, c'est à peine si je pouvais espérer, pour toute la maison, un loyer de huit mille francs. Il est vrai qu'il me restait pour mon usage le premier étage et le magasin. Il est vrai également que j’avais en plus la jouissance des clochetons et des ogives, toutes choses inappréciables, au dire de l'architecte chevelu. Somme toute, cela pouvait être considéré comme un placement à raison de deux pour cent.
Qu’on me passe ce triste inventaire ! Si je ne le faisais pas avec quelque soin, on aurait peine à comprendre comment plus de onze cent mille francs se sont fondus entre mes mains. Sans doute d’autres exemples sont venus témoigner ce qui attend les hommes qui aiment mieux gouverner l'État que leurs propres affaires ; mais une leçon de plus en ce genre vaut la peine qu’on l’écoute. J’avais donc neuf cent mille francs en valeurs immobilières, plus deux cent mille francs de créances sur les mérinos de l’Ukraine ; total, onze cent mille francs.
C’était, à une fraction près, le capital qu’avait laissé Malvina à sa sortie du commerce. Ainsi, peu à peu, tout l’argent avait disparu de ma caisse pour aller s’amortir dans des acquisitions peu productives ou des créances équivoques. Cette modification profonde dans mon état financier ne tarda pas à réagir sur l'ensemble de mes relations commerciales : au lieu de faire crédit aux autres, moi-même j’eus recours au crédit. La maison ne paya plus au comptant, et dès lors fut moins bien servie. On commença à la surveiller, et, sans se refuser à des affaires, à les limiter. Les prix, les escomptes s’aggravèrent de tout ce que la gêne des payements apportait de défiance et de réserve dans ces rapports. Dès lors les conditions d’existence de la maison furent changées ; l’assortiment cessa d’être ce qu’il avait été ; la clientèle se dispersa peu à peu, l'achalandage disparut ; au lieu de bénéfices, la vente au détail donna des pertes.
Pour me déguiser cette position, mon fondé de pouvoirs avait usé de tous les stratagèmes imaginables : il avait épuisé les ressources de la circulation, des prêts sur nantissement, des crédits ouverts chez les banquiers, des valeurs de complaisance ; il avait donné des signatures afin d’en obtenir, et s’était livré sur une grande échelle à cette fabrication de papier timbré qui conduit si vite un établissement à sa ruine. Un coup terrible put seul l’arrêter sur cette pente : une faillite le frappa pour trois cent mille francs, dont il répondait comme premier endosseur. Il fallait rembourser les protêts, ou faire mauvaise figure. Impossible de trouver cette somme sur un simple billet ; un emprunt hypothécaire devenait de rigueur. Ce fut alors seulement que cet homme se résigna à cette horrible confidence.
Il m’en souvient encore : nous étions en fête, entourés d’artistes dont Oscar continuait à remplir la maison. Jamais Malvina n’avait été si heureuse et si gaie. Un domestique m’avertit qu’on me demande dans mon cabinet ; je veux renvoyer l’importun, il insiste ; enfin je m’y rends. Là je trouve notre employé qui se précipite à mes genoux. Troublé malgré moi, je le relève, et il me raconte, les larmes aux yeux, quelle perte la maison vient de faire, et de quelle urgence il est d’aviser aux remboursements. Cette révélation fut pour moi un coup de foudre : rien ne m’y avait préparé. Les écritures s’étaient jusque-là soldées par un actif assez considérable. À l’aide de quels déguisements ? je l'ignorais. Cependant je voulus savoir à quoi m’en tenir sur ma position.
« Descendons au magasin, monsieur, dis-je à mon employé, et apportez-moi tous vos livres. »
Nous commençâmes ce douloureux dépouillement pendant que mon salon retentissait de rires et de cris de joie. On dansait un galop sur nos têtes, et moi, la fièvre dans les veines et l’amertume dans le cœur, je poursuivais, dans une interminable addition, la preuve de ma ruine. L’employé me fit des aveux complets : nous retranchâmes des écritures toutes les valeurs fictives pour obtenir une situation exacte ; nous fîmes rapidement l'inventaire du magasin. Il était trois heures du matin quand ce travail fut achevé ; le bal venait de finir et le souper avait commencé. Je tenais mon chiffre à peu de chose près : la maison était de huit cent cinquante mille francs en dessous de ses affaires ; il fallait trouver trois cent mille francs le lendemain. Ce fut dans ce moment que Malvina, inquiète de ne pas me voir, m’envoya chercher pour faire les honneurs du repas. Qu’on juge de la disposition que j’apportai à cette fête.
« Qu’as-tu, Jérôme ? me dit ma femme en observant mes traits bouleversés.
— J’ai, Malvina, que nous sommes ruinés. Renvoie ton monde le plus tôt possible.
— Tu veux rire, Jérôme.
— Non, Malvina, c’est très-sérieux. Quand nous serons seuls, je t’expliquerai cela. »
Le souper fut triste et court : on nous laissa. Je racontai tout à ma femme. C’est une justice à lui rendre : je la retrouvai ce qu’elle avait été dans les diverses crises de ma vie, dévouée et résignée, honnête et loyale par-dessus tout.
« Jérôme, me dit-elle, la maison a signé, il faut que la maison paye. L’oncle Paturot t'a laissé un nom sans tache : gardons au moins cette richesse à nos enfants. J’ai des diamants, nous les vendrons ; des cachemires, nous les vendrons.
— Nous n’en sommes point là encore, ma chère.
— Nous vendrons tout, s’il le faut, mais la maison payera ; elle payera capital et intérêts. Ton oncle le disait, Jérôme : les Paturot n’ont jamais demandé de grâce à personne. Que diable ! il y a de l’argenterie dans la maison, et le mont-de-piété n’a pas été inventé pour les habitants de la lune.
— Encore une fois, Malvina, tu vas trop loin. C’est une liquidation à faire : nous nous en tirerons.
— C’est ça, et je me remets à la vente. Tu donneras son congé à Oscar ; c’est un drôle.
— Comment donc !
— Je ne te dis que ça, c’est un drôle. Tu lui signifieras son congé : il ira peindre ailleurs.
— Mais encore…
— Pas de mais ! Je retourne à la filoselle dès demain : la maison a signé, il faut que la maison paye : je ne sors pas de là. »
Ce qui rendait la situation très-grave, c'est qu'il fallait trouver 500,000 francs le jour suivant. Je me rendis chez un banquier célèbre, pensant qu'en lui exposant ma situation avec franchise et lui offrant toutes les garanties désirables, il s'empresserait de venir à notre secours. En effet, à peine lui eus-je fait la première ouverture, qu’il mit sa caisse à mon service et me renvoya à l'un de ses associés. C'est le jeu ordinaire : le banquier a les honneurs du procédé, et laisse à son factotum le chapitre délicat des conditions et explications. L'associé était un petit homme maigre et grêle qui élevait au-dessus de ses lunettes bleues un regard fixe, glacé, presque insolent :
« Il faudrait à monsieur 500,000 francs pour aujourd’hui ; c'est une forte somme, et monsieur nous prend à l’improviste. »
Les paroles de cet homme me pénétraient comme une lame de poignard. Quand on ne l'a pas éprouvé au moins une fois, on ne saurait se faire une idée de tout ce qu’il y a de dédain, de froideur calculée, de morgue et de défiance dans les habitudes d’un homme qui dispose d'une caisse considérable. Tous les usuriers se ressemblent. Je crus aller au-devant des instincts de cet homme en lui répondant :
« Monsieur, je n’ignore pas que c'est un service que je demande : et, comme je m'y prends un peu tard, je suis prêt à souscrire aux conditions d’escompte et d’intérêt que vous me ferez.
— Qu'entendez-vous par là, monsieur ? répliqua le petit homme en se levant sur la pointe des pieds et redressant vivement ses lunettes.
— Mais, monsieur…
— En fait d'intérêt, monsieur, la maison n’en a qu’un. Ou elle prête à ce taux-là, ou elle ne prête pas. C’est cinq pour cent par an pour tout le monde.
— Excusez-moi, monsieur, j’ignorais les usages de la maison : ils sont pleins de discrétion.
— Oui, monsieur, cinq pour cent d’intérêt ; jamais plus. On ne va pas ici jusqu’au taux légal : c'est une manière d’honorer les personnes avec lesquelles on travaille.
— Vraiment je suis confus.
— On va vous faire votre bordereau, monsieur. Quant à la commission, elle est de demi pour cent par mois : c’est encore l’usage de la maison.
—Ah ! il y a une commission !
— Mais, sans doute: où sont vos valeurs ? »
Les valeurs que je tirai de mon portefeuille consistaient en mes simples engagements, échelonnés à diverses échéances : je n’avais rien de mieux à offrir. À cette vue, le petit homme recula de deux pas en arrière en jetant les billets sur son bureau :
« Qu’est-ce donc que ça ? me dit-il.
— Mais, monsieur, ce sont les valeurs que vous m’avez demandées. Le libellé vous en paraît-il défectueux ?
— Du papier à une signature ! pour qui nous prenez-vous, monsieur ? C’est bon pour des maisons de troisième ordre. Nous serions bien venus d’envoyer cela à la Banque ? »
J’eus beau insister : l'inflexible escompteur ne voulut pas en démordre ; il fallut entamer la négociation d’une autre manière. Outre les valeurs, j’offris une garantie hypothécaire sur mes deux immeubles, le château seigneurial et la maison gothique. Le cerbère résistait encore, lorsque le banquier intervint en personne : l’affaire put s’arranger. Je fis un emprunt sur mes billets, renouvelables tous les trois mois, et passibles chaque fois d’une deuxième commission de renouvellement. On passa en outre un acte hypothécaire dans lequel le notaire intervint avec son rôle de frais, et l’enregistrement avec son cortège de droits. J’obtins ainsi dans la journée mes 300,000 francs ; mais voici dans quelles conditions et sous quel décompte :
Intérêt à raison de : 5 0/0 l’an.
Commission à demi pour cent par mois : 6
Commission de renouvellement tous les trois mois : 4
Acte notarié et enregistrement : 2
Honoraires et commission du notaire : 2
19 0/0 l’an
Si l’honneur était sauf, la fortune recevait chaque jour une atteinte plus rude. J’avais de l’argent, en apparence à cinq pour cent, en réalité à dix-neuf pour cent. Telle est l’inévitable pente où sont conduits tous ceux qui entrent dans la voie des expédients, et en sont réduits aux ressources désespérées.
Le lendemain, comme elle l’avait promis, Malvina était à son poste, mais les beaux jours de la bonneterie avaient fui pour ne plus revenir.
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