Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XXVIII : La maîtresse et la femme.

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XXVIII LA MAÎTRESSE ET LA FEMME.

Dans la situation où je me trouvais, il ne me restait que deux choses à faire ; presser mes rentrées et réduire mes dépenses : je devais à mes créanciers ce double effort et ces témoignages de ma bonne foi. Peut-être aurais-je dû m’arrêter sur-le-champ, exposer mes embarras et demander un délai pour me soustraire à une liquidation onéreuse. C’était le moyen de tirer tout le parti possible de l'actif de la maison et de ne pas aggraver le passif des charges qu'y ajoutait l’emploi d’expédients désespérés. Vingt fois je fus sur le point de prendre ce parti, vingt fois le cœur me manqua. On ne sait pas quelle somme de résolution et de courage il faut à un honnête homme pour venir déclarer devant une assemblée nombreuse qu'il ne peut pas tenir ses engagements et faire honneur à sa signature : on ignore quels combats il soutient avant de s'y résoudre, et quelles angoisses il endure quand il s’y est décidé. Je conçois que quelques-uns d’entre eux aient préféré la mort à cette expiation douloureuse, et voulu rendre leur probité manifeste par le suicide. Beaucoup d’autres n’ont été retenus sans doute que par des liens ou des devoirs de famille, plus impérieux encore que le soin de leur propre honneur ; mais, dans tous les cas, il est difficile de comprendre que l’on se fasse, de ce triste moyen, un marchepied pour arriver à la fortune, un jeu répété, une sorte d’habitude. On a beau fuir sa conscience, on n'y échappe jamais complètement.

Ainsi je puisais dans la crainte d’un éclat public l’énergie nécessaire pour prolonger mon agonie. Quoique je n’eusse pu éteindre mes différences de bourse, jusque-là du moins aucun effet n’était resté en souffrance : Dieu sait à quel prix ! À chaque échéance nouvelle, c’étaient des efforts incroyables, une activité que je ne retrouverai plus. Le matin au dépourvu, le soir j’avais paré à des payements considérables, étonné moi-même de ce succès et obligé de le renouveler presque chaque jour. Les malheureuses qui, dans l’enfer mythologique, cherchent à emplir un tonneau sans fond, rappellent avec une effrayante vérité la besogne que j’accomplissais alors sans espoir comme sans trêve. J’ai remporté ainsi des victoires accablantes et franchi des faux pas qui augmentaient sous mes pieds la profondeur de l’abîme. Malvina s’associait à ma pensée : elle ne m’interrogeait pas, mais elle me devinait. Quand la recette du détail avait donné, elle m’apportait, joyeuse, la somme qu’elle avait recueillie, et n'en prélevait que ce qui était strictement nécessaire pour la maison. Personne ne comprenait mieux qu’elle la sainteté des obligations commerciales, et ce que vaut un nom honorablement porté : son cœur se serrait à l’idée que celui des Paturot pouvait s’entacher de notre fait et déchoir par notre faute.

Il est, dans le malheur, une consolation précieuse : c’est celle d’une confiance sans limites. Cette consolation me manquait : je cachais quelque chose à ma femme ; il y avait du froid entre nous. Elle, si gaie autrefois, si disposée au babil, semblait atteinte d’une mélancolie profonde. Moi, j'étais mal à l’aise et n’osais lui dire quel vide immense avait créé dans notre état financier mon aventure avec la princesse Flibustofskoï. Il fallait sortir de là, fût-ce au prix d’un aveu : j’en pris la résolution. Une échéance formidable me menaçait ; je voulus savoir si les deux cent mille francs prêtés à la palatine ne pourraient pas me venir en aide dans des embarras sans cesse renaissants. Depuis que ma gêne et mes mauvaises spéculations avaient acquis une certaine notoriété, je ne rencontrais plus chez ma belle qu’un accueil assez équivoque : des visiteurs à moustaches, jeunes, élégants, dérangeaient toujours, à point nommé, l’intimité de nos rapports, et le feld-maréchal Tapanowich devenait d’une grossièreté et d’une brutalité révoltantes. Il était temps d’amener une explication : je me rendis chez la princesse, bien décidé à exiger un remboursement immédiat et à lui envoyer les huissiers si elle ne s’exécutait pas de bonne grâce.

Quand j'arrivai dans son boudoir je le trouvai littéralement encombré. La palatine avait autour d’elle un sérail d’hommes bruns, blonds, châtains, de tout âge et de toute encolure. Il fallut m’asseoir et faire nombre, entendre beaucoup de méchantes plaisanteries, supporter le spectacle des manèges d’une coquette qui calmait celui-ci par un mot, provoquait celui-là par un regard, ménageait et encourageait tous ses adorateurs, distribuait à propos l’espoir ou excitait la jalousie ; enfin, semblait mettre tout son art à ne préférer et à n’éconduire personne. Hélas ! on ne connaît ce qu’il y a de vide dans une idole que lorsqu’on l’a brisée. Lorsque j’étais sous le charme, aucun de ses défauts ne m'avait frappé ; pour la première fois je les apercevais à nu ; j’entrevoyais cette existence pleine d’artifices, et d’horribles doutes me remplissaient l’esprit. Les trois cent vingt-deux mille moutons des bords de l’Ukraine pouvaient être des animaux fantastiques, éclos dans l’imagination d’Oscar ; le palatinat, qui le sait ! n’était lui-même qu’une chimère, et le feld-maréchal qu’une utopie. Mes deux cent mille francs seuls restaient comme une avance réelle faite sur des garanties imaginaires. Jamais l’idée d’une mystification ne m’avait assailli d’une manière aussi formelle et compliquée à ce point de désirs de vengeance. Au bout d’un quart d’heure d’attente, voyant que la compagnie ne quittait pas la place, je m’approchai de la princesse, et avec une voix ferme, quoiqu’entendu d’elle seule, je lui dis :

« Madame, je voudrais vous parler. Renvoyez votre monde.
— Vraiment ! monsieur, répliqua-t-elle évidemment piquée ; et à quel titre, s’il vous plaît ?
— Il le faut.
— Ah ! il le faut, dit-elle en m’examinant avec inquiétude. Vous êtes solennel aujourd'hui. »

Ces mots, rapidement échangés, suffirent pour amener le résultat que je désirais. Sans doute, la princesse comprit qu’en me résistant elle me pousserait à faire du scandale : elle s’y prit avec tant d’adresse et usa de tant d’ingénieux moyens que dix minutes après nous étions seuls. Alors la comédie ordinaire commença : les airs de reine, les plaintes, les reproches, les larmes même eurent leur cours ; mais mon parti était pris, bien pris. On me traita de despote, de tyran, d’homme sans pitié ; pour la première fois, je tins bon. Ni les regards de basilic, ni les sanglots, ni les évanouissements n’eurent le don de m’émouvoir ; j’assistai, sans sourciller, au spectacle des grands et des petits artifices à l’usage des femmes. Il s’agissait de l’honneur de mon nom, de l’avenir de ma famille : c’était ouvrir les yeux un peu tard ; mais enfin, je les ouvrais.

« Madame, lui dis-je avec fermeté, tout est fini entre nous ; oublions un moment d’ivresse. Nous avons à observer, vous des devoirs de rang, moi des devoirs de famille. En cessant nos relations, nous y gagnons tous les deux, moi ma propre estime, vous celle de l’empereur et la mainlevée de vos trois cent vingt-deux mille moutons, ajoutai-je avec un sourire tant soit peu ironique.
— En effet, répliqua la princesse, dont les yeux tarirent sur-le-champ, en effet, monsieur Paturot, continua-t-elle en cherchant à me pénétrer avec un regard fixe et froid, nous avons quelques erreurs à réparer. Je m’étais trompée, monsieur ; je croyais avoir affaire à un galant homme, je vois que je suis tombée entre les mains d'un manant. »

C’était une dernière façon de me tâter : je le compris et reçus le compliment sans sourciller. On voulait une scène, je ne m’y prêtai pas.

« Le mot est dur, madame, lui dis-je en prenant mon chapeau ; j'essayerai de le mériter. Si, dans trois jours, je ne suis pas remboursé de mes avances, j'enverrai les huissiers ici. »

Là-dessus je sortis fort content de moi, et lançai dans l'antichambre au feld-maréchal Tapanowich un regard plus féroce et plus provocateur que le sien.

Comme je l'avais promis, j'attendis trois jours : personne ne parut.

En retour des sommes que j’avais comptées, la princesse avait souscrit quelques engagements, je les portai chez un huissier. On entama la procédure ; elle s'acheva sans contradicteurs. Il y eut jugement par défaut, qui devint définitif, signification et tous les accessoires. Comme la somme était importante, le rôle des frais s’éleva à un chiffre considérable ; j’espérais qu’une saisie m’indemniserait au moins de cela. Le dossier étant en règle, on prit jour pour instrumenter. Les recors frappèrent à la porte de l’hôtel ; personne ne répondit. On passa outre en remplissant les formalités légales ; en entra. O déception ! tout était dégarni, les murs étaient nus ; il ne restait, en fait de meubles, que six patères et quelques tringles de croisées. Les oiseaux, en dénichant, avaient emporté jusqu’à la paille de leur nid. J’en étais, outre mes deux cent mille francs, pour deux mille francs de frais de procédure. J'écrivis à Moscou, à Odessa, en Ukraine ; on me répondit que la princesse Flibustofskoï était parfaitement inconnue, et que, dans les cadres de l'armée russe, il n’existait aucun feld-maréchal du nom de Tapanowich. J'avais poussé la précaution jusqu’à parler de trois cent vingt-deux mille moutons saisis par l’empereur : on me répondit que l’empereur ne saisissait les moutons de personne et qu’il châtiait par d’autres moyens les boyards qui s’avisaient de lui désobéir. Dans tout cela, il n’y avait que les bords fortunés du Don qui ne fussent point chimériques, mais mon huissier lui-même fut obligé de convenir qu'on ne pouvait exercer aucune action raisonnable contre ce fleuve : la princesse avait abusé de son nom. Or quand un huissier déclare qu’il n'y a rien à faire, on peut s’en rapporter à lui.

Décidément, tout tournait contre moi : j’étais né sous une sombre étoile. Cependant cette dernière aventure me donna un courage que je n'avais point auparavant. Je n’avais plus à rougir vis-à-vis de Malvina ; ma situation était régulière : je portais la tête comme un homme qui a sur les épaules un poids de moins. Pour compléter ce retour, je n’avais plus qu’un aveu à faire et un pardon à demander. Je connaissais Malvina, je savais quels trésors de bonté renfermait son cœur ; aussi cherchais-je une occasion pour amener une explication décisive. Malheureusement, madame Paturot ne s’y prêtait pas : dès qu’elle me voyait entamer ce chapitre, elle avait un talent inouï pour détourner la conversation. Tantôt c’était un enfant à soigner, tantôt une vente à faire ; le soir elle était trop fatiguée, le matin trop pressée de descendre. En attendant, il fallait rester avec mon secret et avec mon aveu sur les lèvres. Je n’y tins pas : un jour, après déjeuner, j’arrêtai ma femme par le bras au moment où elle allait s’esquiver pour se remettre à la besogne :

« Bibiche, lui dis-je, assieds-toi donc : j’ai quelque chose à te dire.
— Nenni, nenni, répondit-elle en m’embrassant sur le front ; les pratiques m’attendent. La vente va souffrir.
— Une minute seulement, Malvina.
— Non, mon homme, c’est autant de volé à nos enfants. Jérôme, ajouta-t-elle en poussant un soupir, nous ne leur avons fait que trop de tort à ces pauvres chéris.
— À qui le dis-tu ? m’écriai-je en sentant mon œil se mouiller ; c’est moi qui suis un infâme, un mauvais père, un mauvais mari. Figure-toi…
— Un tas de bêtises ! allons, mon homme, ne le prends pas comme ça. Qui est-ce qui n'a pas de torts dans sa vie ? Suffit que le cœur reste bon, vois-tu !
— Mais non, chouchoutte, ce n’est pas tout ; il faut encore savoir se conduire, ne pas donner dans les intrigantes…
— Ah ! bien oui ; la vie est pleine de ça, mon homme ! Eh bien, quoi ! Tu auras été dupe d’une commère, d’une soi-disant princesse…
— Tiens, tu le sais !
— D’une princesse de quatre sous, qui t’a plumé, houspillé, trompé, berné.
— Comme c’est ça !
— Jérôme, mon bon Jérôme ! Nous nous sommes promenés tous les deux dans la lune pendant deux fois trois cent soixante-cinq jours. Nous en revenons, c’est bien : il n’y a que nos pauvres petits poulets qui en auront souffert. Le reste, vois-tu, c’est zéro. Un coup d’éponge sur le passé, mon homme. Je ne le dis que ça.
— Toujours la même, cette bibiche ! Tiens, Malvina, tu m’aurais ôté de dessus la poitrine un poids de six cent mille kilogrammes que je ne serais pas plus soulagé.
— Il n’y a pas de quoi, mon homme. Ainsi c'est convenu, ne pensons plus qu'à nos enfants. De ceux-là, Jérôme, tu peux m’en parler du matin au soir ; ça me remet, ça restaure, ça me chasse mes mauvais souvenirs. S’il me reste un peu de courage, c’est pour eux ; un peu d’illusion, c’est pour eux. Ces agneaux adorés, à nous deux, nous les tirerons bien de la peine. J’irai gratter la terre, s’il le faut. Jérôme.
— Et moi donc, Malvina.
— Eh bien, alors, ajouta ma femme en m'embrassant de nouveau, laisse-moi descendre au magasin. Je n’y vends pas une paire de chaussettes sans songer à eux ; ça me rafraîchit le cœur. Pauvres poulets ! hier cent mille livres de rente, aujourd’hui rien !
— Je suis un indigne, je me battrais, bibiche.
— Chacun ses fautes, mon pauvre Jérôme ; mais Dieu est bon et la vie est longue. »


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