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Parmi les économies auxquelles il fallait alors se résigner, il en est une que nous ajournions sans cesse. La maison avait été réduite autant que possible, et l’ordre le plus sévère y régna-t-il désormais. Plus de fantaisies ni de jouissances de luxe ; la toilette était devenue modeste, l’ordinaire aussi : l’essaim des parasites avait pris la volée. Tout cela nous l’avions fait sans hésitation et sans regrets : le sacrifice ne portait que sur nous. Mais il fut bientôt question d’appliquer à nos enfants ce système de réductions successives. Mon aîné, Alfred, était entré depuis sept mois dans une institution en vogue ; j’avais choisi la plus célèbre, par conséquent la plus coûteuse. Sur ce point, ma générosité était aveugle et sans limites : je ne marchandais sur rien, ni sur les prix, ni sur les articles. Alfred devait avoir tous les maîtres, suivre tous les exercices, épuiser en un mot le programme de l’établissement. C'était une manière de faire éclater ma tendresse : je fus compris. Les premiers mémoires s’élevèrent à des sommes fabuleuses ; je payai jusqu’aux centimes ; il me semblait qu’ils devaient retomber en soins et en attentions sur la tête de mon enfant.
J’allais souvent voir l’aîné de ma race dans l'institution où je l’avais placé. Le local était heureusement choisi : des cours, un grand jardin, des dortoirs spacieux, des salles bien chauffées et bien éclairées, tout était fort convenable, même aux yeux d’un père : la cage n’attristait pas le regard, les oisillons pouvaient s’y habituer. Je demandai à goûter le potage ; il était excellent ; j’appris plus tard que la marchandise ne répondait pas toujours à l’échantillon. Du reste, la supercherie était fort inutile ; car la chose que les écoliers amnistient le moins facilement, c’est la soupe du pensionnat. Aucune de leurs colères n’est plus opiniâtre que celle-là ; ils oublient les pensums, ils oublient les retenues, ils pardonnent même aux pions de l’établissement : ils ne pardonnent jamais à la soupe. C’est une haine qui ne s’éteint qu’à la sortie ; et encore !
Le chef de cette institution est l’un des hommes qui ont le plus contribué à mettre l’éducation de l’enfance au niveau des idées modernes. Trois ans auparavant il n’avait sous la main qu’un méchant petit pensionnat, à peine au-dessus d’une école primaire. Les familles du quartier envoyaient chez lui de mauvais drôles d’externes pour obtenir un peu de tranquillité dans le foyer domestique. Ces chenapans, entre cinq et huit ans, apprenaient là, entre autres notions essentielles, qu’un être policé ne marche pas sur les genoux, et que le dernier mot de la civilisation humaine ne consiste pas à se fourrer obstinément les doigts dans le nez. L’instituteur dressait ces jeunes sauvages, et leur donnait à dévorer les pommes vertes de son jardin. Quelques éducations brillantes en ce genre lui firent un nom, et le cercle de ses relations s’étendit. Alors, il inventa deux choses qui étaient méconnues avant lui, et qui prirent l’enfance par l’endroit sensible ; je me plais à déclarer qu’il n’y a point de jeu de mots là dedans. D’une part, il inventa la gymnastique, appliquée au redressement de l'intelligence ; de l'autre, il inventa le transport des marmots en voiture. C’étaient deux idées de génie : la gymnastique et la voiture étaient imaginées, sans doute, mais l’instituteur trouva la manière de s’en servir. De là sa fortune et sa gloire.
Ce succès dans la surveillance du bas âge ouvrit à notre instituteur des perspectives nouvelles. Il se dit que l’art du pensionnat était encore au berceau, et qu’en appliquant à cette industrie les procédés des découvertes récentes, entre autres la vapeur et la mécanique, on confectionnerait des éducations d’un meilleur débit. Bien des préjugés régnaient dans sa partie : on exerçait la profession terre à terre ; on élevait les enfants en vue d’eux-mêmes et non de l’institution ; on ornait leur esprit, on formait leur cœur sans songer le moins du monde à en faire une enseigne pour l’établissement ; on oubliait trop qu’une industrie est une industrie, qu’une spéculation est une spéculation. Ces réflexions amenèrent l’instituteur à envisager l’éducation au point de vue utilitaire, à calculer ce qu elle peut rendre à un entrepreneur qui exploiterait la chose en grand et avec des procédés particuliers. Il comprit qu’il y avait là une mine d’or ; il se lança, ouvrit un commerce d’enfants, de curiosités latines et grecques, de merveilles assorties. C’était toute une révolution.
Pour faire accepter l’idée, il fallait la répandre. Jusqu’alors personne n’avait spéculé sur l’enfance, à raison d’un franc vingt-cinq centimes la ligne. On ignorait l'art de fasciner le père de famille par un entrefilet de journal, un fait Paris, ou même par ce que l'on nomme techniquement une réclame. Le moyen était d'autant plus triomphant qu’il n'était point usé. Un journal est un insidieux confident qui laisse des traces dans les esprits les plus distraits. On ne sait où on a lu, par exemple, que l'institution Roustignac est la première des institutions, que les pairs de France y placent leurs rejetons, et que le pacha d’Égypte y entretient un enfant de son dix-huitième lit : on ne sait où l’on a lu cet éloge, et pourtant il fait partie intégrante de nous-mêmes et de la somme de nos connaissances. Nous l'adoptons : nous en faisons part à nos amis. D’où cela vient-il ? Peu importe. L'idée circule, elle fait son chemin. On a ainsi créé des tailleurs de génie et des pommades souveraines : il ne s’agissait plus que d’appliquer le moyen à l'instituteur.
Ce fut le triomphe du grand homme dont je parle : il savait par quelle variété d’influences on agit sur le public, et quels langages divers il convient de faire entendre à des crédulités de toute nature. Jamais souplesse plus ingénieuse ne fut déployée dans une œuvre plus difficile. Chaque journal recevait le mot le plus propre à agir sur sa clientèle.
Dans le journal de l’opposition, on lisait :
« L’institution Roustignac est l’une de celles qui professent avec le plus de franchise le respect de nos « libertés. Le vénérable Lafayette a promis d’y envoyer trois de ses petits-fils ; le président des États-Unis vient « d’y expédier son neveu ; et la Grèce régénérée y entretient dix-huit descendants de Léonidas. Le local est vaste « et aéré, la nourriture abondante et saine… Il y a des maîtres d’escrime et d’équitation. »
Dans le journal conservateur, on lisait :
« La révolution de juillet a fait éclore une institution dont le besoin se faisait généralement sentir, « l'institution Roustignac. Pour la première fois en France, l’éducation y a pris une teinte professionnelle, sans « que les études universitaires y soient pour cela négligées. Il y a des maîtres de comptabilité, de tenue de livres « et d'histoire naturelle. Les mathématiques y sont on honneur : l'institution a fait recevoir quinze élèves sur « seize à l‘école polytechnique, dix-huit à l'école navale, douze à l’école normale. Les princes sont venus visiter « l’établissement, et S. M. a daigné faire témoigner à M. Roustignac toute la satisfaction qu’elle éprouve pour « une création qui honore son règne. Le local est vaste et aéré, la nourriture, etc., etc… Il y a un maître de « natation et un maître de danse : ce dernier enseigne comment ou saluait dans l’ancienne cour. »
Dans le journal légitimiste, on lisait :
« Il ne restera plus bientôt d'institution où les pratiques religieuses soient en honheur. Cependant, nous « devons signaler une exception consolante, celle de I’institution Roustignac. Les exercices de piété y sont suivis « de la manière la plus régulière. Deux prêtres sont attachés à l’établissement ; l’archevêque de Paris y a « dernièrement confirmé soixante-deux élèves. Le local est aéré, etc., etc… Il y a un maître de plain-chant. »
Outre ces nuances politiques, il y avait encore des nuances domestiques, pour ainsi dire, et le chapitre des séductions de famille.
Pour les mères sensibles, on disait :
« C’est madame Roustignac elle-même qui préside à la toilette matinale des enfants, qui les fait laver « sous ses yeux, décrotter, brosser, comme le ferait la maman la plus attentive. Le local etc. etc., etc… Il y a des « barrières en fer devant les bassins et des grillages aux croisées. »
Pour les pères vaniteux, on disait :
« L’institution Roustignac tient toujours le haut bout dans les solennités universitaires : trente prix au « grand concours, cent cinquante prix au collège, en tout, trois cent vingt-quatre nominations, voilà son lot. C’est « elle qui a fourni l’élève Patouillot. couronné trente-six fois, et l'élève Mistigri, fils d'une de nos illustrations « littéraires. Le « local est, etc., etc… On garantit le succès aux parents doués eux-mêmes de quelque « intelligence. »
Qu’on juge de l’effet de ces annonces alors nouvelles : le pensionnat Roustignac fit fureur ; on y expédiait des sujets, francs de port, des quatre coins de la France. Notre industriel fit le difficile : il refusa quelques marmots notoirement scrofuleux ; autre moyen de flatter ceux qui étaient admis. Bref, ce fut une fortune sans égale. L’instituteur s'en montra digne : le succès ne l'enivra pas. Il comprit le premier que la lutte universitaire allait devenir la pierre de touche des institutions, et avant tous les autres il s'y prépara. Ce n’était pas d’ailleurs un industriel ordinaire et sans études. Il savait à quel point la nourriture du corps peut modifier les forces vivantes : il résolut d'appliquer ce système à la nourriture de l’esprit. Ainsi, plus d’une fois il avait entendu citer celle histoire d'un berger anglais qui transformait à son gré les bœufs et les moutons, modifiait, à l’aide du régime, la grosseur et le poids des os, le volume du squelette, portait à volonté la graisse sur le gigot ou sur le filet, diminuait l'entrecôte ou renforçait le gîte à la noix. Il savait aussi que ce régime, appliqué aux hommes, avait eu un certain succès ; que I’on dressait par ce moyen des boxeurs et des jockeys, les uns pour l’hygiène du coup de poing, les autres pour jouer le rôle de fantômes. On obtenait de la sorte, à l'aide de l'alimentation et de l'exercice, des membres presque artificiels, mais parfaitement propres au pugilat et à la course des chevaux. L'idée était ingénieuse : il ne s’agissait plus que de l’appliquer à l'enfance.
L’institution Roustignac eut encore cet honneur ; elle inventa le culte et l’éducation des spécialités au point de vue du concours universitaire. On y créa la catégorie du thème grec, celle de la version grecque, celle du thème latin et de la version latine. L’histoire, le discours français, la géographie, les mathématiques, enfin, toutes les branches de l'enseignement eurent un noyau de lévites plus particulièrement chargés de les desservir. On pratiqua sur les élèves le système suivi sur les bœufs et les moutons, ou, si l’on veut, sur les boxeurs et les jockeys : on les dressa en vue d'un résultat donné et spécifié ; on alimenta l'esprit de manière à ce que la substance se portât plutôt sur une partie de l'intelligence que sur l’autre, et que le discours latin ne nuisît pas, par exemple, à la version française. Voilà quelle fut la découverte, l'invention de l'instituteur auquel j'avais confié l’aîné de ma race. Cet homme était aussi grand que modeste : il n'a pas même pris de brevet de perfectionnement ; aussi a-t-il été volé effrontément par ses confrères.
Depuis que mon Alfred suivait les cours de l'institution, il était devenu un puits de science. La pauvre Malvina ne pouvait plus se faire comprendre de son fils. On eût dit que le petit drôle avait oublié le français ; il n'avait que du grec à la bouche : c’était adorable. Quand je l'interrogeais amicalement sur ses études, il ne se laissait jamais interloquer.
« Eh bien, Alfred, lui disais-je, nous mordons, n’est-ce pas ? Que dit le papa Roustignac ? est-il satisfait ?
— Onos, l’âne qui si bien chante, me répondait le petit helléniste.
— Et l’ordinaire, en es-tu content, mon chou ? ajoutait Malvina. Si tu n es pas bien nourri, il faut le dire : ton père se plaindra.
— Agathos, bon, brave à la guerre, » répliquait mon héritier.
Ainsi du reste. Il épuisait les racines grecques de Port-Roval, je crois : il n’avait que du grec à la bouche ; les compatriotes de Léonidas ne l’auraient pas renié. À huit ans savoir du grec ! entretenir une conversation en grec ! Cela tenait du prodige. Mon cœur de père en tressaillit de joie. Malvina eût préféré une langue moderne.
Eh bien, telle était la rigueur du temps, qu'il fallait interrompre brusquement une éducation aussi brillante, couper les ailes à ce génie naissant. L’institution Roustignac avait poussé le mémoire trimestriel à un degré de perfectionnement où ma bourse ne me permettait plus d’atteindre. C’était un cruel et dernier sacrifice ; il fallait pourtant s’y résoudre. Quelques jours avant l’expiration du trimestre, je me rendis à l’institution pour déclarer à l’honorable industriel que mon fils allait lui être enlevé. Je ne croyais pas que cette mesure pût souffrir la moindre difficulté ; mais à peine eus-je décliné le but de ma visite, que le visage de l’instituteur se rembrunit.
« Vous rendre Alfred, monsieur Paturot ! vous n’y songez pas. Impossible, monsieur, impossible. Jamais, monsieur, jamais.
— Monsieur, c’est mon fils, il me semble.
—C’est possible, monsieur Paturot, mais c’est aussi notre premier thème grec, un sujet précieux, monsieur, avec la bosse du thème grec très-prononcée, monsieur. Nous l’enlever ! peste ! et en faveur de qui ? »
En prononçant ces paroles, le père Roustignac se promenait à grands pas dans 1’appartement et trahissait ses impressions dans un monologue entrecoupé :
« Qui me joue ce tour-là ? Je parie que c’est Barbichon! Oui, c’est Barbichon, ajouta-t-il en se frappant le front : il vient de faire voyager en province pour se procurer un thème grec de quelque valeur. Ah ! Barbichon, tu veux me souiller mes thèmes grecs ! Eh bien, nous verrons. Tu as renchéri de cinq cents francs pour avoir la version latine qui m’a battu au dernier concours ; mais tu ne me subtiliseras pas celui-ci, mon petit. »
J’écoutais ces doléances sans en comprendre toute la signification : enfin, quand l’instituteur parut plus calme, je me retournai vers lui pour renouveler ma demande :
« Assez, monsieur Paturot, je vous comprends et vais droit au fait. Quelles sont vos conditions ? combien exigez-vous ? »
Je crus rêver : les rôles étaient intervertis, l’instituteur remarqua mon hésitation et insista :
« Quelles que soient les offres que l’on vous fasse, monsieur, je vous demande la préférence. J’y ai quelques droits.
— Vraiment, monsieur, je ne vous comprends pas, lui dis-je. Mes moyens de fortune ne me permettent plus désormais… »
À peine avais-je prononcé ces mots, que la figure de l’instituteur s'épanouit :
« Eh ! n'est-ce que cela, cher monsieur Paturot ? que ne parliez- vous ? Votre Alfred est un trésor, un thème grec comme je n'en ai jamais eu. Nous le garderons, père fortuné, nous l'élèverons pour I’honneur de l’hellénisme.
— En vérité !
— Nous l’habillerons, en sus, si vous le désirez, monsieur Paturot ! Un enfant comme celui-là, un premier thème ! tenez, vous m’avez fait peur. Je vous ai cru vendu à un concurrent.
— Moi, oh ! quelle idée !
— Monsieur Paturot, j’adopte votre enfant : il achèvera ses études dans l'institution ; non seulement je le promets, mais je le signe ; nous allons passer un acte.
— Votre parole suffit.
— Du tout, nous allons signer, c’est plus sûr. Un thème grec comme celui-là ! j aurais envoyé dix voyageurs en province, qu’ils n’en auraient pas trouvé de pareil. »
Je fis ce que voulait l’instituteur : il s’engagea à garder mon fils sans indemnité, et moi je promis de le laisser dans le pensionnat tant que dureraient ses études. Sans savoir jusqu’où pourraient aller les écarts d’une affection spéciale, je venais de vouer mon Alfred au thème grec, comme on voue un enfant au blanc. Le père Roustignac avait frappé à coup sûr : mon fils ne démentit pas l’horoscope. Au bout de l’année scolaire on put lire dans tous les journaux :
« Le jeune Alfred Paturot, de l’institution Roustignac, a eu l'honneur de dîner avec le ministre de « l’instruction publique. On sait que cet élève a obtenu le premier prix de thème grec au concours. C’est le plus « beau succès de ce genre depuis la création de l’Université. »
En me félicitant de ce résultat, l’instituteur ajoutait :
« Monsieur Paturot, envoyez-moi donc votre cadet ; nous le ferons mordre à la version latine. »
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