Corpus Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale

2-XXX : Le capitaliste d'Oscar. — Clichy.

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XXX LE CAPITALISTE D’OSCAR. — CLICHY.

Malgré des efforts inouïs, la maison Paturot s’éteignait sous le poids des escomptes : on n’emprunte pas impunément à quinze et vingt pour cent. De l’usure décente, j’étais descendu jusqu’à l'usure éhontée ; l’argent n’arrivait plus chez moi qu’au prix de démarches poignantes et de sacrifices accablants. La chose en vint au point, qu’à bout de ressources, un jour j’allai chez Oscar, malgré la promesse que j’avais faite à Malvina de n’y plus mettre les pieds ; je le savais ingénieux, fertile en expédients.

« N’est-ce que cela ? me dit-il après m’avoir écouté ; viens. Jérôme, je vais te conduire chez mon capitaliste. »

Le capitaliste d’Oscar!!! Le peintre ordinaire de Sa Majesté avait un capitaliste !!! Qui l’eût pensé ? Dans tous les cas, la découverte était assez curieuse pour mériter d’être vérifiée. J’acceptai donc l’offre. Le rapin donna une couche de vert à un Faune qu’il traitait par son procédé ordinaire, quitta sa blouse, se vêtit, prit son chapeau, et nous partîmes. Le capitaliste d’Oscar dédaignait d’habiter le quartier de la finance ; il occupait, entre le Palais-Royal et le Louvre, dans une des ruelles qui débouchent sur la rue Saint-Honoré, une maison qui lui appartenait et qu’il habitait seul. Je crus d’abord que nous allions voir paraître un de ces types d’usurier consacrés par la tradition et illustrés dans les romans ; je me figurais d’avance un vieillard sec et décharné, habitant un galetas garni de curiosités empaillées : ainsi le voulait la tradition. Quelle fut ma surprise lorsque, au delà d’une porte assez malpropre, j’aperçus un intérieur fort bien tenu, des escaliers cirés, des portières en velours, une antichambre, un salon, un cabinet somptueusement meublés. C’est dans cette dernière pièce que nous reçut le capitaliste d’Oscar, jeune homme de trente ans environ, élégant et poli, n’ayant dans les formes rien d’usuraire, ni les ongles crochus, ni les lèvres pincées, ni l’œil caverneux. Je n'en revenais pas.

Oscar me présenta à lui et exposa mon affaire. Le capitaliste souriait avec grâce ; évidemment, la négociation était enlevée. Pas le moindre signe de mécontentement, de mauvaise volonté ; pas de question pénible, indice de défiance. On eût dit un ami qui allait mettre son coffre à ma disposition, sans garantie comme sans réserve : c était lui qui semblait être mon obligé. Quelle découverte qu'un tel capitaliste ! Je ne m’étonnais pas qu'Oscar s’en fût jusque-là réservé le monopole.

« Monsieur Paturot, me dit-il avec une voix caressante, il vous faut 20,000 fr. ; je les ai à votre service.
— Ah ! monsieur, lui dis-je, que de grâce !
— Vous réglerez cela comme vous le voudrez.
— Monsieur, monsieur, répondis-je, ce serait trop : j'en passerai par les conditions d'usage.
— Du tout, ce sera à votre choix. Vous me nantirez comme vous l’entendrez, en filoselle, en flanelle, en châles de cachemire, en perles de Golconde, en lingots d'or ! c'est absolument à votre discrétion. »

Le désintéressement du capitaliste s'expliquait : il prêtait, mais il voulait un gage. Cette proposition donna un autre tour à mes idées. Il me restait un fonds de magasin d'un écoulement difficile, impossible même : je crus que l’occasion était favorable pour me procurer de l'argent sur cette valeur morte ; je l'offris au prêteur.

« Très-bien, monsieur, très-bien, me dit-il ; faites la note de votre dépôt. Peu importent les articles. »

J'avais cet état dans la mémoire ; je le dressai fort exactement, en l’accompagnant d’un désistement en faveur du capitaliste.

« Monsieur Paturot, me dit-il alors, je vous sais un honnête homme. Évaluez vous-même les marchandises que vous me donnez en nantissement, et je vous en avancerai le montant tout entier.
— Monsieur, lui dis-je, voilà qui est parfaitement loyal de votre part. C'est me piquer au jeu ; je ne démériterai pas de votre confiance. »

En effet, pour répondre à ce bon procédé, je mis une discrétion exemplaire dans mes évaluations ; cependant elles s’élevaient à vingt-deux mille francs.

« Vingt-deux mille francs, c’est parfait ; vingt-deux mille francs, vous les aurez, monsieur.
— Cependant, ajoutai-je, si vous voulez ne donner que vingt mille francs pour plus de sécurité, j'y souscrirai.
— Non, monsieur Paturot, ce sera vingt-deux mille francs, me répliqua-t-il avec le plus aimable sourire ; l’affaire n’aura lieu qu’à cette condition.
— Vraiment, monsieur, on n’est pas un plus galant homme que vous.
— Malheureusement, monsieur Paturot, ajouta le capitaliste en roulant des yeux attendris et laissant échapper un soupir étouffé, vous venez un peu tard. J’ai prêté hier cinquante mille francs à un fils de famille en train de se ruiner. Il ne me reste que six mille francs en caisse. Il faudra attendre trois semaines pour le reste. Quel dommage ! »

J’étais joué ; le drôle savait que je ne pouvais pas attendre ; il m’avait ainsi conduit peu à peu jusqu’à la limite de mes propositions sans se livrer, sans démasquer ses batteries. Je voyais que nous allions retomber dans les vieux moyens de comédie. Mais qu’y faire, hélas ! Six mille francs en numéraire, c’était quelque chose ; j’attendis le choc de pied ferme.

« Cependant, monsieur, poursuivit-il d’un ton plus sérieux, si quelques marchandises d'un débit très-courant pouvaient vous convenir pour les seize mille francs qui complètent votre somme, nous verrions à en finir tout de suite. »

C’était là le nœud du marché, une réminiscence de Molière. Je me voyais déjà obligé de choisir entre le fourneau de brique, fort utile à ceux qui sont curieux de distiller, et la tenture de tapisserie représentant les amours de Gombaud et de Macée ; j’avais à me charger des mousquets garnis de nacre de perle, du lézard empaillé garni de foin, du trou-madame et du luth de Bologne. Eh bien, il y a dans la vie des moments de vertige tels, que ni la réflexion, ni la honte d’être dupe, ne peuvent arrêter un homme. Le capitaliste d’Oscar connaissait ses justiciables ; il vit que je lui appartenais.

Nous nous levâmes, et il me conduisit dans ses magasins ; la maison entière était un bazar ; tous les étages étaient encombrés d'objets de pacotille, de marchandises hétéroclites, d’articles de bric-à-brac. Le propriétaire paraissait fier de ce magnifique assortiment.

« Monsieur Paturot, me dit-il en reprenant son air affectueux, vous êtes député ; vous avez droit à tous mes égards. J’ai souvent fait des affaires avec des députés, même avec des pairs de France ; je suis connu des hommes d'État. Beaucoup de procédés, voilà mon titre ; les personnes qui traitent avec moi s’en souviennent. Voyez, poursuivit- il en me montrant la plus abominable collection de camelottes qui ait jamais paru sous le ciel, voyez, choisissez là- dedans. Je ne vous impose rien, ni les prix, ni les articles.Voici une partie de cages d’oiseaux d’un goût charmant, dont un spéculateur m’a offert hier cinq mille francs, pour les expédier aux Canaries ; je vous céderai cela pour quatre mille francs. Voici des tuyaux de pipe qui prennent chaque jour de la valeur par suite de l’accroissement du nombre des fumeurs : trois mille francs ; c’est pour rien. Voici douze cents casquettes de loutre, six cents bottes à l’écuyère, deux mille boîtes de pains à cacheter, trois cents polichinelles, cinquante-six mille cure-dents en bois des îles, huit cents emplâtres de poix de Bourgogne, cent deux mille pois à cautère accompagnés de trois mille serre-bras, sept cents souricières en fer galvanisé, huit mille pinces à épiler, onze cents accordéons, mille flûtes à l'oignon, cinq cents daguerréotypes ! dix-huit mille statuettes complètement nues…
— Assez, lui dis-je, étourdi par ce bruyant inventaire. Je vais choisir mon lot.
— À votre aise, monsieur Paturot, je vous laisse : vous êtes maître de mes richesses, disposez-en comme bon vous semblera. »

J’achevai celte triste affaire : en retour d’un gage réel, je pris des valeurs imaginaires, des cages d’oiseaux, des cure-dents, des souricières, des accordéons. Je ne voyais dans tout cela que les six mille francs que j'allais recevoir.

C’est ainsi que j’amoncelais un orage sur ma tête ; enfin il éclata. Un jour l’argent manqua pour parer à un payement : ma signature resta en souffrance ; les protêts se succédèrent coup sur coup ; le bruit de ma déconfiture fut bientôt public. Je tins bon encore ; j’espérais épargner à mon nom la tache légale, et éviter la déclaration de faillite. Mes plus forts créanciers étaient bien disposés en ma faveur ; on me plaignait, on promettait de me secourir. Seul le capitaliste d'Oscar se montrait intraitable et me poursuivait à outrance : quoique nanti, il se prétendit à découvert, m’enlaça dans une procédure habile et expéditive, et avant que j’eusse pris mes mesures, obtint une contrainte par corps. Avec plus de sang-froid, j’aurais pu chicaner et gagner du temps ; malheureusement ma tête n’y était plus, elle succombait à tant d’épreuves. Il fallut donner ma démission de chef de bataillon et de député ; je restai nu et dépouillé sous le coup d’un jugement exécutoire. Les usuriers connaissent le prix du temps : dès que les pièces furent en règle, les gardes du commerce investirent mon domicile. Je fus épié, surveillé, saisi à l’improviste, et conduit à la prison de Clichy. À peine eus-je le temps d'embrasser Malvina, que je laissai en proie au désespoir.

Quand on arriva devant cet asile de douleurs ignorées, où la loi donne tort à l’imprudence et raison à l’exploitation, il est impossible de se défendre d’un sentiment d'angoisse et d’amertume. La prison n’est pas sombre par elle-même ; sa situation, qui domine Paris, la vue de quelques jardins environnants, le bâtiment, d’un aspect moderne, n’ont rien qui repousse : mais est-il de belles prisons? D’ailleurs, les greffiers, les guichetiers, les grilles, les verrous, sont là pour rappeler le captif à cette douloureuse réalité que l’on nomme l'emprisonnement. Nulle part, il n’est plus navrant pour le cœur, plus lourd à la pensée. Dans la vie du malfaiteur, la prison occupe une place ; il s’y est préparé, façonné de bonne heure ; il la quitte sans joie, il la retrouve sans chagrin. Il a attaqué sciemment la société ; la société se venge et le séquestre comme un être dangereux ; c’est bien : des deux parts on est quitte. Mais la prison pour une dette d’argent, voilà où se trouve la véritable torture. Que les hommes frappés ainsi aient été conduits sous les verrous par l’imprévoyance ou par le besoin, la prison n’en est pas moins un coup de foudre pour eux, une peine à laquelle rien ne pouvait les disposer d’avance. Entre eux et leur famille s’élèvent désormais des grilles qui n’admettent que des rapports limités et insuffisants. Ces pauvres captifs tiennent au monde par tous les liens qu’il crée et qu’il honore ; ils ont des femmes et des enfants dont ils sont les seuls soutiens, et l’emprisonnement atteint, condamne, tue souvent ces enfants et ces femmes. Ce n’est pas là seulement une torture pour le captif, c’est une grave responsabilité pour la société.

L’emprisonnement pour dettes est une rigueur difficile à justifier, un legs des temps barbares. À part quelques exceptions, elle se réduit toujours à ceci : demander à un homme de l'argent et le mettre dans une situation où il ne peut en gagner. Pour juger la contrainte par corps, il suffit d’être allé une seule fois dans son temple ; il suffit de voir qui elle frappe, et au profit de qui. Dans un ordre un peu élevé de relations financières personne n’en use, si ce n’est à l’état de gageure. Restent donc alors, d’un côté, comme victimes, des fils de famille, des pauvres ouvriers, des hommes qui ont livré légèrement leur signature, des gens du petit commerce ; de l’autre, comme incarcérateurs, des escompteurs sans pitié, des usuriers implacables ou des créanciers que la passion anime. Par une bizarrerie qui n’a pas été assez remarquée, la contrainte par corps n’atteint pas la classe en vue de laquelle elle a été surtout maintenue. C’est pour des actes et des engagements de commerce qu elle est instituée, et la prison pour dettes ne renferme que très-peu de commerçants. Quand ils y entrent, c’est pour y passer ; la remise d'un bilan suffit pour qu’un sauf-conduit les délivre. Il ne reste donc dans cette enceinte que des hommes victimes d’une fiction, des malheureux frappés comme commerçants, et qui ne le sont pas.

Quand je pénétrai dans mon nouveau domicile, je fus effrayé d’y rencontrer surtout des hommes appartenant évidemment à la classe ouvrière. C’est là le gros des détenus, ce qui fournit à la prison le plus fort contingent. On y trouve des menuisiers, des ébénistes, des revendeurs, des marchands en détail ; enfin, les petits commerces et les petites industries de Paris. Dans cette classe de détenus les sommes qui ont motivé l’incarcération sont toujours très-minimes, trois cents, quatre cents, cinq cents francs, que les frais d’huissiers et de procédure portent souvent au double. En enlevant à ces hommes la faculté de travailler, on leur a tout ôté, on a privé le ménage de pain, la famille d’asile. Aussi, ces infortunés se promènent-ils tristement dans la salle commune, honteux de leur désœuvrement, et avec la conscience des souffrances qu’il occasionne au dehors de cette enceinte maudite. On s’est trop habitué à regarder Clichy comme le purgatoire de quelques enfants prodigues qui y expient leurs fautes entre le champagne et leurs maîtresses. C’est là le moindre élément de la contrainte par corps : la prison pour dettes est l’asile de la privation et de la faim, et non de l’insouciance et de la débauche.

Qui croirait que, même dans cette enceinte, l'exploitation ait pu établir son siège ? Cela est pourtant. Voici des hommes réduits à donner leur corps comme gage, et qui, faute d’une rançon, subissent les peines de la servitude : certes, c’est là une déclaration de misère difficile à décliner. Il y a des exceptions peut-être, mais, pour la masse, le dénûment résulte de l’incarcération. Eh bien, on trouve à gagner quelque chose sur ces malheureux. La loi, prévoyante à demi, a voulu que le créancier déposât trente francs par mois au greffe de la prison pour être appliqués aux aliments du débiteur ; elle a oublié d'ajouter qu’aucune réduction ne pourrait être opérée sur cette insuffisante subvention. Or, voici ce qui arrive. L’État assure aux prisonniers le logement, mais non le mobilier et les objets de literie. On n'a une couchette que moyennant un prix de location. Où la spéculation ne se glisse-t-elle pas ? Le captif paye donc l’usage du lit, des matelas, des chaises, des tables, des armoires, et les vingt sous se réduisent ainsi à quatorze ou seize sous, ou mieux soixante et dix ou quatre- vingts centimes. Soixante et dix centimes par jour, voilà quelle est la haute paye du peuple qui habite Clichy. Ces soixante et dix centimes supportent encore les bénéfices de la cantine. Quant au reste, il appartient aux fournisseurs du mobilier. L'eau même ne coule pas pour tout le monde à Clichy ; on l'y vend. L'État devrait se montrer plus généreux vis-à-vis de gens qui payent de leur corps le droit de passer pour dénués de ressources.

Comme on le pense, j'arrivais là dans des conditions exceptionnelles. Par mesure de précaution, j'avais mis quelques pièces d’or dans mes poches, et à cette vue, le troupeau de guichetiers s’inclina profondément. Je ne marchandai sur rien, et distribuai à droite et à gauche des largesses qui me firent prendre pour un lord anglais. On me donna à choisir entre les cellules ; j’arrêtai la plus propre dans les étages supérieurs. De là je dominais la ville entière et une portion de l'ancien jardin de Tivoli. Le panorama était magnifique ; les barreaux seuls assombrissaient la perspective. Je veillai à ce que le domicile que me fournissait l’État n’offrît rien de trop repoussant au premier aspect. Malvina allait venir ; je voulais ménager sa sensibilité. Je me mis au courant des habitudes du lieu, je visitai le jardin, la salle commune, le restaurant, enfin tout ce que Clichy offre de curieux et d’utile. Au bout d'une heure de séjour j’étais déjà un hôte acclimaté à cette résidence.

Ainsi toutes mes gloires m’avaient conduit là, au milieu de celte population souffrante et déshéritée. Était-ce la peine de monter si haut pour aboutir à une semblable décadence ? Je n’ai jamais été un grand philosophe ; mais Clichy donnerait de la philosophie aux esprits les moins méditatifs. En jetant les yeux sur cette immense ville qui se déroulait à mes pieds et m’envoyait des bruits confus, involontairement je songeais au rôle que j’y avais joué ; je repassais dans ma mémoire cette marche rapide dans le chemin des grandeurs, mon élection comme capitaine, puis comme chef de bataillon de la garde citoyenne, ma candidature électorale, et le succès qui I’avait couronnée, ma situation financière et commerciale si longtemps brillante, les fêtes dont j'étais l’âme, la phalange d’artistes et de savants qui venait de perdre en moi un Mécène, mes efforts dans la carrière oratoire, et l'insaisissable moment où j’avais failli devenir sous-secrétaire d'État. Quels souvenirs, et en quel lieu !

Pour me tirer de ce rêve, il me suffit de jeter les yeux autour de moi, dans ma cellule de huit pieds carrés, d'y voir cette cruche d’eau, compagne obligée du prisonnier, l'étroite couchette garnie d’un matelas, la chaise boiteuse et la table de sapin qui composaient tout le mobilier. Ce retour vers la réalité remplit mon cœur d'une douleur qui n'était pas sans charme. J'avais abusé de la fortune ; je devais m’attendre à l’expiation.


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